Jeudi 25 novembre 2010 à 19:33

Nous avons vu dans le précédent article que les facilités monétaires engendrées par l’abondance de crédit immobilier tendaient à faire grimper les prix de l’immobilier par décalage entre offre et demande, avec un excès marqué du côté de la demande, ce qui revient à valoriser une approche macroéconomique, en ne tenant que très peu compte du comportement individuel des agents. En effet, il serait légitime de s’attendre, dans une perspective microéconomique, à ce que les agents cherchent, chacun de leur côté, à vendre leur bien pour bénéficier de la hausse des prix, afin de réaliser un bénéfice confortable. Autrement dit, la hausse des prix devrait amener sur le marché des vendeurs attirés par la possibilité de bénéfices substantiels, ce qui revient à augmenter l’offre. J’avais suggéré que l’ajustement, faute de se faire par l’offre, se faisait par les prix : mais alors, comment se fait-il que la hausse des prix n’incite pas plus de propriétaires à revendre leur logement pour réaliser un important bénéfice ? Ou, dit autrement : pourquoi le marché ne s’équilibre-t-il pas aussi par l’offre, alors que la hausse des prix, sur un marché « ordinaire », devrait attirer les vendeurs, et par là même se trouver ralentie assez vite ?
 
C’est que l’on n’achète pas un bien immobilier comme un autre bien. D’une part, un bien immobilier est fait pour être habité, il n’y a donc guère d’intérêt à le revendre, sauf à préférer être très riche sous un pont que moyennement riche sous un toit. Comme la majorité des appartements sont occupés, la mise sur le marché d’un bien immobilier suppose que son propriétaire, s’il en est l’occupant, puisse accéder à un autre bien avant de quitter le premier. À cela s’ajoute que le marché immobilier ne fonctionne pas par échanges bilatéraux : lorsque A vend son bien à B, il peut racheter n’importe quel autre bien pour s’y installer.
 
Illustrons ce propos : A désire vendre son appartement à Strasbourg pour suivre un changement d’affectation qui le mène à Bordeaux. B désire vendre son logement à Lyon pour aller vivre à Strasbourg. Dans un échange bilatéral, B serait satisfait, mais pas A, qui devrait échanger son nouveau logement avec C, un Bordelais qui désire vivre à Lyon. Dans notre exemple, il y a eu deux échanges bilatéraux impliquant A, mais avec un tel procédé, on pourrait imaginer des chaînes d’échanges interminables. Fort heureusement, au moment de vendre son appartement, A a déjà trouvé un vendeur bordelais : en ce sens, un marché libre permet un meilleur appariement (A trouve plus facilement un appartement qui lui convient). C’est, en passant, l’un des mécanismes explicatifs de l’existence de logements inoccupés, même quand la demande est forte : ils permettent d’améliorer localement la réponse à la demande (sans que cela soit le fait d’aucune volonté particulière ; il s’agit avant tout de la résultante des mécanismes ordinaires du marché immobilier : le bien que A met en vente n’intéresse peut-être personne au moment t, mais il intéressera quelqu’un au moment t'). N’oublions pas, au passage, que le choix d’un logement, même en considérant un modèle simpliste du marché (sans tenir compte des possibilités de chaque acheteur, autrement dit en considérant que tout acheteur a les moyens d’acheter l’appartement qu’il veut, ce qui est faux en réalité mais nous permet, pour l’heure, de raisonner sur un modèle suffisamment simple pour ne pas introduire une multitude de variables qui affectent le comportement des agents), n’est pas neutre. Dans notre exemple, A ne choisit pas d’acheter à Bordeaux pour le seul plaisir de se promener sur la place des Quinconces, mais parce que son employeur l’y envoie. A aurait tout aussi bien pu être natif de Toulouse, et désirer retourner y vivre ; dans les deux cas, il ne choisit ni Bordeaux ni Toulouse au hasard. C’est l’une des raisons qui expliquent que A n’échange pas directement avec B, si B achète l’appartement de A, et par là que le marché immobilier ne se trouve jamais parfaitement à l’équilibre (il se peut que B mette du temps à vendre son appartement à Lyon, ce qui le laissera un certain temps sur le marché).
 
Cette approche trouve sa limite avec les résidences secondaires, bien plus exposées aux risques de bulles immobilières que les résidences principales, car elles ne sont pas destinées à être habitées en permanence : leur vente ne force pas leur propriétaire à chercher un nouveau logement. Cela signifie, en pratique, que le marché des résidences secondaires peut être saturé en offre dès lors que les vendeurs ont plus besoin d’argent que d’un pied-à-terre, alors qu’il paraît peu probable qu’un grand nombre de résidences principales se trouvent en même temps sur le marché, même en comptant le petit nombre de logements qui restent sur le marché et servent à amortir les frictions entre offre et demande qui résultent de la non-neutralité du choix de logement. À l’inverse, un grand nombre de résidences secondaires peuvent se retrouver sur le marché sans trouver preneur, tandis que leurs propriétaires occupent leur logement habituel ; et dans ce cas, la faiblesse de la demande tendra à faire baisser les prix aussi longtemps que la demande ne repartira pas à la hausse. En période de forte croissance, voire d’euphorie économique, et de taux de crédit bas, la demande en résidences secondaires peut grimper à un niveau très élevé, ce qui génère un double mouvement de hausse des prix et d’aubaine pour les promoteurs immobiliers, qui investissent massivement sur ce marché. Le problème étant que la demande peut chuter très brutalement, comme l’Espagne en crise en a fait l’amère expérience, ce qui fait baisser les prix et alimente une spirale déflationniste très douloureuse (que, soit dit en passant, les « plans d’austérité » n’ont que peu de chances d’enrayer).
 
