Jeudi 26 août 2010 à 22:26

Le marché tient, dans la théorie économique dominante, une place centrale. Les critiques qui visent le « marché » depuis la crise financière et économique commencée en 2008, et la récente « crise de la dette » en Grèce, sont nécessaires, mais souffrent bien souvent d’une faiblesse théorique et conceptuelle préjudiciable à la pertinence et à la précision de la critique, autant qu’aux indispensables propositions de réforme et de contrôle qui émergent après trois décennies de laissez-faire et de déréglementation, sur les conseils d’économistes néoclassiques libéraux. L’articulation entre théorie, pratique et critique prend pour point de départ un retour conceptuel sur la notion de marché, sur les mécanismes propres au marché dans la théorie économique classique et néoclassique, et se déploie dans un premier temps par un aperçu général des dysfonctionnements des marchés dans l’économie contemporaine mondialisée, condition de toute critique pertinente, susceptible d’ouvrir la réflexion sur les corrections qui pourraient être proposées pour corriger les défauts inhérents à l’économie de marché libre, c’est-à-dire sur les approches possibles en matière de régulation et d’intervention étatique ou supra-étatique dans l’économie, non en vue d’enfreindre les libertés économiques des agents, mais en vue de protéger aussi bien les producteurs, du côté de l’offre (dans une économie de production), que les consommateurs du côté de la demande. Nous étudierons ces perspectives en postulant que la monnaie est neutre dans les échanges, bien qu’en réalité, inflation, offre monétaire et variations des taux de change contredisent ce postulat.
 
 
Le marché est avant tout un lieu de rencontre et d’échange entre vendeurs et acheteurs, mais aussi un mécanisme de détermination des prix et d’affectation des ressources disponibles. Dans une économie de production de biens, le marché concurrentiel est le lieu où les producteurs rencontrent les acheteurs, ce qui détermine un niveau d’offre et de demande. La relation fondamentale entre offre et demande est relativement simple. L’abondance de l’offre relativement à la demande tend à accroître la concurrence entre producteurs, et tire de fait les prix vers le bas, car les acheteurs ont la possibilité de mettre en concurrence plusieurs vendeurs, qui sont amenés à diminuer leur prix pour attirer l’acheteur. Inversement, une forte demande relativement à l’offre permet aux vendeurs de mettre les acheteurs en concurrence et de vendre leur produit au plus offrant. Ces deux mécanismes ne sont pas exclusifs l’un de l’autre, car vendeurs et acheteurs cherchent simultanément à réaliser le meilleur échange possible, chacun dans ses termes : pour le vendeur, le prix le plus élevé au regard du coût de production du bien vendu, c’est-à-dire le bénéfice maximum ; pour l’acheteur, le prix le moins élevé.
 
Ces deux seuls mécanismes ne peuvent toutefois expliquer à eux seuls le comportement respectif des vendeurs et des acheteurs, car d’autres paramètres sont à prendre en compte : la possible urgence de vendre dans laquelle se trouve un vendeur peut le pousser à diminuer ses prix, afin d’attirer plus de clients ; la possible urgence d’achat peut pousser l’acheteur à accepter un prix élevé pour le bien qu’il vise. C’est notamment le cas pour les biens de première nécessité, au premier rang desquels se trouve la nourriture, car il est impossible de différer longtemps le moment où l’on va manger. De fait, les acheteurs, même sur un marché concurrentiel, peuvent être amenés à payer un produit plus cher qu’ils ne l’auraient voulu, du simple fait qu’ils n’ont pas le temps de rechercher un produit comparable à un meilleur prix. Inversement, les vendeurs, s’ils se trouvent pressés de vendre leurs produits (par exemple pour échanger à nouveau la monnaie ainsi gagnée contre d’autres produits nécessaires à leur survie), peuvent être amenés à vendre à un prix inférieur à leurs espérances. La coexistence des deux phénomènes tend toutefois, à long terme, à favoriser un équilibre général du marché, car la plupart des agents sont à la fois des vendeurs et des acheteurs, soit qu’ils vendent leur force de travail contre un salaire (qui sera échangé à nouveau contre des biens de consommation), soit qu’ils achètent la force de travail d’autres agents pour créer des richesses, qu’ils échangeront à nouveau contre d’autres biens de consommation, voire, si la demande pour leurs produits est élevée, contre une force de travail plus grande (plus d’employés), afin de satisfaire plus largement la demande.
 
Ce dernier processus tend à accroître l’offre, ce qui inclut à la fois les volumes produits et les volumes vendus, en même temps qu’il fait baisser les prix, car il réduit la concurrence entre les acheteurs. Tout le souci des spécialistes d’économétrie est d’évaluer dans quelle mesure l’augmentation des volumes vendus compense la diminution de la valeur unitaire des produits. La diminution de la valeur unitaire des produits n’implique pas forcément, en effet, une diminution de la valeur globale des ventes, mais, en induisant une réduction de la marge de bénéfice sur chaque produit vendu, elle peut induire une diminution relative, voire absolue, des bénéfices globaux du producteur. À partir d’un certain seuil, la faiblesse relative de la demande par rapport à l’offre tend en effet à faire baisser les prix jusqu’à diminuer le bénéfice global du vendeur, ce qui risque de se répercuter sur sa capacité à conserver ses employés (dont la productivité, en termes de valeur, devient trop faible au regard des coûts qu’ils impliquent).
 
Le vendeur, dans un tel cas, peut être tenté de mentir sur sa production réelle pour biaiser la détermination du prix sur le marché. En annonçant des chiffres de production, et donc une offre, inférieurs à la demande sur le marché, il accroît la concurrence entre acheteurs et tire les prix vers le haut. C’est l’un des phénomènes observés au moment de la « crise du riz » de 2008 : les producteurs d’Asie du Sud-Est avaient masqué leurs stocks en vue de faire grimper les cours du riz sur le marché mondial. C’est ce qu’on appelle couramment une asymétrie d’information, car les vendeurs disposaient d’une information sur les stocks de riz dont ne disposaient pas les acheteurs, qui ne disposaient que d’une information imparfaite. Cela ouvre aussi la voie à une forme nocive de spéculation, fondée sur l’espérance d’un gain élevé du fait de la rareté (simulée) des ressources.
 
