Le marché tient, dans la théorie économique dominante, une place centrale. Les critiques qui visent le « marché » depuis la crise financière et économique commencée en 2008, et la récente « crise de la dette » en Grèce, sont nécessaires, mais souffrent bien souvent d’une faiblesse théorique et conceptuelle préjudiciable à la pertinence et à la précision de la critique, autant qu’aux indispensables propositions de réforme et de contrôle qui émergent après trois décennies de laissez-faire et de déréglementation, sur les conseils d’économistes néoclassiques libéraux. L’articulation entre théorie, pratique et critique prend pour point de départ un retour conceptuel sur la notion de marché, sur les mécanismes propres au marché dans la théorie économique classique et néoclassique, et se déploie dans un premier temps par un aperçu général des dysfonctionnements des marchés dans l’économie contemporaine mondialisée, condition de toute critique pertinente, susceptible d’ouvrir la réflexion sur les corrections qui pourraient être proposées pour corriger les défauts inhérents à l’économie de marché libre, c’est-à-dire sur les approches possibles en matière de régulation et d’intervention étatique ou supra-étatique dans l’économie, non en vue d’enfreindre les libertés économiques des agents, mais en vue de protéger aussi bien les producteurs, du côté de l’offre (dans une économie de production), que les consommateurs du côté de la demande. Nous étudierons ces perspectives en postulant que la monnaie est neutre dans les échanges, bien qu’en réalité, inflation, offre monétaire et variations des taux de change contredisent ce postulat.
Le marché est avant tout un lieu de rencontre et d’échange entre vendeurs et acheteurs, mais aussi un mécanisme de détermination des prix et d’affectation des ressources disponibles. Dans une économie de production de biens, le marché concurrentiel est le lieu où les producteurs rencontrent les acheteurs, ce qui détermine un niveau d’offre et de demande. La relation fondamentale entre offre et demande est relativement simple. L’abondance de l’offre relativement à la demande tend à accroître la concurrence entre producteurs, et tire de fait les prix vers le bas, car les acheteurs ont la possibilité de mettre en concurrence plusieurs vendeurs, qui sont amenés à diminuer leur prix pour attirer l’acheteur. Inversement, une forte demande relativement à l’offre permet aux vendeurs de mettre les acheteurs en concurrence et de vendre leur produit au plus offrant. Ces deux mécanismes ne sont pas exclusifs l’un de l’autre, car vendeurs et acheteurs cherchent simultanément à réaliser le meilleur échange possible, chacun dans ses termes : pour le vendeur, le prix le plus élevé au regard du coût de production du bien vendu, c’est-à-dire le bénéfice maximum ; pour l’acheteur, le prix le moins élevé.
Ces deux seuls mécanismes ne peuvent toutefois expliquer à eux seuls le comportement respectif des vendeurs et des acheteurs, car d’autres paramètres sont à prendre en compte : la possible urgence de vendre dans laquelle se trouve un vendeur peut le pousser à diminuer ses prix, afin d’attirer plus de clients ; la possible urgence d’achat peut pousser l’acheteur à accepter un prix élevé pour le bien qu’il vise. C’est notamment le cas pour les biens de première nécessité, au premier rang desquels se trouve la nourriture, car il est impossible de différer longtemps le moment où l’on va manger. De fait, les acheteurs, même sur un marché concurrentiel, peuvent être amenés à payer un produit plus cher qu’ils ne l’auraient voulu, du simple fait qu’ils n’ont pas le temps de rechercher un produit comparable à un meilleur prix. Inversement, les vendeurs, s’ils se trouvent pressés de vendre leurs produits (par exemple pour échanger à nouveau la monnaie ainsi gagnée contre d’autres produits nécessaires à leur survie), peuvent être amenés à vendre à un prix inférieur à leurs espérances. La coexistence des deux phénomènes tend toutefois, à long terme, à favoriser un équilibre général du marché, car la plupart des agents sont à la fois des vendeurs et des acheteurs, soit qu’ils vendent leur force de travail contre un salaire (qui sera échangé à nouveau contre des biens de consommation), soit qu’ils achètent la force de travail d’autres agents pour créer des richesses, qu’ils échangeront à nouveau contre d’autres biens de consommation, voire, si la demande pour leurs produits est élevée, contre une force de travail plus grande (plus d’employés), afin de satisfaire plus largement la demande.