Si l’on reste sur le marché des résidences principales (en réalité, c’est un seul et même marché ; seulement les biens ne sont pas utilisés de la même façon), il paraît peu probable d’observer à la fois une offre abondante et une demande faible : aux dernières nouvelles, peu de gens vendent leur logement sans en acheter un autre, ce qui engendre un relatif équilibre entre offre et demande à une échelle nationale, tandis qu’à une échelle locale, offre et demande peuvent être très disproportionnées (dans un modèle très simplifié qui ne tient pas compte des locations, ou encore dans lequel on postule que les propriétaires occupent systématiquement leur logement, ce qui revient au même, puisqu’on évacue par là la question des locations), ce qui limite localement les possibilités d’ajustement par l’offre, et favorise de fait l’ajustement par les prix.

Mercredi 24 novembre 2010 à 14:46

La récente baisse des taux de crédit immobilier, et le lancement d’une réforme du plan d’épargne logement (PEL) destinée à le rendre plus attractifs pour les acheteurs potentiels de biens immobiliers, réjouit les acteurs du marché immobilier et semble, en premier jugement (assez hâtif), favoriser l’accès à la propriété pour un plus grand nombre de personnes. Il semble que le slogan « tous propriétaires » trouve là sa réponse concrète : enfin, il devient possible pour une plus grande partie des Français d’accéder à la propriété de leur logement, qui serait une forme de sécurité.
 
Il convient de réviser ce premier jugement, car il est fait en ne tenant aucun compte du fonctionnement réel du marché immobilier et de ses implications sociales. La baisse du taux de crédit tend à faciliter l’achat, autrement dit, elle engendre une hausse de la demande immobilière. Or, en matière de marché immobilier, l’offre n’est pas modulable immédiatement : entre le moment où la demande augmente et le moment où l’offre s’y ajuste, il peut se passer beaucoup de temps (le temps de construire de nouveaux logements), et l’offre peut tout aussi bien ne pas s’ajuster, comme c’est le cas à Paris (la ville est déjà « pleine », et augmenter sensiblement l’offre immobilière suppose de créer de nouveaux logements en quantité suffisante). Le déséquilibre induit entre offre et demande tire les prix vers le haut, attendu que la concurrence entre acheteurs ne trouve pas sa contrepartie dans la concurrence entre vendeurs (la hausse de la demande n’engendre pas immédiatement, voire pas du tout, de hausse de l’offre par hausse de la production, ce qui est le cas théorique « parfait » sur un marché de productions de biens comme les automobiles, les lave-linge ou les cuillers à pot, dès lors que la demande n’excède pas les capacités de production permises par l’exploitation des matières premières, ce qui n’arrive guère sur les marchés de biens de grande consommation). Localement, le marché fonctionne, puisque les prix s’ajustent en fonction de l’offre et de la demande (toujours à Paris, la demande est à ce point plus importante que l’offre que le mètre carré atteint facilement les 7 000 à 10 000 euros), ce qui contrebalance les facilités d’accès créées par l’abondance accrue de crédit.
 
Le « tous propriétaires », dont on pouvait croire qu’il devenait possible avec l’abondance de crédit, se trouve contredit par le fonctionnement même du marché immobilier : l’augmentation des prix réduit l’attractivité du crédit, qui coûte certes moins cher en proportion (chaque euro coûte moins cher), mais plus cher dans l’ensemble (il faut contracter un crédit plus important, ce qui revient vite plus cher même si le taux est plus bas). L’augmentation du nombre de propriétaires potentiels se traduit, dans les faits, par un accès plus difficile à la propriété, et ce d’autant plus que chaque bien vendu représente une unité d’offre en moins, ce qui concourt à la hausse générale des prix.
 
Ce piège du crédit à taux bas a d’autres effets, que l’on entrevoit déjà d’après ce qui a été dit précédemment. La hausse générale des prix à la vente est doublée d’une hausse des prix à la location, ce qui revient à exclure les classes sociales les moins aisées du marché local (excepté les HLM, qui fonctionnent, en théorie, hors marché ; dans le cas contraire, leurs loyers seraient aussi élevés que dans le parc locatif privé, attendu que la demande est de très loin supérieure à l’offre), autrement dit : la baisse des taux de crédit immobilier, loin de favoriser l’accès à la propriété, tend à rejeter les classes sociales « pauvres » de plus en plus loin des centres urbains, par un effet « accordéon » assez particulier. La hausse des prix parisiens rejette d’abord les classes pauvres dans la « petite couronne », mais exclut aussi relativement vite les classes « moyennes », qui s’installent dans la périphérie immédiate de Paris, soit la petite couronne, y faisant monter les prix (non seulement de l’immobilier, mais aussi de la consommation courante) jusqu’à renvoyer les classes pauvres vers les banlieues plus éloignées, surtout les moins bien desservies par les transports en commun (RER en ce qui concerne la région parisienne), ce qui participe d’une forme de ségrégation spatiale aux effets sociaux complexes et pour le moins délétères1.
 