C’est là la première critique que l’on peut formuler à l’encontre des mécanismes de marché : leur fonctionnement n’est, dans l’ensemble, pas optimal car l’information ne circule pas correctement, entraînant des déséquilibres nuisibles, non seulement à l’économie en général, mais bien souvent aux citoyens de divers pays du monde, qui sont amenés à acheter des produits à des prix fixés dans des conditions inadéquates, à savoir hors du modèle de concurrence pure et parfaite dans lequel l’information circule parfaitement entre les agents, qui eux-même assimilent parfaitement toute l’information disponible. Or, entre les défauts de circulation de l’information et l’incapacité des agents à assimiler toute l’information disponible (qui peut représenter un volume considérable), la concurrence pure et parfaite n’est pour ainsi dire jamais effective, et les marchés ne se trouvent de fait pas dans une situation d’équilibre réel.
 
L’un des éléments de correction de ce problème est le poids de la confiance dans les relations entre vendeurs et acheteurs, à l’aide d’indicateurs généraux produits par des agents tiers (agences de notation, telles que Moody’s ou Standard & Poor’s dans le domaine financier, avis de consommateurs sur tel produit ou telle marque, etc.). Faute d’avoir accès à toute l’information existante (parce qu’elle est dissimulée par le vendeur), ou faute de pouvoir assimiler toute cette information (parce qu’elle est quantitativement trop importante pour cela), les agents (vous ou moi y compris) s’en remettent à des tiers pour juger de la confiance que l’on peut accorder à tel ou tel vendeur, ou à tel ou tel acheteur. Qu’un vendeur distribue des produits de mauvaise qualité, et les acheteurs le signaleront (ce qui nuit à la crédibilité du vendeur) ; qu’un acheteur soit un mauvais payeur, et les vendeurs le signaleront (ce qui limitera ses possibilités d’achat). C’est le rôle habituel des associations de consommateurs (côté acheteurs) et des fichiers d’interdits bancaires (côté vendeurs). Les associations de consommateurs avertissent les acheteurs tels que vous ou moi des défauts de qualité de tel ou tel produit vendu sur le marché, favorisant de fait une réorientation des acheteurs vers de meilleurs produits ; les banques utilisent les fichiers d’interdits bancaires pour savoir à qui ne pas accorder leur confiance (ainsi, quelqu’un qui ne rembourse jamais ses crédits se verra refuser un nouveau crédit).
 
Comme on l’a vu précédemment, la concurrence entre vendeurs tend à faire baisser les prix tant que la demande est suffisamment faible pour réduire la concurrence entre acheteurs. Ce phénomène trouve toutefois ses limites dans la capacité relative des vendeurs à diminuer leurs prix jusqu’à un niveau de bénéfice réduit. Ainsi qu’on l’a vu, des volumes de ventes importants compensent la baisse du gain par produit vendu. Or, dès lors que deux vendeurs ou plus se trouvent mis en concurrence, il n’est pas rare que l’un d’entre eux ait des capacités de ventes bien plus élevées en volume, ce qui tend à faire baisser les prix pour tous les producteurs-vendeurs, au point que les plus petits se trouvent acculés à la ruine, sauf à bénéficier d’une image très forte qui attire vers eux suffisamment de clients pour maintenir des bénéfices suffisants. C’est ce phénomène qui est à l’œuvre avec les supermarchés, qui tendent à dévier la clientèle des « petits commerces » en proposant des produits à bas prix. Le même phénomène favorise les grosses exploitations agricoles, capables de compenser la faible valeur unitaire de leurs produits par des volumes importants. Les inégalités entre vendeurs induisent, de façon générale, une distorsion nuisible au fonctionnement théorique du marché : les plus gros vendeurs en volume sont favorisés et augmentent leur attrait à mesure qu’ils grossissent, tandis que les plus petits, défavorisés, deviennent de moins en moins concurrentiels à mesure que leur poids diminue, car ils ne peuvent pas baisser leurs prix, ce qui cause une réduction des volumes de vente au profit des gros vendeurs. La concurrence est de fait biaisée et imparfaite, sauf à jouer sur d’autres paramètres que les seuls prix (qualité des produits, qualité du service associé, caractère luxueux des produits, etc.), susceptibles de compenser de faibles volumes par le maintien d’une valeur élevée. C’est ce qui permet à des commerçants faiblement concurrentiels sur les prix de maintenir un revenu élevé, mais cela n’est possible que s’il existe une clientèle d’acheteurs capables de payer des prix élevés pour des produits « exclusifs » (produits de luxe en premier lieu), qui par définition excluent nombre d’acheteurs.
 
Il s’agit là d’un mécanisme contre-intuitif : alors que, par définition, la demande en produits « exclusifs » et luxueux est faible, ce qui réduit la concurrence entre acheteurs et devrait faire baisser les prix, ces produits conservent un prix élevé. En vérité, le phénomène est compréhensible. D’une part, l’offre en produits de luxe est structurellement faible, ce qui réduit la concurrence entre vendeurs, et d’autre part, le prix des produits de luxe n’est pas déterminé par les seuls mécanismes de marché, mais aussi par la charge symbolique qu’ils portent, au point que certains produits sont d’autant plus attirants qu’ils sont chers (les montres Rolex sont un bon exemple de ce phénomène). Le problème est que cela crée une distorsion de concurrence entre acheteurs, car les acheteurs les plus riches sont en mesure de payer plus cher des produits dont même les acheteurs les plus pauvres ont besoin, tels que les matières premières agricoles. La mise en concurrence, à l’échelle mondiale, d’acheteurs riches tels que la France ou les États-Unis, et d’acheteurs pauvres tels que l’Inde ou une grande partie des pays d’Afrique subsaharienne, favorise de fait les acheteurs les plus riches, et génère des risques de pénurie alimentaire chez les plus pauvres, et ce d’autant plus que ces pays ont une agriculture souvent archaïque, insuffisamment productive pour faire face à la seule demande intérieure, tandis que leur pouvoir d’achat (en termes macroéconomiques) est trop faible, relativement à celui des pays riches, pour leur permettre d’acheter en quantités suffisantes sur les marchés mondiaux les matières premières agricoles et la nourriture dont ils ont besoin. Le problème est d’autant plus grave qu’il fait courir le risque d’une augmentation des déficits commerciaux poussée par la nécessité d’importer une grande part de leur consommation de nourriture.
 