Ce dernier processus tend à accroître l’offre, ce qui inclut à la fois les volumes produits et les volumes vendus, en même temps qu’il fait baisser les prix, car il réduit la concurrence entre les acheteurs. Tout le souci des spécialistes d’économétrie est d’évaluer dans quelle mesure l’augmentation des volumes vendus compense la diminution de la valeur unitaire des produits. La diminution de la valeur unitaire des produits n’implique pas forcément, en effet, une diminution de la valeur globale des ventes, mais, en induisant une réduction de la marge de bénéfice sur chaque produit vendu, elle peut induire une diminution relative, voire absolue, des bénéfices globaux du producteur. À partir d’un certain seuil, la faiblesse relative de la demande par rapport à l’offre tend en effet à faire baisser les prix jusqu’à diminuer le bénéfice global du vendeur, ce qui risque de se répercuter sur sa capacité à conserver ses employés (dont la productivité, en termes de valeur, devient trop faible au regard des coûts qu’ils impliquent).
Le vendeur, dans un tel cas, peut être tenté de mentir sur sa production réelle pour biaiser la détermination du prix sur le marché. En annonçant des chiffres de production, et donc une offre, inférieurs à la demande sur le marché, il accroît la concurrence entre acheteurs et tire les prix vers le haut. C’est l’un des phénomènes observés au moment de la « crise du riz » de 2008 : les producteurs d’Asie du Sud-Est avaient masqué leurs stocks en vue de faire grimper les cours du riz sur le marché mondial. C’est ce qu’on appelle couramment une asymétrie d’information, car les vendeurs disposaient d’une information sur les stocks de riz dont ne disposaient pas les acheteurs, qui ne disposaient que d’une information imparfaite. Cela ouvre aussi la voie à une forme nocive de spéculation, fondée sur l’espérance d’un gain élevé du fait de la rareté (simulée) des ressources.
C’est là la première critique que l’on peut formuler à l’encontre des mécanismes de marché : leur fonctionnement n’est, dans l’ensemble, pas optimal car l’information ne circule pas correctement, entraînant des déséquilibres nuisibles, non seulement à l’économie en général, mais bien souvent aux citoyens de divers pays du monde, qui sont amenés à acheter des produits à des prix fixés dans des conditions inadéquates, à savoir hors du modèle de concurrence pure et parfaite dans lequel l’information circule parfaitement entre les agents, qui eux-même assimilent parfaitement toute l’information disponible. Or, entre les défauts de circulation de l’information et l’incapacité des agents à assimiler toute l’information disponible (qui peut représenter un volume considérable), la concurrence pure et parfaite n’est pour ainsi dire jamais effective, et les marchés ne se trouvent de fait pas dans une situation d’équilibre réel.
L’un des éléments de correction de ce problème est le poids de la confiance dans les relations entre vendeurs et acheteurs, à l’aide d’indicateurs généraux produits par des agents tiers (agences de notation, telles que Moody’s ou Standard & Poor’s dans le domaine financier, avis de consommateurs sur tel produit ou telle marque, etc.). Faute d’avoir accès à toute l’information existante (parce qu’elle est dissimulée par le vendeur), ou faute de pouvoir assimiler toute cette information (parce qu’elle est quantitativement trop importante pour cela), les agents (vous ou moi y compris) s’en remettent à des tiers pour juger de la confiance que l’on peut accorder à tel ou tel vendeur, ou à tel ou tel acheteur. Qu’un vendeur distribue des produits de mauvaise qualité, et les acheteurs le signaleront (ce qui nuit à la crédibilité du vendeur) ; qu’un acheteur soit un mauvais payeur, et les vendeurs le signaleront (ce qui limitera ses possibilités d’achat). C’est le rôle habituel des associations de consommateurs (côté acheteurs) et des fichiers d’interdits bancaires (côté vendeurs). Les associations de consommateurs avertissent les acheteurs tels que vous ou moi des défauts de qualité de tel ou tel produit vendu sur le marché, favorisant de fait une réorientation des acheteurs vers de meilleurs produits ; les banques utilisent les fichiers d’interdits bancaires pour savoir à qui ne pas accorder leur confiance (ainsi, quelqu’un qui ne rembourse jamais ses crédits se verra refuser un nouveau crédit).