Demeure une question : puisque le « tous propriétaires » n’est ni envisageable sur le plan économique, du fait de l’ajustement du marché immobilier par les prix et non par l’offre, ni souhaitable sur le plan social, du fait de la ségrégation spatiale qui en résulte, quelle proportion de la population devrait être propriétaire, et louer des biens immobiliers ? Force est de constater que la location est une forme d’exploitation capitaliste : la location d’un bien génère un revenu que son propriétaire ne doit pas à son travail, mais à la seule exploitation de son capital immobilier, ce qui revient à faire primer, si l’on conserve la distinction classique entre travail et capital (distinction opérée avant tout par les économistes classiques, de Ricardo à Marx, largement remise en cause par les néoclassiques, mais qui demeure suffisamment pertinente pour notre propos), le revenu du capital sur le revenu du travail (d’autant plus que, dans cette optique, le capital immobilier est l’instrument de captation du revenu du travail). La concentration du parc immobilier entre les mains d’un petit nombre de propriétaires n’est de fait guère souhaitable, car elle favoriserait les revenus du capital (en l’occurrence, d’un capital assez « paresseux » : être propriétaire immobilier demande d’autant moins de travail que le revenu généré permet de déléguer ce travail à des gestionnaires chargés de l’entretien des biens, du contact avec les locataires et des diverses transactions). Ce serait donner une prime au capital, pour ne pas dire une prime à la paresse, au détriment du travail, et ce même en considérant que le travail est une forme de « capital humain » (thèse défendue par, entre autres, Gary Becker2).
 
Le problème est loin d’être simple : d’un côté, être propriétaire de son logement n’est pas, loin s’en faut, accessible à tous, quelles que soient les facilités monétaires (crédit) disponibles ; de l’autre côté, il paraît peu souhaitable que la propriété immobilière soit concentrée entre peu de mains. Ce sont là, il faut le préciser, deux « pôles », qui ne reflètent pas fidèlement la réalité du marché immobilier français, ni le comportement des agents (propriétaires, locataires, agents immobiliers), mais dont il apparaît clairement qu’ils doivent être, autant que possible, évités. Parmi les pistes à envisager, outre l’accès à la propriété d’une partie de la population, on peut suggérer la mise en place d’un parc locatif public (y compris hors HLM) plus important, susceptible qui plus est de rapporter un revenu non-fiscal à l’État où aux collectivités territoriales et locales, tout en jouant un rôle de modérateur-régulateur indirect du marché locatif privé. Ce n’est là, bien entendu, qu’une piste parmi d’autres ; et l’on ne saurait se passer, pour mener une politique du logement efficace, de mener dans le même temps une politique efficace de transports publics, en vue de désenclaver banlieues et zones rurales (faute de quoi le problème de la ségrégation spatiale n’est qu’à peine modifié à la marge, ce qui présente un intérêt assez limité). Si la politique monétaire (l’abondance de crédit) peut ouvrir des pistes intéressantes, elle trouve très vite ses limites, et ne présente, isolément, que très peu d’intérêt dans la résolution du problème du logement.

1 : Sur ce sujet, voir Maurin Éric, Le ghetto français, Seuil-La République des Idées, Paris, 2004 ; Lapeyronnie Didier, Ghetto Urbain, Robert Laffont, Paris, 2008 ; Elie Gatien, Popelard Allan et Vannier Paul, « Exode urbain, exil rural », in Le Monde diplomatique 677, août 2010.
 
2 : Pour plus de détails sur la théorie du capital humain, se référer directement à Becker Gary, Human Capital, University of Chicago Press, Chicago, 1993. Monique Abellard en fait, pour Alternatives Économiques, une présentation critique assez équilibrée et plus accessible, disponible en ligne.

Lundi 4 octobre 2010 à 17:22

http://www.robert-doisneau.com/ressources/photo/2/diaporama,500-La-marchande-de-nougat,Paris-1950.jpeg
Nous parlions dans un précédent article du marché comme système d’échanges et de ses faiblesses intrinsèques. Cette très brève synthèse laissait toutefois en suspens la question de l’économie de marché : en effet, si la forme du marché est des plus communes, y compris dans des économies d’un faible niveau de complexité au regard de l’écosystème contemporain (économies insulaires comme en Polynésie, économies de troc, etc.), le passage du marché à l’économie de marché n’a rien ni de naturel, ni d’évident.
 
La définition la plus simple du marché comme ensemble de mécanismes et cadre d’échanges économiques n’est en effet, dans un premier temps, que descriptive. Tout échange économique peut être perçu comme une forme singulière de marché, même imparfait au sens classique du terme (asymétrie d’informations, concurrence faussée, etc.), et le marché est dans ce cadre le système de détermination des prix et d’affectation des ressources, en concurrence avec d’autres mécanismes qui modifient le fonctionnement d’ensemble du marché en tant que tel. Il en va ainsi du jugement moral ou du jugement esthétique, qui affectent le fonctionnement du marché sans en être constitutifs. Le passage de l’utilisation du marché comme système de détermination des prix et d’affectation des ressources à l’économie de marché relève en fait d’une transition d’apparence secondaire, saisie le plus souvent indépendamment de la compréhension des mécanismes de marché en eux-mêmes, et trop souvent mal comprise par ceux-là même qui en ont l’intuition.
 