Les deux formes d’inégalités que nous avons abordées ne sont pas exclusives l’une de l’autre. Prenons l’exemple de l’agriculture haïtienne. Sous le mandat de Ronald Reagan, Haïti a été poussée à supprimer les barrières douanières, favorisant l’entrée massive de produits agricoles américains (subventionnés) à bas prix. Les agriculteurs haïtiens, incapables de faire face à cette concurrence, ont massivement abandonné leurs exploitations, ce qui a rendu Haïti dépendante aux produits agricoles (riz, blé, etc.) importés et a affaibli d’autant une économie dans un état déjà désastreux. D’abord soumise à une distorsion de concurrence du côté de la production, Haïti s’est trouvée mise en concurrence avec d’autres acheteurs pour les produits agricoles, et de fait, la population haïtienne ne mange pas à sa faim (l’économie haïtienne est bien trop faible pour supporter des importations massives de produits agricoles et alimentaires). Sur le plan théorique, cela signifie que, dès lors que les producteurs sont également des acheteurs, les inégalités entre producteurs-vendeurs induisent des inégalités entre acheteurs, car le vendeur le moins concurrentiel est aussi un acheteur soumis à une concurrence très forte, qui est amené soit à s’endetter massivement (c’est le cas de nombre d’États africains), soit à se maintenir dans un état de pauvreté structurelle, le plus souvent les deux à la fois.
 
La combinaison des deux facteurs décrits ci-dessus génère une pauvreté largement auto-entretenue, car la dépendance aux importations limite très fortement les possibilités d’investissement, notamment pour les infrastructures, et enferme les pays concernés dans la dépendance envers les pays riches (dominés par les pays de l’OCDE). Toutefois, l’accroissement du niveau de vie dans les pays riches, couplé à la baisse du taux de natalité (ce qui implique une diminution de la part relative des actifs dans les pays concernés), à l’augmentation globale du niveau d’études (plus de diplômés, même si seule une fraction de la population française suit des études supérieures) (voir « Lire les indices statistiques »), et à l’augmentation des salaires, peut pousser une partie des industriels à délocaliser une partie de leur production. Les effets de cette pratique sont plus contrastés qu’on ne se le figure ordinairement, car elle peut favoriser l’émergence d’économies plus performantes dans les pays « cibles », et, pour peu que ces derniers soient en mesure d’exploiter les revenus ainsi générés (notamment les revenus fiscaux), favoriser l’émergence d’une industrie nationale performante, à même de servir non seulement les exportations, mais aussi, à terme, la demande intérieure. C’est ce qui se produit, par exemple, en Chine : alors que ce pays était jugé, voilà quelques décennies, archaïque sur le plan économique, il est aujourd’hui l’un des plus performants au Monde. La hausse progressive du niveau de vie en Chine (voir « Repenser le développement économique à partir de l’exemple chinois ») pousse aujourd’hui les dirigeants chinois à réorienter leur production, en reportant vers le marché intérieur une partie des biens initialement destinés à l’exportation, tout en s’efforçant de maintenir une compétitivité qui ne pourra plus reposer longtemps sur le seul bas niveau des salaires (ce qui ne sera possible, à terme, dans aucun pays, et, bien qu’il s’agisse ici d’un terme de peut-être plusieurs décennies, il est nécessaire d’envisager dès maintenant les mutations de l’économie mondialisée que cela induira).
 
Il n’est pas, dans l’ensemble, possible de décrire les mutations économiques induites par les processus décrits ci-avant de façon ni linéaire, ni à sens unique. Il nous est seulement possible de prédire, sans craindre de trop nous tromper, que ces mutations auront lieu, sans toutefois pouvoir dire ni quand (elles seront de toute façon étalées dans le temps), ni précisément de quelle façon (il n’existe pas qu’un seul modèle de développement économique), ni avec quelles conséquences sociales. Il apparaît cependant que, quelque forme qu’elles prennent, ces mutations ne devront pas tant à la logique de marché qu’aux politiques qui seront menées pour les encadrer.
 
Ainsi que nous l’avons vu dans ce qui précède, le marché n’est pas le mécanisme le plus efficace de fixation des prix ni d’affectation des ressources. Il nous reste un point important à éclairer, qui recoupe en partie les défauts précédemment évoqués en matière d’affectation des ressources : le problème de la distribution mondialisée des ressources. Loin d’être anodin, ce problème engage la capacité des agents (y compris les États) à distribuer les ressources, c’est-à-dire les produits. Les seuls mécanismes du marché ne peuvent y suffire, car ce problème est avant tout logistique.
 
Là encore, les pays pauvres sont largement défavorisés, car leur faiblesse économique tient, au-delà de leur faible capacité d’achat aussi bien que de vente (l’Afrique subsaharienne représente une faible part des importations mondiales, alors qu’elle concentre environ 12 % de la population mondiale), à la faiblesse de leurs infrastructures et de leurs réseaux d’information et de distribution. De façon générale, l’information économique sur la demande circule mal dans les pays pauvres, ce qui ne permet pas une allocation juste des ressources, et ce d’autant plus que les infrastructures insuffisantes ne sont pas à même d’assurer une distribution efficace des biens (ce qui n’est pas très grave quand il s’agit de lecteurs DVD, mais catastrophique dès qu’il s’agit de biens alimentaires), surtout dans les campagnes. Cela n’est pas anecdotique : les récentes famines en Inde ont, de ce fait, touché plus gravement les paysans éloignés des villes (partiellement) mondialisées (Kolkata, Mumbai, New Dehli, Chennai, etc.) que les citadins, qui disposaient d’un meilleur accès aux biens alimentaires importés ; à cela s’ajoute le fait que l’information sur la famine rurale circule mal (réseau téléphonique larvaire, réseau routier insuffisant, etc.), ce qui accroît le problème pour les ruraux, qui, faute d’avoir produit suffisamment pour subsister, faute d’avoir pu informer assez vite les distributeurs des grands centres urbains, et faute d’avoir eu les moyens financiers d’acheter la nourriture que la terre n’avait pas produites, ont subi la famine beaucoup plus violemment que les urbains. Les mécanismes de marché n’ont, dans l’ensemble, pas fonctionné, car le seul marché laissé à lui-même est un instrument inadéquat d’affectation et de distribution des ressources.
 