Comme on l’a vu précédemment, la concurrence entre vendeurs tend à faire baisser les prix tant que la demande est suffisamment faible pour réduire la concurrence entre acheteurs. Ce phénomène trouve toutefois ses limites dans la capacité relative des vendeurs à diminuer leurs prix jusqu’à un niveau de bénéfice réduit. Ainsi qu’on l’a vu, des volumes de ventes importants compensent la baisse du gain par produit vendu. Or, dès lors que deux vendeurs ou plus se trouvent mis en concurrence, il n’est pas rare que l’un d’entre eux ait des capacités de ventes bien plus élevées en volume, ce qui tend à faire baisser les prix pour tous les producteurs-vendeurs, au point que les plus petits se trouvent acculés à la ruine, sauf à bénéficier d’une image très forte qui attire vers eux suffisamment de clients pour maintenir des bénéfices suffisants. C’est ce phénomène qui est à l’œuvre avec les supermarchés, qui tendent à dévier la clientèle des « petits commerces » en proposant des produits à bas prix. Le même phénomène favorise les grosses exploitations agricoles, capables de compenser la faible valeur unitaire de leurs produits par des volumes importants. Les inégalités entre vendeurs induisent, de façon générale, une distorsion nuisible au fonctionnement théorique du marché : les plus gros vendeurs en volume sont favorisés et augmentent leur attrait à mesure qu’ils grossissent, tandis que les plus petits, défavorisés, deviennent de moins en moins concurrentiels à mesure que leur poids diminue, car ils ne peuvent pas baisser leurs prix, ce qui cause une réduction des volumes de vente au profit des gros vendeurs. La concurrence est de fait biaisée et imparfaite, sauf à jouer sur d’autres paramètres que les seuls prix (qualité des produits, qualité du service associé, caractère luxueux des produits, etc.), susceptibles de compenser de faibles volumes par le maintien d’une valeur élevée. C’est ce qui permet à des commerçants faiblement concurrentiels sur les prix de maintenir un revenu élevé, mais cela n’est possible que s’il existe une clientèle d’acheteurs capables de payer des prix élevés pour des produits « exclusifs » (produits de luxe en premier lieu), qui par définition excluent nombre d’acheteurs.
Il s’agit là d’un mécanisme contre-intuitif : alors que, par définition, la demande en produits « exclusifs » et luxueux est faible, ce qui réduit la concurrence entre acheteurs et devrait faire baisser les prix, ces produits conservent un prix élevé. En vérité, le phénomène est compréhensible. D’une part, l’offre en produits de luxe est structurellement faible, ce qui réduit la concurrence entre vendeurs, et d’autre part, le prix des produits de luxe n’est pas déterminé par les seuls mécanismes de marché, mais aussi par la charge symbolique qu’ils portent, au point que certains produits sont d’autant plus attirants qu’ils sont chers (les montres Rolex sont un bon exemple de ce phénomène). Le problème est que cela crée une distorsion de concurrence entre acheteurs, car les acheteurs les plus riches sont en mesure de payer plus cher des produits dont même les acheteurs les plus pauvres ont besoin, tels que les matières premières agricoles. La mise en concurrence, à l’échelle mondiale, d’acheteurs riches tels que la France ou les États-Unis, et d’acheteurs pauvres tels que l’Inde ou une grande partie des pays d’Afrique subsaharienne, favorise de fait les acheteurs les plus riches, et génère des risques de pénurie alimentaire chez les plus pauvres, et ce d’autant plus que ces pays ont une agriculture souvent archaïque, insuffisamment productive pour faire face à la seule demande intérieure, tandis que leur pouvoir d’achat (en termes macroéconomiques) est trop faible, relativement à celui des pays riches, pour leur permettre d’acheter en quantités suffisantes sur les marchés mondiaux les matières premières agricoles et la nourriture dont ils ont besoin. Le problème est d’autant plus grave qu’il fait courir le risque d’une augmentation des déficits commerciaux poussée par la nécessité d’importer une grande part de leur consommation de nourriture.