C’est que, si le marché en lui-même est un outil extrêmement pratique, l’économie de marché n’est pas coextensive à l’existence et à l’application ordinaires des mécanismes de marché. Dans une économie de marché à proprement parler, le marché n’est pas simplement un outil parmi d’autres, il est aussi un système de valeurs et d’évaluation morale et esthétique. Autrement dit, est jugé bon ce que les mécanismes de marché portent aux nues, est jugé mauvais ce que les mécanismes de marché laissent stagner ; ou encore, ce qui est populaire (au sens marchand du terme) est bon, tandis que ce qui n’est pas populaire est mauvais. Curieusement, ce glissement a été dénoncé avec la plus grande vigueur par l’une des figures les plus attachées à l’ultralibéralisme et à l’individualisme contemporains, la romancière Ayn Rand, dans La Source vive. Dans le roman, l’architecte « moderniste » Howard Roark, dont les goûts ne sont guère en conformité avec le goût commun, préfère ne pas travailler plutôt que de voir son travail souillé pour complaire au goût commun, qu’il juge médiocre, ce qui revient à donner la préséance au jugement éthique et esthétique plutôt qu’à l’évaluation strictement marchande de son travail. Nous ne discuterons pas ici du génie ou de la bêtise d’Howard Roark ; retenons seulement qu’il incarne les valeurs défendues par Ayn Rand : individualisme, intégrité, respect du travail individuel contre le goût collectif.
 
Or précisément, les critères d’évaluation d’Howard Roark ne sont pas des critères marchands, mais bien des critères éthiques, ce qui signifie qu’Howard Roark, s’il accepte le marché comme système de détermination des prix et d’affectation des ressources, n’accepte pas l’économie de marché dans son entier, car il refuse de substituer à l’évaluation éthique qui est la sienne une évaluation marchande, fondée sur la popularité de son travail. Peu lui importe que ses immeubles soient qualifiés d’atrocités. Il n’est pas jugé viable selon les critères du marché, mais plutôt que d’accepter l’économie de marché au détriment de son intégrité, il préfère conserver l’indépendance de son jugement esthétique, quitte à ne pas recevoir de commandes. Si le roman dans son ensemble est très caricatural (Ayn Rand propose un choix bipolaire, individu ou collectif, et n’envisage pas d’articuler les deux pôles qu’elle juge diamétralement et radicalement opposés et incompatibles), il propose, contre toute attente, d’opposer à l’évaluation marchande, propre à l’économie de marché pleinement réalisée, l’évaluation éthique (au sens large, y compris l’évaluation esthétique), hors du marché lui-même. Qu’Howard Roark soit populaire ou non, peu importe, car il n’appartient pas au marché de produire des valeurs éthiques, au point qu’il n’y a pas concordance entre l’évaluation marchande et l’évaluation éthique.
 
Pour le dire simplement, un très bon film ou un très bon livre peuvent n’avoir aucun succès, et n’en être pas moins bons, tout comme ils peuvent connaître un immense succès sans en être amoindris. Le jugement, si l’on développe la pensée d’Ayn Rand jusque là où elle n’imaginait sans doute pas qu’elle pût cheminer, doit s’attacher à la chose elle-même, et non à son succès ou à son échec commercial. Dire que ce qui est populaire est bon parce que populaire, ou inversement que ce qui est populaire est mauvais parce que populaire, relève d’une confusion entre l’évaluation éthique et l’évaluation marchande. Certains films dits d’auteur, généreusement subventionnés par le CNC, et qui ne connaissent guère de succès, si ce n’est dans les colonnes des Cahiers du Cinéma, sont en vérité de très mauvais films, tandis que des films au succès mondial peuvent être de très bons films ; inversement, des films à succès peuvent n’être pas autre chose que du déchet (je pense notamment à la récente série des Twilight, adaptés de Stephenie Meyer), tandis que des films bien meilleurs ne connaîtront qu’un succès médiocre. Tout le problème est de ne pas se laisser duper par la substitution du jugement marchand au jugement éthique. Les romans de Marc Lévy sont des pavés de bêtise larmoyante sans aucune qualité littéraire, et ils ne le seraient pas moins si Marc Lévy était étranger au succès commercial ; tandis que les romans de James Ellroy, qui connaissent un grand succès, n’en sont pas moins d’excellents romans. C’est qu’il faut les juger, non pas d’après leur succès, mais d’après eux-mêmes : confondre « meilleure vente » avec « meilleur roman » (évaluation marchande positive) est aussi absurde que de juger que ce qui est populaire est mauvais (évaluation marchande négative).
 
Accepter l’économie de marché, c’est en somme accepter la confusion entre jugement éthique et jugement marchand. En prendre conscience sur le plan intellectuel, c’est s’offrir les moyens (presque luxueux au regard de l’incurie intellectuelle de nombre de nos politiques d’aujourd’hui) de ne pas confondre, d’une part le marché comme système d’échanges au sein d’un écosystème plus large, incluant le jugement éthique pour lui-même, et d’autre part l’économie de marché, qui fait glisser le marché du statut d’outil au statut de système d’évaluation morale, et c’est se donner l’occasion, à gauche, de relancer un débat qu’on croyait clos depuis la chute de l’URSS, et qui avait donné à la droite ce qui pourrait n’être qu’une victoire à la Pyrrhus, pour peu que des gens intelligents se saisissent de l’opportunité qui leur est offerte, et fassent l’effort intellectuel dont on a cru qu’il était inutile du fait de l’échec plus que désastreux de l’utopie communiste.