Les défauts et insuffisances inhérentes au marché, dont nous avons eu un petit aperçu, devraient suffire à encourager des politiques de régulation puissantes et équilibrées. Il ne s’agit pas de brider les libertés économiques des agents, mais de les encadrer, de limiter les possibilités de dérives, notamment sur les marchés des matières premières agricoles, indispensables à la vie de toute l’humanité, et qu’il serait sage de ne pas laisser entre les mains d’agents qui ne fondent pas leurs décisions sur la nécessité de fournir à chacun, au prix qu’il peut payer, la nourriture dont il a besoin, mais sur les gains espérés, afin de corriger les graves défauts des marchés. Leur ajustement à long terme n’est pas une justification suffisante pour leurs fluctuations, potentiellement désastreuses et mortifères, à court terme : à long terme, tous ceux à qui le marché, du fait de ses insuffisances structurelles, n’aura pas attribué de quoi se nourrir, s’habiller, se loger, se soigner, seront morts depuis longtemps. Et les libertés économiques du laissez-faire pèsent finalement bien peu face aux désastres qu’il engendre.
 
Le marché des matières premières agricoles est un terrain de réflexion intéressant pour la réflexion sur la régulation des marchés, car il n’est pas possible d’y justifier le laissez-faire sous prétexte que le marché s’équilibre à long terme, au-delà de ses fluctuations immédiates (un postulat au demeurant largement remis en cause au cours du XXe siècle), du simple fait qu’il n’est pas possible de différer le besoin en nourriture. La première chose à faire, pour réguler ce marché mondialisé, serait de créer un organisme supra-étatique, doté de moyens financiers importants, capable d’acheter des matières premières agricoles aux prix du marché (déterminés en fonction de la production, des stocks existants et de la demande sur un marché concurrentiel mondial), en vue de les revendre à moindre prix à ceux qui en ont besoin (en Inde, en Afrique, etc.), mais aussi de soutenir des projets agricoles locaux, afin de sortir des pays comme ceux d’Afrique subsaharienne ou l’Inde de leur dépendance aux importations agricoles, ce qui participerait à la réorientation de leur politique économique du service de la dette vers l’investissement intérieur (en faveur des infrastructures notamment, dont on a vu l’importance, mais aussi en faveur de projets de développement plus large, y compris au bénéfice d’actions écologiques), vers la scolarisation des enfants et l’amélioration des conditions de vie des populations, en somme vers des projets plus susceptibles de satisfaire la demande de justice et de bien-être que l’idéologie du « tout-marché » en vogue aujourd’hui.

Lundi 23 août 2010 à 23:15

En ces jours de polémique médiatique autour des derniers propos de MM. Sarkozy, Besson et Hortefeux sur les Roms, la délinquance, la déchéance de nationalité, le « présumé coupable » Liès Hebbadj, sur fond de derniers feux de l’« affaire Woerth » (juillet et août ont été denses en la matière), il nous paraît nécessaire de défendre une position, difficile à tenir, d’entre-deux intellectuel et politique, contre la dichotomie grossière, proposée par M. Hortefeux, entre gens honnêtes et « crapules », et contre l’idée que la « réalité » est saisissable immédiatement, et qu’il n’est nul besoin d’être savant pour s’y affronter (c’est à ce titre que M. Hortefeux fustige les « philosophes coupés de la réalité », ce qui indique qu’il n’y a de « réalité » que nue, et que l’action est, de même, arrachée à la réflexion : on entrevoit déjà ce qu’une telle idée à de dangereux).
 
Il ne s’agit pas, précisons-le, de nier la délinquance, ni la criminalité, ni de blanchir les délinquants de leurs actes, comme le prétend M. Hortefeux dans son entretien au Monde daté du dimanche 22 – lundi 23 août. Toutefois, nous nous efforcerons de bien distinguer délinquance (entendue au sens large) et insécurité, qui, bien que renvoyant toutes deux à la même réalité, sont deux choses très différentes. La première est factuelle, la deuxième relève de la perception. Plus précisément, la délinquance est mesurable, enregistrable, localisable ; on la mesure par le nombre de faits signalés, le nombre de plaintes déposées ou le nombre de condamnations judiciaires, on l’enregistre dans des banques de données statistiques, on la localise sur une carte des « points chauds », des « cités sensibles ». La délinquance relève des faits, et non du ressenti : une agression est un fait, la crainte d’être agressé relève de la perception. C’est précisément là que se situe l’insécurité (qui, par nature, est un sentiment), que l’on définira, à la suite de Spinoza1, comme l’incertitude quant à sa propre sécurité (c’est à dire comme un risque ressenti, mais pas forcément réel, et qui ne se réalisera pas forcément en acte délictueux). Or, notre ressenti est influencé par les informations apportées de l’extérieur, par notre propre expérience, ou encore par nos préjugés. Il est tout à fait possible de se sentir en insécurité sans avoir jamais subi d’agression et en habitant un quartier particulièrement tranquille, pour peu que notre perception soit biaisée par des discours politiques ou médiatiques. La surexposition des faits divers sordides dans certains journaux et magazines a cet effet : bien que la France soit, dans l’ensemble, un pays très sûr, 65 personnes en moyenne sont victimes de violences sexuelles chaque jour (voir le tableau « Faits constatés » de la section « Justice » de l’INSEE), soit en réalité 0,0375 % de la population française totale. Les violences sexuelles n’en sont pas plus acceptables, et il est nécessaire de traduire leurs auteurs en justice, mais le pourcentage est infime, et permet de mettre en perspective le chiffre de 24 000 viols constatés en 2008.
 
Il est facile, on le voit, de transformer des faits statistiquement résiduels en problème majeur, et de promettre, partant de là, une fermeté sans faille à l’encontre des délinquants, voire de prôner la déchéance de nationalité pour les « Français de fraîche date » (avec tout le flou qui entoure une telle dénomination), au risque de rompre le principe constitutionnel d’égalité de tous les Français devant la loi (à acte identique, condamnation identique). Que, parmi les dizaines de milliers de « gens du voyage » (et sans nous attarder sur les distinctions entre Roms, Tziganes et Manouches, qui ne sont pas l’objet de cet article) qui vivent en France, se trouvent un certain nombre de délinquants n’a rien d’étonnant sur un plan strictement statistique (encore moins sur le plan sociologique, au vu de la condition qui est faite à ces « gens du voyage » dans notre pays). En faire le motif d’une rhétorique de rejet a, en revanche, de quoi nous étonner, car l’on passe alors de la condamnation de la délinquance, quels qu’en soient les auteurs, à une condamnation qui ne se fonde plus que sur la volonté d’afficher sa fermeté face à un électorat sensible aux questions d’insécurité (entendre : au sujet duquel on fait l’hypothèse qu’il votera pour le candidat défendant la position la plus stricte et la plus aveugle sur ces questions), et sur un amalgame, déjà maintes fois réfuté, entre immigration et délinquance (amalgame qui constitue cependant une puissante prophétie auto-réalisatrice dès lors que l’on passe de la parole aux actes : traitez les Roms a priori comme des criminels, et ils finiront immanquablement par se comporter comme tels, attendu que c’est la seule perspective qui leur est réellement offerte). Une telle démarche est particulièrement primaire, car elle repose sur une association directe entre des faits qui ne sont, le plus souvent, que faiblement corrélés, et ce au moyen de biais tels que la représentation sociale que l’on se fait de telle ou telle population (c’est-à-dire une corrélation indirecte, et non un lien de causalité directe : il y a un fossé de l’une à l’autre).
 