Les deux formes d’inégalités que nous avons abordées ne sont pas exclusives l’une de l’autre. Prenons l’exemple de l’agriculture haïtienne. Sous le mandat de Ronald Reagan, Haïti a été poussée à supprimer les barrières douanières, favorisant l’entrée massive de produits agricoles américains (subventionnés) à bas prix. Les agriculteurs haïtiens, incapables de faire face à cette concurrence, ont massivement abandonné leurs exploitations, ce qui a rendu Haïti dépendante aux produits agricoles (riz, blé, etc.) importés et a affaibli d’autant une économie dans un état déjà désastreux. D’abord soumise à une distorsion de concurrence du côté de la production, Haïti s’est trouvée mise en concurrence avec d’autres acheteurs pour les produits agricoles, et de fait, la population haïtienne ne mange pas à sa faim (l’économie haïtienne est bien trop faible pour supporter des importations massives de produits agricoles et alimentaires). Sur le plan théorique, cela signifie que, dès lors que les producteurs sont également des acheteurs, les inégalités entre producteurs-vendeurs induisent des inégalités entre acheteurs, car le vendeur le moins concurrentiel est aussi un acheteur soumis à une concurrence très forte, qui est amené soit à s’endetter massivement (c’est le cas de nombre d’États africains), soit à se maintenir dans un état de pauvreté structurelle, le plus souvent les deux à la fois.
La combinaison des deux facteurs décrits ci-dessus génère une pauvreté largement auto-entretenue, car la dépendance aux importations limite très fortement les possibilités d’investissement, notamment pour les infrastructures, et enferme les pays concernés dans la dépendance envers les pays riches (dominés par les pays de l’OCDE). Toutefois, l’accroissement du niveau de vie dans les pays riches, couplé à la baisse du taux de natalité (ce qui implique une diminution de la part relative des actifs dans les pays concernés), à l’augmentation globale du niveau d’études (plus de diplômés, même si seule une fraction de la population française suit des études supérieures) (voir « Lire les indices statistiques »), et à l’augmentation des salaires, peut pousser une partie des industriels à délocaliser une partie de leur production. Les effets de cette pratique sont plus contrastés qu’on ne se le figure ordinairement, car elle peut favoriser l’émergence d’économies plus performantes dans les pays « cibles », et, pour peu que ces derniers soient en mesure d’exploiter les revenus ainsi générés (notamment les revenus fiscaux), favoriser l’émergence d’une industrie nationale performante, à même de servir non seulement les exportations, mais aussi, à terme, la demande intérieure. C’est ce qui se produit, par exemple, en Chine : alors que ce pays était jugé, voilà quelques décennies, archaïque sur le plan économique, il est aujourd’hui l’un des plus performants au Monde. La hausse progressive du niveau de vie en Chine (voir « Repenser le développement économique à partir de l’exemple chinois ») pousse aujourd’hui les dirigeants chinois à réorienter leur production, en reportant vers le marché intérieur une partie des biens initialement destinés à l’exportation, tout en s’efforçant de maintenir une compétitivité qui ne pourra plus reposer longtemps sur le seul bas niveau des salaires (ce qui ne sera possible, à terme, dans aucun pays, et, bien qu’il s’agisse ici d’un terme de peut-être plusieurs décennies, il est nécessaire d’envisager dès maintenant les mutations de l’économie mondialisée que cela induira).
Il n’est pas, dans l’ensemble, possible de décrire les mutations économiques induites par les processus décrits ci-avant de façon ni linéaire, ni à sens unique. Il nous est seulement possible de prédire, sans craindre de trop nous tromper, que ces mutations auront lieu, sans toutefois pouvoir dire ni quand (elles seront de toute façon étalées dans le temps), ni précisément de quelle façon (il n’existe pas qu’un seul modèle de développement économique), ni avec quelles conséquences sociales. Il apparaît cependant que, quelque forme qu’elles prennent, ces mutations ne devront pas tant à la logique de marché qu’aux politiques qui seront menées pour les encadrer.
Ainsi que nous l’avons vu dans ce qui précède, le marché n’est pas le mécanisme le plus efficace de fixation des prix ni d’affectation des ressources. Il nous reste un point important à éclairer, qui recoupe en partie les défauts précédemment évoqués en matière d’affectation des ressources : le problème de la distribution mondialisée des ressources. Loin d’être anodin, ce problème engage la capacité des agents (y compris les États) à distribuer les ressources, c’est-à-dire les produits. Les seuls mécanismes du marché ne peuvent y suffire, car ce problème est avant tout logistique.