Illustration : « La Marchande de nougat », par Robert Doisneau, © Robert Doisneau, 1950

Mercredi 1er septembre 2010 à 18:54

L’histoire économique contredit bien souvent la théorie. Ainsi en fut-il, à partir de 1973, de la théorie qui voulait que l’inflation salariale, en accroissant la demande, favorisait la consommation, et plus largement la croissance économique. Il apparaissait jusqu’alors évident, du moins pour les keynésiens qui dominaient la scène depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, qu’inflation et croissance étaient intimement corrélées, car l’inflation favorisait la demande, et offrait de meilleurs débouchés à la production (l’offre). L’équilibre économique était virtuellement atteint : l’augmentation de la demande tirait la production vers le haut, ce qui limitait l’inflation (en réduisant la concurrence entre acheteurs autant qu’en réalisant des économies d’échelle pour les producteurs), la demande pouvait être entièrement satisfaite par une offre qui suivait son augmentation. Le marché, dans son ensemble, était proche de l’équilibre parfait entre offre et demande, et les ajustements se faisaient sans heurts. Plus tard, cette époque qui va de 1947 à 1974 fut nommée « les Trente Glorieuses », car elle avait été une époque d’expansion économique (au moins en ce qui concerne les États-Unis et la France), d’accroissement général du niveau de vie, d’innovation, et de paix intérieure (sur le plan extérieur, entre la guerre d’Indochine, la guerre d’Algérie, la guerre du Vietnam, la crise de Cuba, la guerre de Corée, la crise du Canal de Suez, on ne peut en dire autant). Les keynésiens voyaient triompher leur idée d’un capitalisme régulé, mais pas bridé, et le succès du communisme en Europe occidentale n’effaçait ni l’efficacité économique du capitalisme de l’après-guerre, ni les premiers succès de la construction européenne (entamée en 1950 avec la création de la CECA, poursuivie en 1957 avec le traité de Rome instituant la CEE). Il était possible, du moins dans les pays dits « développés » (France, Royaume-Uni, États-Unis, etc.), de croire à un « Âge d’or » fait de paix et de prospérité économique, pour peu que l’on fît abstraction des nombreuses crises et guerres qui secouèrent le Monde, et que l’on subsume aujourd’hui sous la Guerre froide.
 
Cette relativement belle situation trouva sa fin en 1973 avec le premier choc pétrolier et la crise économique qui suivit. Un nouveau phénomène apparut : la stagflation, mot-valise qui reliait inflation (hausse des prix à la consommation) et stagnation de la production et de la consommation. Le problème laissa les économistes démunis, en premier lieu les keynésiens, défenseurs de « plans de relance » (destinés à soutenir la demande pour favoriser la croissance de l’offre et la croissance économique) qui s’avérèrent inefficaces. C’est de cette époque que datent les premiers grands succès théoriques et pratiques des libéraux de l’école autrichienne (qui suivaient et développaient les idées de Ludwig von Mises et de Friedrich Hayek) et de l’école de Chicago (qui suivaient les idées, entre autres, de Milton Friedman ; « école » qu’il ne faut pas confondre avec l’école de Chicago en sciences sociales, qui est bien antérieure à Milton Friedman et à ses suiveurs). Alors que, durant les « Trente Glorieuses », l’État avait été un acteur central et avoué de l’économie, l’esprit était à la réduction de la place de l’État, à la baisse des impôts (qui étaient supposés détourner les richesses des circuits de consommation au profit d’un État hypertrophié et déjà « socialiste », un point sur lequel nous reviendrons en une autre occasion, qui relève en particulier de la complexe articulation entre individuel et collectif) et au libéralisme dérégulé. Attachons-nous en premier lieu à comprendre les mécanismes généraux de la stagflation, qui expliquent en partie l’échec des politiques d’inspiration keynésienne à partir de 1973-1974.
 
Sans nous plonger dans tous les détails de l’histoire du Proche-Orient à la fin des années 1960 (de la guerre des Six Jours en juin 1967 à la guerre du Kippour en octobre 1973), rappelons qu’une coalition de pays arabes, menée par l’Égypte et la Syrie, attaqua Israël le 6 octobre 19731, moment que choisit l’OPEP pour limiter sa production de pétrole brut en vue de faire grimper le cours de l’« or noir » et tirer de plus larges bénéfices de l’exploitation pétrolière, afin aussi de gagner du poids face aux États-Unis et Israël. La conséquence fut, comme l’on peut s’y attendre au vu du poids du pétrole dans l’économie contemporaine (voir « Après Deepwater Horizon »), une inflation généralisée en Europe comme aux États-Unis2, du fait de la très large palette d’usages du pétrole (y compris pour la production et le transport de céréales, qui impliquent tracteurs et camions), que les « plans de relance » par l’inflation salariale ne pouvaient pas contrecarrer efficacement, car cela supposait une hausse supplémentaire de l’inflation jusqu’à un point qui risquait de freiner la demande encore plus que l’inflation initiale (un cas d’hyperinflation où la hausse des prix serait si forte que les salaires ne suivraient pas, ce qui entraînerait une chute de la demande, et par suite une situation de dépression économique très grave).
 