L’entre-deux consiste alors à condamner les saillies rhétoriques de nos gouvernants, sans pour autant faire preuve, comme M. Hortefeux se le figure, d’une quelconque indulgence envers les malfrats. Nos ministres, qui semblent imaginer que tout débat ne connaît que deux pôles, fermeté ou indulgence, nous et eux, action ou pensée, en sont fort éloignés. Cet entre-deux devient, dès lors, une position éminemment politique, et il nous paraît souhaitable de voir hommes et femmes politiques la défendre.
 

1. Voir Spinoza, Éthique, III, Définition XIV

Retour de vacances, par MisterPi

Lundi 23 août 2010 à 0:21

Après quelques semaines de vacances, je suis de retour pour animer Planetarium. J’étais loin du web, et je n’ai de fait pas pu alimenter le blog, bien que l’été fût riche de « matière première », entre les inondations au Pakistan, l’affaire Woerth, ou encore les dernières déclarations outrancières de MM. Sarkozy et Hortefeux. Je prépare une petite chronique en réponse à l’entretien accordé par M. Hortefeux au Monde du dimanche-lundi 22-23 août, ainsi qu’à la tribune, hélas bien courte, tenue par Mme Louangvannasy, chronique que je mettrai en ligne ce lundi.

Lundi 5 juillet 2010 à 15:48

La masse des « plans de rigueur » annoncés en France, et plus largement en Europe, ces dernières semaines, m’amène à une brève réflexion sur le sens de cette « rigueur », sur ses implications au-delà du dualisme, au demeurant assez pauvre intellectuellement, entre « relance » et « rigueur », sur lequel nous reviendrons dans notre dossier (vous êtes toujours invités à envoyer votre contribution).
 
Je suis moi-même, à l’heure où j’écris cet article, assez jeune, et je suis toujours dans les études. Je n’ai quitté le lycée qu’il y a quelques années, avec en poche mon bac S et quelques vagues idées sur le monde, avant d’entrer en prépa littéraire, puis à la fac en philosophie. Si je reviens sur ce petit morceau de mon parcours scolaire, c’est que j’y ai appris l’importance de la rigueur intellectuelle, que ce soit dans les disciplines scientifiques (dont j’ai depuis presque tout oublié) ou dans les disciplines littéraires. La rigueur que l’on exige de moi tient à relativement peu de choses : lorsque je me trouve face à un sujet de dissertation, rédiger un brouillon, préparer un plan cohérent, ne pas lancer d’idées sans les appuyer sur des arguments solides, et au besoin sur des références bien maîtrisées ; lorsque je me trouve face à un texte à commenter, analyser sa construction, dégager les concepts développés par l’auteur et la façon dont il les articule entre eux, ne pas bêtement paraphraser le texte. Je ne réussis pas toujours dans cet exercice, mais je ne suis pas ignorant de ce que l’on attend de moi, et je m’efforce de le faire du mieux qu’il m’est possible.
 
Cela ne signifie pas que mes dissertations sont strictement conformes aux idées de mes professeurs. Suivre les règles formelles qui me sont imposées ne me prive pas de toute liberté intellectuelle ; seulement, quelque avis que j’émette sur tel ou tel sujet, je dois le défendre avec rigueur. La chose n’est en soi pas très nouvelle : Socrate en son temps exigeait de ses interlocuteurs qu’ils se montrent rigoureux et développent leurs idées jusqu’à leur terme, et c’est là le fondement de l’ironie socratique, attendu que, dès lors que Socrate invite Calliclès à aller jusqu’au bout de sa pensée dans la dernière partie du Gorgias de Platon, Calliclès se trouve forcé de reconnaître pour vrai le contraire de ce qu’il disait précédemment, ce qui le plonge dans un abîme de perplexité et de colère.
 
Or, dès lors qu’il s’agit de l’économie d’un pays, la « rigueur » provoque des réactions épidermiques, au point que les gouvernants français osent à peine prononcer le mot. La rigueur est pourtant, en la matière, la première des vertus. Nous ne reviendrons pas ici sur le détail des « plans de rigueur » annoncés çà et là en Europe, mais uniquement sur la notion même de rigueur, pour l’éclaircir et la défendre, par le biais d’une analogie à la portée limitée, mais suffisante toutefois pour servir notre propos.
 
Imaginons-nous à la place d’un État. Nous avons un certain nombre de postes de dépense : il nous faut nous habiller, nous nourrir, nous loger, et si nous en avons les moyens, nous offrir quelque loisir (sport, lecture, vacances, etc.). S’il tombe chaque mois dans notre portefeuille un paquet de 100 sous, nous pouvons au choix limiter nos dépenses à cette somme, dépenser seulement 90 sous et épargner les 10 qui restent, ou dépenser plus et faire des dettes. Étudions chacune de ces hypothèses.
 
Commençons par dépenser chaque mois 100 sous. Dans notre monde, 100 sous sont une somme rondelette, mais pas énorme pour autant, et nous vivons dans la modestie, mais pas dans l’indigence, et sans crainte du lendemain. En dépendant chaque mois nos 100 sous, nous faisons circuler la monnaie et tourner l’économie : le boucher, le poissonnier et le marchand de fruits et légumes nous comptent parmi leurs bons clients ; le tailleur vend bien ses costumes, le libraire fait bien tourner sa boutique. Seulement, nous n’avons constitué aucune épargne, et au premier accident, le boucher, le poissonnier, le marchand de fruits, le tailleur et le libraire perdront un client, et pour peu que nombre de leurs clients aient un accident au même moment, ils risquent de fermer boutique. C’est la récession. Dans un monde parfait et inexistant, cela n’arrive jamais, car tout le monde est rationnel, les prix sont stables et la perte d’un client est facilement compensée.
 