Là encore, les pays pauvres sont largement défavorisés, car leur faiblesse économique tient, au-delà de leur faible capacité d’achat aussi bien que de vente (l’Afrique subsaharienne représente une faible part des importations mondiales, alors qu’elle concentre environ 12 % de la population mondiale), à la faiblesse de leurs infrastructures et de leurs réseaux d’information et de distribution. De façon générale, l’information économique sur la demande circule mal dans les pays pauvres, ce qui ne permet pas une allocation juste des ressources, et ce d’autant plus que les infrastructures insuffisantes ne sont pas à même d’assurer une distribution efficace des biens (ce qui n’est pas très grave quand il s’agit de lecteurs DVD, mais catastrophique dès qu’il s’agit de biens alimentaires), surtout dans les campagnes. Cela n’est pas anecdotique : les récentes famines en Inde ont, de ce fait, touché plus gravement les paysans éloignés des villes (partiellement) mondialisées (Kolkata, Mumbai, New Dehli, Chennai, etc.) que les citadins, qui disposaient d’un meilleur accès aux biens alimentaires importés ; à cela s’ajoute le fait que l’information sur la famine rurale circule mal (réseau téléphonique larvaire, réseau routier insuffisant, etc.), ce qui accroît le problème pour les ruraux, qui, faute d’avoir produit suffisamment pour subsister, faute d’avoir pu informer assez vite les distributeurs des grands centres urbains, et faute d’avoir eu les moyens financiers d’acheter la nourriture que la terre n’avait pas produites, ont subi la famine beaucoup plus violemment que les urbains. Les mécanismes de marché n’ont, dans l’ensemble, pas fonctionné, car le seul marché laissé à lui-même est un instrument inadéquat d’affectation et de distribution des ressources.
Les défauts et insuffisances inhérentes au marché, dont nous avons eu un petit aperçu, devraient suffire à encourager des politiques de régulation puissantes et équilibrées. Il ne s’agit pas de brider les libertés économiques des agents, mais de les encadrer, de limiter les possibilités de dérives, notamment sur les marchés des matières premières agricoles, indispensables à la vie de toute l’humanité, et qu’il serait sage de ne pas laisser entre les mains d’agents qui ne fondent pas leurs décisions sur la nécessité de fournir à chacun, au prix qu’il peut payer, la nourriture dont il a besoin, mais sur les gains espérés, afin de corriger les graves défauts des marchés. Leur ajustement à long terme n’est pas une justification suffisante pour leurs fluctuations, potentiellement désastreuses et mortifères, à court terme : à long terme, tous ceux à qui le marché, du fait de ses insuffisances structurelles, n’aura pas attribué de quoi se nourrir, s’habiller, se loger, se soigner, seront morts depuis longtemps. Et les libertés économiques du laissez-faire pèsent finalement bien peu face aux désastres qu’il engendre.
Le marché des matières premières agricoles est un terrain de réflexion intéressant pour la réflexion sur la régulation des marchés, car il n’est pas possible d’y justifier le laissez-faire sous prétexte que le marché s’équilibre à long terme, au-delà de ses fluctuations immédiates (un postulat au demeurant largement remis en cause au cours du XXe siècle), du simple fait qu’il n’est pas possible de différer le besoin en nourriture. La première chose à faire, pour réguler ce marché mondialisé, serait de créer un organisme supra-étatique, doté de moyens financiers importants, capable d’acheter des matières premières agricoles aux prix du marché (déterminés en fonction de la production, des stocks existants et de la demande sur un marché concurrentiel mondial), en vue de les revendre à moindre prix à ceux qui en ont besoin (en Inde, en Afrique, etc.), mais aussi de soutenir des projets agricoles locaux, afin de sortir des pays comme ceux d’Afrique subsaharienne ou l’Inde de leur dépendance aux importations agricoles, ce qui participerait à la réorientation de leur politique économique du service de la dette vers l’investissement intérieur (en faveur des infrastructures notamment, dont on a vu l’importance, mais aussi en faveur de projets de développement plus large, y compris au bénéfice d’actions écologiques), vers la scolarisation des enfants et l’amélioration des conditions de vie des populations, en somme vers des projets plus susceptibles de satisfaire la demande de justice et de bien-être que l’idéologie du « tout-marché » en vogue aujourd’hui.