Ce phénomène atypique fut l’occasion pour les tenants de la déréglementation, de la dérégulation et de la mise à l’écart des États des questions économiques et monétaires (Milton Friedman, parmi d’autres, a défendu l’idée que toute politique économique ou monétaire d’État était par nature nuisible, et qu’à ce titre le seul rôle de l’État, si l’on voulait le conserver, devrait être de veiller à limiter l’inflation, idée somme toute compréhensible au vu de son accélération au milieu des années 1970). Il fallut encore quelques années avant que leurs idées soient appliquées, ainsi qu’elles le furent au Royaume-Uni sous Margaret Thatcher, ou aux États-Unis sous Ronald Reagan, qui tous deux s’orientèrent vers des baisses d’impôts, supposés favoriser la consommation et la production, entre autres parce que les économistes postulaient qu’une moindre imposition favoriserait les investissements et la circulation des capitaux, ce qui n’est pas faux en soi mais mérite d’être mesuré jusque dans ses conséquences en termes d’accroissement des inégalités sociales, attendu que l’État est forcé soit de couper dans les processus de redistribution et ses différents postes budgétaires, soit de supporter un déficit budgétaire abyssal, ainsi que ce fut le cas aux États-Unis sous la présidence de Ronald Reagan (un déficit qui se chiffre en centaines de milliards de dollars US), tandis que le Royaume-Uni de Margaret Thatcher était confronté au chômage, aux grèves et aux inégalités sociales. Les options politiques et économiques prises dans les années 1980 (dans la foulée du deuxième choc pétrolier, lié à la Révolution iranienne, qui entraîna une nouvelle flambée inflationniste), qui ouvrirent la voie à la « financiarisation » de l’économie, c’est-à-dire la domination des activités financières, bancaires, boursières, etc., dont les crédits à la consommation et les crédits hypothécaires « subprimes » sont les signes les plus visibles, aux côtés d’instruments plus méconnus comme les assurances sur défaut de paiement « CDS » (credit default swap), cessibles séparément des titres qu’elles couvrent (voir Jacques Adda, « Les CDS : une arme de destruction financière ? », in Alternatives Économiques 290, avril 2010), sur l’économie de production-consommation qui dominait jusqu’alors la scène économique, le tout aidé par l’informatisation généralisée des marchés boursiers et des transactions (la détermination en continu des prix par une série d’algorithmes mathématiques automatisés, et les transactions opérées par quelques clics de souris et quelques lignes tapées sur le clavier).
 
Nous voilà aujourd’hui, plus de trente ans après la première occurrence de la « stagflation », englués dans une nouvelle crise de grande ampleur que les « solutions » proposées par les ultralibéraux dans les années 1970 et 1980 peinent, une fois de plus, à résoudre. Il faut dire que ces « solutions » sont aussi celles qui ont ouvert la voie à ces dernières crises (subprimes, crise de la dette...), ce qui laisse la place au doute sur la capacité des ultralibéraux de tous horizons à répondre efficacement à une crise qu’ils n’ont pas su anticiper.Pour plus de détails, se reporter à Duroselle, Jean-Baptiste et Kaspi, André, Histoire des relations internationales, tome 2 : de 1945 à nos jours, deuxième partie, chap. 2, sections IV et V, Armand Colin, Paris, 2009.En France, l’inflation atteignit 9,2 % en 1973, 13,7 % en 1974 et 11,8 % en 1975, contre des valeurs qui n’ont que rarement dépassé 2 % entre 2000 et 2010, avec un pic à 2,8 % en 2008, année de la crise. Aux États-Unis, l’inflation atteignit les 12 % en 1974, juste après le choc pétrolier.
 

1. Pour plus de détails, se reporter à Duroselle, Jean-Baptiste et Kaspi, André, Histoire des relations internationales, tome 2 : de 1945 à nos jours, deuxième partie, chap. 2, sections IV et V, Armand Colin, Paris, 2009.
2. En France, l’inflation atteignit 9,2 % en 1973, 13,7 % en 1974 et 11,8 % en 1975, contre des valeurs qui n’ont que rarement dépassé 2 % entre 2000 et 2010, avec un pic à 2,8 % en 2008, année de la crise. Aux États-Unis, l’inflation atteignit les 12 % en 1974, juste après le choc pétrolier.

Jeudi 26 août 2010 à 22:26

Le marché tient, dans la théorie économique dominante, une place centrale. Les critiques qui visent le « marché » depuis la crise financière et économique commencée en 2008, et la récente « crise de la dette » en Grèce, sont nécessaires, mais souffrent bien souvent d’une faiblesse théorique et conceptuelle préjudiciable à la pertinence et à la précision de la critique, autant qu’aux indispensables propositions de réforme et de contrôle qui émergent après trois décennies de laissez-faire et de déréglementation, sur les conseils d’économistes néoclassiques libéraux. L’articulation entre théorie, pratique et critique prend pour point de départ un retour conceptuel sur la notion de marché, sur les mécanismes propres au marché dans la théorie économique classique et néoclassique, et se déploie dans un premier temps par un aperçu général des dysfonctionnements des marchés dans l’économie contemporaine mondialisée, condition de toute critique pertinente, susceptible d’ouvrir la réflexion sur les corrections qui pourraient être proposées pour corriger les défauts inhérents à l’économie de marché libre, c’est-à-dire sur les approches possibles en matière de régulation et d’intervention étatique ou supra-étatique dans l’économie, non en vue d’enfreindre les libertés économiques des agents, mais en vue de protéger aussi bien les producteurs, du côté de l’offre (dans une économie de production), que les consommateurs du côté de la demande. Nous étudierons ces perspectives en postulant que la monnaie est neutre dans les échanges, bien qu’en réalité, inflation, offre monétaire et variations des taux de change contredisent ce postulat.
 