Malheureusement, nous avons eu notre accident, et c’est heureux s’il tombe chaque mois 50 sous dans notre portefeuille. À présent, schématisons le choix qui s’offre à nous : soit dépenser moins, au risque de ralentir l’économie et de pousser le boucher à la faillite, soit dépenser autant et faire des dettes qu’il faudra bien rembourser un jour (ce qu’on appelle « vivre au-dessus de ses moyens » et qui est aujourd’hui reproché à la Grèce). Aucune de ces deux options n’est réellement viable, car l’une mène à la récession et l’autre au surendettement, c’est-à-dire, en ce qui nous concerne, à la mendicité. Mais le schéma est très grossier, car récession et surendettement ne sont en réalité pas en opposition radicale. Continuer à dépenser pour faire tourner l’économie, c’est aussi offrir au boucher, au tailleur, au libraire ou à tout autre employeur l’opportunité de m’embaucher selon mes compétences, afin de rembourser ma dette sur mon salaire retrouvé. En toute rigueur, je devrai quand même réduire mes dépenses ordinaires, afin de conserver chaque mois quelques sous qui iront au remboursement de mes dettes : l’économie sera, de fait, ralentie quoi que je fasse, car des 100 sous qui tomberont à nouveau dans mon portefeuille, je n’en dépenserai que 80 ou 90 pour le courant, tandis que les 10 ou 20 restants iront rembourser les dettes contractées durant ma période chômée.
 
On voit bien là les dangers de dépenses trop généreuses : si elles font tourner l’économie tant que « tout va bien », elles font aussi courir le risque d’un ralentissement durable dès lors qu’un accident arrive. Étudions les fondements de la deuxième option, la dépense mesurée et l’épargne. Nous gagnons toujours nos 100 sous mensuels, mais nous n’en dépensons que 90 et mettons le reste en réserve. Au bout d’un an, nous avons 120 sous en réserve, qui peuvent servir à financer une dépense exceptionnelle (achat d’un appartement pour un particulier, grands travaux pour un État) ou s’accumuler en tant qu’épargne en cas de coup dur. Si alors un accident arrive, alors que nous avons, avec le temps, accumulé 500 sous, il nous est possible de les dépenser avec raison pour retourner la situation ; un État pourra ainsi, dans une perspective keynésienne, lancer de grands travaux pour favoriser l’emploi, et par là même la demande intérieure (gonflée par le pouvoir d’achat retrouvé des travailleurs-consommateurs) jusqu’à la stabilisation (temporaire) de l’économie. C’est la première vertu de la rigueur quand la situation économique est bonne : elle permet d’épargner en vue d’un possible accident (et, au vu du caractère cyclique de l’économie, entre expansion et récession, l’épargne en période d’expansion est une bonne chose), afin de financer des politiques contracycliques propres à relancer l’économie.
 
Le problème est que les gouvernements successifs, en Europe et aux États-Unis, n’ont pas opté, en période d’expansion, pour des politiques d’épargne et de rigueur ; au contraire, ils ont, par excès de confiance, suivi une ligne économique procyclique qui a encouragé le gonflement d’une série de bulles spéculatives et économiques qui s’avèrent d’autant plus néfastes qu’à présent les gouvernants entendent suivre une politique procyclique propre à accentuer les effets de la crise. Pour reprendre notre analogie, après avoir dépensé nos 100 sous mensuels, nous choisirions, dès la survenue de notre accident, de couper massivement dans nos dépenses, au risque de transférer le risque sur tous ceux qui dépendent de nous (le boucher, le marchand de fruits, etc.). Une politique contracyclique n’est toutefois pas plus aisée à lancer : du fait de notre manque d’épargne, nous sommes forcés de contracter des dettes importantes, qui risquent à leur tour de freiner l’économie, et de nous interdire d’épargner au moment de notre propre « relance », et de pérenniser le risque que nous voudrions réduire. Notons, à ce propos, que les économistes aujourd’hui qualifiés de « néolibéraux », au premier rang desquels les dignes héritiers de M. Hayek, ont bien conscience de l’importance de l’épargne, bien que nombre de leurs orientations théoriques soient par ailleurs extrêmement dangereuses (notamment la pondération excessive qu’ils donnent à l’aléa moral, et qui leur fait dire que les chômeurs sont au chômage parce que leurs indemnités les poussent à refuser de travailler, où leur définition erronée de la liberté, qui finit par être la « liberté du renard dans le poulailler » si on ne l’encadre pas par la loi, ainsi que je le soulignais dans « Penser l’économie en démocratie »).
 
Il existe toutefois, à l’échelle des États, plusieurs possibilités pour limiter le risque qui pèse sur les travailleurs sans peser excessivement sur la « santé » économique des entreprises et plus largement du pays. La première est de garantir un revenu minimum à tout actif, par le biais des indemnités sociales (RSA ou indemnités chômage en France), afin de contrer les effets de la perte ou de l’absence de salaire (ce qui revient à soutenir la demande intérieure, et donc l’économie de production-distribution dans son ensemble). Si, en perdant nos 100 sous mensuels, nous continuons de toucher un revenu minimum de 60 sous, tout en possédant une petite épargne, nous pouvons tenir le temps de retrouver un emploi qui fera à nouveau tomber 100 sous mensuels dans notre portefeuille. À l’inverse, si la perte de notre salaire signifie l’absence complète de revenus, nous deviendrons un élément de risque pour tous les acteurs économiques qui dépendent de nous (en plus de ne pas manger à notre faim et de nous vêtir de haillons, ce qui est déjà assez embêtant). Or, dès lors que la récession est engagée, le chômage tend à augmenter, et ce processus fonctionne en spirale : le chômage appelle le chômage (d’abord le nôtre, puis celui du boucher, du marchand de fruits, etc.), et le mouvement s’amplifie si on ne lance pas une politique contracyclique de soutien à la consommation et à l’emploi. Politique qui n’est envisageable que si l’on a, en tant qu’État, suffisamment d’épargne pour la financer et pour inspirer, le cas échéant, la confiance aux prêteurs (qui deviennent alors nos créanciers).
 