 
Le marché est avant tout un lieu de rencontre et d’échange entre vendeurs et acheteurs, mais aussi un mécanisme de détermination des prix et d’affectation des ressources disponibles. Dans une économie de production de biens, le marché concurrentiel est le lieu où les producteurs rencontrent les acheteurs, ce qui détermine un niveau d’offre et de demande. La relation fondamentale entre offre et demande est relativement simple. L’abondance de l’offre relativement à la demande tend à accroître la concurrence entre producteurs, et tire de fait les prix vers le bas, car les acheteurs ont la possibilité de mettre en concurrence plusieurs vendeurs, qui sont amenés à diminuer leur prix pour attirer l’acheteur. Inversement, une forte demande relativement à l’offre permet aux vendeurs de mettre les acheteurs en concurrence et de vendre leur produit au plus offrant. Ces deux mécanismes ne sont pas exclusifs l’un de l’autre, car vendeurs et acheteurs cherchent simultanément à réaliser le meilleur échange possible, chacun dans ses termes : pour le vendeur, le prix le plus élevé au regard du coût de production du bien vendu, c’est-à-dire le bénéfice maximum ; pour l’acheteur, le prix le moins élevé.
 
Ces deux seuls mécanismes ne peuvent toutefois expliquer à eux seuls le comportement respectif des vendeurs et des acheteurs, car d’autres paramètres sont à prendre en compte : la possible urgence de vendre dans laquelle se trouve un vendeur peut le pousser à diminuer ses prix, afin d’attirer plus de clients ; la possible urgence d’achat peut pousser l’acheteur à accepter un prix élevé pour le bien qu’il vise. C’est notamment le cas pour les biens de première nécessité, au premier rang desquels se trouve la nourriture, car il est impossible de différer longtemps le moment où l’on va manger. De fait, les acheteurs, même sur un marché concurrentiel, peuvent être amenés à payer un produit plus cher qu’ils ne l’auraient voulu, du simple fait qu’ils n’ont pas le temps de rechercher un produit comparable à un meilleur prix. Inversement, les vendeurs, s’ils se trouvent pressés de vendre leurs produits (par exemple pour échanger à nouveau la monnaie ainsi gagnée contre d’autres produits nécessaires à leur survie), peuvent être amenés à vendre à un prix inférieur à leurs espérances. La coexistence des deux phénomènes tend toutefois, à long terme, à favoriser un équilibre général du marché, car la plupart des agents sont à la fois des vendeurs et des acheteurs, soit qu’ils vendent leur force de travail contre un salaire (qui sera échangé à nouveau contre des biens de consommation), soit qu’ils achètent la force de travail d’autres agents pour créer des richesses, qu’ils échangeront à nouveau contre d’autres biens de consommation, voire, si la demande pour leurs produits est élevée, contre une force de travail plus grande (plus d’employés), afin de satisfaire plus largement la demande.
 
Ce dernier processus tend à accroître l’offre, ce qui inclut à la fois les volumes produits et les volumes vendus, en même temps qu’il fait baisser les prix, car il réduit la concurrence entre les acheteurs. Tout le souci des spécialistes d’économétrie est d’évaluer dans quelle mesure l’augmentation des volumes vendus compense la diminution de la valeur unitaire des produits. La diminution de la valeur unitaire des produits n’implique pas forcément, en effet, une diminution de la valeur globale des ventes, mais, en induisant une réduction de la marge de bénéfice sur chaque produit vendu, elle peut induire une diminution relative, voire absolue, des bénéfices globaux du producteur. À partir d’un certain seuil, la faiblesse relative de la demande par rapport à l’offre tend en effet à faire baisser les prix jusqu’à diminuer le bénéfice global du vendeur, ce qui risque de se répercuter sur sa capacité à conserver ses employés (dont la productivité, en termes de valeur, devient trop faible au regard des coûts qu’ils impliquent).
 
Le vendeur, dans un tel cas, peut être tenté de mentir sur sa production réelle pour biaiser la détermination du prix sur le marché. En annonçant des chiffres de production, et donc une offre, inférieurs à la demande sur le marché, il accroît la concurrence entre acheteurs et tire les prix vers le haut. C’est l’un des phénomènes observés au moment de la « crise du riz » de 2008 : les producteurs d’Asie du Sud-Est avaient masqué leurs stocks en vue de faire grimper les cours du riz sur le marché mondial. C’est ce qu’on appelle couramment une asymétrie d’information, car les vendeurs disposaient d’une information sur les stocks de riz dont ne disposaient pas les acheteurs, qui ne disposaient que d’une information imparfaite. Cela ouvre aussi la voie à une forme nocive de spéculation, fondée sur l’espérance d’un gain élevé du fait de la rareté (simulée) des ressources.
 
C’est là la première critique que l’on peut formuler à l’encontre des mécanismes de marché : leur fonctionnement n’est, dans l’ensemble, pas optimal car l’information ne circule pas correctement, entraînant des déséquilibres nuisibles, non seulement à l’économie en général, mais bien souvent aux citoyens de divers pays du monde, qui sont amenés à acheter des produits à des prix fixés dans des conditions inadéquates, à savoir hors du modèle de concurrence pure et parfaite dans lequel l’information circule parfaitement entre les agents, qui eux-même assimilent parfaitement toute l’information disponible. Or, entre les défauts de circulation de l’information et l’incapacité des agents à assimiler toute l’information disponible (qui peut représenter un volume considérable), la concurrence pure et parfaite n’est pour ainsi dire jamais effective, et les marchés ne se trouvent de fait pas dans une situation d’équilibre réel.
 