Un excès de rigueur, même en période d’expansion, représente toutefois un risque à l’échelle des États. Dès lors qu’un État comme l’Allemagne fait le choix de la compression salariale et de la limitation de la demande intérieure pour favoriser les exportations et l’excédent commercial (ce qui lui permet d’épargner et de financer ses grands travaux), d’autres États se trouvent dans la situation inverse, important plus qu’ils n’exportent, et générant par là un déficit qui peut mener au désastre (c’est schématiquement ce qui est arrivé à la Grèce). Les États amenés à la dépense excessive en période d’expansion (quand il semble acquis que l’expansion continue leur permettra de rembourser les dettes qu’ils contractent) sont les plus pénalisés en période de crise, car ils n’ont ni épargne, ni dynamisme économique à même de financer le remboursement de leurs dettes. Et les « plans de rigueur » mal calculés risquent d’accroître encore leur fragilité économique, ce qui n’est, in fine, pas très rigoureux.

Mercredi 30 juin 2010 à 17:59

L’explosion, le 20avril 2010, puis le naufrage, le 22 avril, de la plateforme pétrolière offshore Deepwater Horizon, propriété de la société de forage Transocean, qui la louait à la compagnie pétrolière BP, la marée noire et le désastre écologique en cours (qui va en s’amplifiant), appellent à une réflexion approfondie, non seulement sur l’avenir des forages pétroliers à très grande profondeur, mais aussi sur les mutations économiques et sociales qu’implique l’arrêt éventuel de ces forages pour les populations qui en dépendent, directement ou indirectement ; il s’agit, plus largement, d’introduire une réflexion sur le rapport au pétrole (et aux hydrocarbures) de notre économie mondialisée. Gardons-nous de tout simplisme : le désastre écologique annoncé ne doit pas nous faire perdre de vue l’importance sociale et économique du pétrole, à la fois dans le sud des États-Unis et dans le monde, avec des effets positifs et des effets négatifs variés.

Le poids du pétrole
À l’heure actuelle, le pétrole pèse très lourd dans l’économie mondiale, non seulement du fait des revenus colossaux qu’il engendre (plus de mille milliards de dollars par an), mais aussi car les produits pétroliers sont au cœur de l’économie contemporaine et de notre vie quotidienne, soit directement, tels les plastiques qui sont produits à partir d’hydrocarbures, soit indirectement, tels le carburant nécessaire pour transporter le café en grains du lieu de culture à l’usine de transformation et de conditionnement, puis pour distribuer les paquets de café moulu ou les dosettes à des magasins dans une grande partie du monde.

On comprend alors que les cours du pétrole soient scrutés quotidiennement par les acteurs économiques les plus divers : la moindre hausse du prix du baril se traduit par une hausse des prix d’à peu près tout ce qui remplit les magasins d’une grande partie du monde. Lorsque le baril « grimpe », le coût de production de notre café, qui implique (entre autres) le coût d’utilisation du matériel agricole à essence ou diesel, le coût de transport dans des camions diesel jusqu’à l’usine agroalimentaire, le coût de l’énergie utilisée par l’usine de transformation du café, qu’il s’agisse de machines à essence ou d’électricité, produite entre autres dans des centrales au mazout, et encore le coût de transport en camion, en avion ou en bateau du produit fini et emballé (dans un emballage qui contient souvent du plastique dérivé d’hydrocarbures) jusqu’aux lieux de distribution, grimpe lui aussi, et de là son prix de vente au consommateur. Le phénomène est le même pour l’écrasante majorité des produits qui peuplent les rayons de nos supermarchés ou les étals de nos marchés.

L’économie pétrolière est, qui plus est, génératrice, directement ou indirectement, d’un très grand nombre d’emplois. Elle fait vivre des centaines de milliers de personnes, loin de la fortune et des infortunes de BP et de Transocean. Outre les emplois les plus directs et les plus immédiatement liés à l’exploitation pétrolière elle-même, à savoir les opérateurs sur les plateformes pétrolières, les ingénieurs chargés de concevoir les technologies de forage très sophistiquées utilisées de nos jours, les ouvriers et les ingénieurs des centres de raffinage, songeons aux concepteurs des sous-marins qui ancrent les plateformes au fond des mers, aux ouvriers chargés de fabriquer les millions de composants physiques et électroniques des plateformes (de la puce informatique de l’ordinateur qui contrôle la pression dans le puits aux poutrelles d’acier qui forment la structure d’une plateforme), mais aussi aux pilotes des hélicoptères qui transportent les opérateurs de la terre à la plateforme offshore, et, plus indirectement encore, aux pêcheurs, aux éleveurs et aux industriels de l’agroalimentaire, aux commerçants et aux restaurateurs qui contribuent à nourrir les employés des compagnies pétrolières. Cette liste n’est pas, loin s’en faut, exhaustive, mais elle permet de se faire une idée de l’énorme quantité de personnes qui dépendent, de près ou de loin, de l’exploitation pétrolière.

Nous formulerons toutefois une objection importante : toutes ces personnes pourraient dépendre de l’exploitation d’une autre matière première que le pétrole. Un exemple simple nous suffira : à la fin du XIXe siècle, la découverte de gisements aurifères très importants en Alaska, à une époque où le pétrole n’était qu’une matière première parmi d’autres, engendra la formation d’un microcosme économique qui n’avait rien à envier au microcosme pétrolier d’aujourd’hui. Nous ne nous étendrons pas sur ce point ; retenons seulement que le pétrole n’est pas en lui-même nécessaire à la formation d’un microcosme économique cohérent. Ce fait est d’une grande importance, car il permet d’ouvrir la réflexion sur les possibles (et, aux yeux de l’auteur, nécessaires) alternatives au microcosme pétrolier sur le plan économique, et plus largement au pétrole comme élément central de l’économie mondialisée contemporaine.

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Les défauts du pétrole
Notre brève mise au point sur l’extrême importance du pétrole dans le « système » économique contemporain, entendu comme ensemble de mécanismes économiques fonctionnels et cohérents, presque tous liés au pétrole, et sur lesquels nous ne nous étendrons pas ici, ne doit pas nous faire oublier que le pétrole et ses dérivés présentent de graves défauts, et ce sur plusieurs plans. Sur le plan écologique d’abord, l’exploitation du pétrole comme son utilisation sont très polluantes ; mais aussi sur le plan social, car l’exploitation pétrolière, extrêmement rentable, pousse régulièrement les compagnies pétrolières à traiter les populations avec mépris, qu’il s’agisse des Indiens Chipewyan au Canada1 ou, à présent, des pêcheurs du golfe du Mexique, qui ne peuvent plus pêcher du fait de la pollution de la mer ; et encore sur le plan économique, car les fluctuations du cours du pétrole se répercutent sur tout le système économique mondialisé, largement dépendant du pétrole ainsi qu’on l’a vu précédemment ; et enfin, sur le plan géopolitique, du fait des conflits que peuvent engendrer la manne pétrolière et les revenus colossaux qu’elle génère.

Les inconvénients géopolitiques du pétrole ne sont plus à démontrer : la manne financière que représente le pétrole attire des acteurs géopolitiques des plus dangereux, et a été l’enjeu de plusieurs conflits, notamment en Afrique et au Proche-Orient, d’autant plus que les revenus pétroliers (et plus largement les revenus liés aux matières premières précieuses, dont les diamants, qui furent l’un des enjeux centraux de la guerre civile en Sierra Leone, de 1991 à 2002) peuvent servir à financer l’achat d’armes tournées ensuite contre les populations locales, comme ce fut le cas au Tchad. Les enjeux sociaux et de politique intérieure ne sont pas minces, eux non plus : la présence de pétrole dans les sables bitumineux du Canada attire des investisseurs plus soucieux de rentabilité que de respect des populations ou de l’environnement.

Les dégâts environnementaux dus à l’exploitation pétrolière sont connus. On peut les ranger dans différentes catégories : les dégâts liés à l’exploitation elle-même (pollution des sols, diffusion de matériaux cancérigènes, etc.), les dégâts lors du transport d’hydrocarbures (marées noires dues à des pétroliers, fuites dans des oléoducs, etc.), les dégâts liés aux usages des produits pétroliers (au premier lieu desquels la pollution atmosphérique, mais aussi les maladies liées aux résidus de combustion des produits pétroliers ou la dégradation des bâtiments dans les villes polluées, ainsi que c’est le cas à Paris). Tout cela coûte très cher, car la dépollution des côtes souillées par une marée noire, les frais médicaux engagés par le soin des « maladies du pétrole » (cancers, asthme, maladies respiratoires, maladies de la peau, etc.), les frais de restauration des bâtiments rongés par la pollution (Notre-Dame de Paris, noircie et rongée par la pollution atmosphérique, a ainsi coûté plusieurs dizaines de milliers d’euros en nettoyage et restauration).

La somme de ces inconvénients devrait nous pousser à réfléchir plus avant, et ce dès maintenant, aux solutions viables de remplacement progressif du pétrole, d’autant plus que les ressources mondiales en hydrocarbures sont limitées, et avancent vers le tarissement global, alors que la demande en hydrocarbures ne saurait que croître, du fait de l’intégration croissante des pays émergents ou en voie de développement à l’économie et au commerce mondialisés. La faible croissance de l’offre, corrélée à la prévisible croissance de la demande, nous permet d’affirmer que le cours du pétrole ne peut, à long terme, qu’augmenter au-delà de l’inflation monétaire et des capacités financières des entreprises, des États et des consommateurs, ce qui constitue une menace bien réelle sur l’économie mondiale telle qu’elle fonctionne à l’heure actuelle. La dépendance mondiale au pétrole est globalement néfaste, car, bien que l’économie pétrolière crée de nombreux emplois directs et indirects, elle porte en elle une série de menaces graves, qui doivent pousser les acteurs économiques comme les citoyens, les industriels comme les consommateurs, à rechercher des solutions pérennes pour rompre la dépendance au pétrole sans altérer la qualité de vie des habitants de notre planète ni l’économie mondialisée.

Les pistes pour l’« après-pétrole »
Sans entrer dans le détail des avantages et des inconvénients des « solutions » de l’« après-pétrole », rappelons quelques éléments de réflexion importants.

En premier lieu, il faut bien garder en tête qu’aucune « solution » n’est viable isolément. C’est par l’exploitation conjointe de plusieurs pistes de réflexion, et par la confrontation des idées, que l’on parviendra à libérer l’économie mondiale de sa dépendance au pétrole, sans détruire d’emplois et sans remettre en cause tout notre mode de vie (ce qui serait une tâche particulièrement lourde et malaisée). Les habitants du sud des États-Unis y gagneraient : la plateforme Deepwater Horizon, et toutes les plateformes offshore du golfe du Mexique rattachées au sud des États-Unis (Louisiane, Mississippi, Texas, Floride, Alabama), font vivre des millions de personnes. Les supprimer brutalement aurait des conséquences immédiates désastreuses en termes d’emploi et d’économie locale ; les maintenir n’est pas viable à long terme, ne fût-ce qu’à cause du risque qu’une autre marée noire se produise dans les années ou les décennies à venir. Il est nécessaire, et urgent, de réfléchir et d’organiser une transition progressive, avec pour but, à terme, de se passer d’un pétrole qui fait plus de dégâts qu’il n’apporte de bienfaits.

Quelques pistes sont déjà ouvertes : énergies « propres » (centrales éoliennes, barrages hydro-électriques, turbines sous-marines, énergie solaire, etc.), voitures et transports « propres » (modèles hybrides, « bio-carburants », pile à combustible, voiture électrique, etc.), mutation des modes de production, de distribution et de consommation (consommation de produits locaux, rationalisation de la production de biens pour diminuer les transports internationaux de produits intermédiaires, diminution de la consommation de biens « superflus », suppression des sur-emballages plastiques inutiles, etc.), recyclage et valorisation des déchets, etc. Aucune de ces pistes n’est une « solution » universelle, et chacune mérite d’être débattue, explorée, critiquée, enterrée si elle s’avère plus néfaste que bénéfique, développée si elle est plus avantageuse que préjudiciable ; c’est, en tout état de cause, en croisant les différentes pistes déjà ouvertes et en ouvrant de nouvelles pistes que l’on parviendra à proposer une série de solutions pérennes sur les plans économique, écologique, social et politique, pour accompagner en douceur la nécessaire fin de l’ère pétrolière de notre économie.
 

1 - Voir Emmanuel Raoul, « Sous les sables bitumineux de l’Alberta », Le Monde diplomatique numéro 673, avril 2010.

Voir aussi, sur LeMonde.fr, « Deepwater Horizon : la marée noire du siècle » (infographie).

Illustration : vue de New York (États-Unis) plongée dans le smog – source : Wikimedia Commons (domaine public)

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