L’un des éléments de correction de ce problème est le poids de la confiance dans les relations entre vendeurs et acheteurs, à l’aide d’indicateurs généraux produits par des agents tiers (agences de notation, telles que Moody’s ou Standard & Poor’s dans le domaine financier, avis de consommateurs sur tel produit ou telle marque, etc.). Faute d’avoir accès à toute l’information existante (parce qu’elle est dissimulée par le vendeur), ou faute de pouvoir assimiler toute cette information (parce qu’elle est quantitativement trop importante pour cela), les agents (vous ou moi y compris) s’en remettent à des tiers pour juger de la confiance que l’on peut accorder à tel ou tel vendeur, ou à tel ou tel acheteur. Qu’un vendeur distribue des produits de mauvaise qualité, et les acheteurs le signaleront (ce qui nuit à la crédibilité du vendeur) ; qu’un acheteur soit un mauvais payeur, et les vendeurs le signaleront (ce qui limitera ses possibilités d’achat). C’est le rôle habituel des associations de consommateurs (côté acheteurs) et des fichiers d’interdits bancaires (côté vendeurs). Les associations de consommateurs avertissent les acheteurs tels que vous ou moi des défauts de qualité de tel ou tel produit vendu sur le marché, favorisant de fait une réorientation des acheteurs vers de meilleurs produits ; les banques utilisent les fichiers d’interdits bancaires pour savoir à qui ne pas accorder leur confiance (ainsi, quelqu’un qui ne rembourse jamais ses crédits se verra refuser un nouveau crédit).
 
Comme on l’a vu précédemment, la concurrence entre vendeurs tend à faire baisser les prix tant que la demande est suffisamment faible pour réduire la concurrence entre acheteurs. Ce phénomène trouve toutefois ses limites dans la capacité relative des vendeurs à diminuer leurs prix jusqu’à un niveau de bénéfice réduit. Ainsi qu’on l’a vu, des volumes de ventes importants compensent la baisse du gain par produit vendu. Or, dès lors que deux vendeurs ou plus se trouvent mis en concurrence, il n’est pas rare que l’un d’entre eux ait des capacités de ventes bien plus élevées en volume, ce qui tend à faire baisser les prix pour tous les producteurs-vendeurs, au point que les plus petits se trouvent acculés à la ruine, sauf à bénéficier d’une image très forte qui attire vers eux suffisamment de clients pour maintenir des bénéfices suffisants. C’est ce phénomène qui est à l’œuvre avec les supermarchés, qui tendent à dévier la clientèle des « petits commerces » en proposant des produits à bas prix. Le même phénomène favorise les grosses exploitations agricoles, capables de compenser la faible valeur unitaire de leurs produits par des volumes importants. Les inégalités entre vendeurs induisent, de façon générale, une distorsion nuisible au fonctionnement théorique du marché : les plus gros vendeurs en volume sont favorisés et augmentent leur attrait à mesure qu’ils grossissent, tandis que les plus petits, défavorisés, deviennent de moins en moins concurrentiels à mesure que leur poids diminue, car ils ne peuvent pas baisser leurs prix, ce qui cause une réduction des volumes de vente au profit des gros vendeurs. La concurrence est de fait biaisée et imparfaite, sauf à jouer sur d’autres paramètres que les seuls prix (qualité des produits, qualité du service associé, caractère luxueux des produits, etc.), susceptibles de compenser de faibles volumes par le maintien d’une valeur élevée. C’est ce qui permet à des commerçants faiblement concurrentiels sur les prix de maintenir un revenu élevé, mais cela n’est possible que s’il existe une clientèle d’acheteurs capables de payer des prix élevés pour des produits « exclusifs » (produits de luxe en premier lieu), qui par définition excluent nombre d’acheteurs.
 
Il s’agit là d’un mécanisme contre-intuitif : alors que, par définition, la demande en produits « exclusifs » et luxueux est faible, ce qui réduit la concurrence entre acheteurs et devrait faire baisser les prix, ces produits conservent un prix élevé. En vérité, le phénomène est compréhensible. D’une part, l’offre en produits de luxe est structurellement faible, ce qui réduit la concurrence entre vendeurs, et d’autre part, le prix des produits de luxe n’est pas déterminé par les seuls mécanismes de marché, mais aussi par la charge symbolique qu’ils portent, au point que certains produits sont d’autant plus attirants qu’ils sont chers (les montres Rolex sont un bon exemple de ce phénomène). Le problème est que cela crée une distorsion de concurrence entre acheteurs, car les acheteurs les plus riches sont en mesure de payer plus cher des produits dont même les acheteurs les plus pauvres ont besoin, tels que les matières premières agricoles. La mise en concurrence, à l’échelle mondiale, d’acheteurs riches tels que la France ou les États-Unis, et d’acheteurs pauvres tels que l’Inde ou une grande partie des pays d’Afrique subsaharienne, favorise de fait les acheteurs les plus riches, et génère des risques de pénurie alimentaire chez les plus pauvres, et ce d’autant plus que ces pays ont une agriculture souvent archaïque, insuffisamment productive pour faire face à la seule demande intérieure, tandis que leur pouvoir d’achat (en termes macroéconomiques) est trop faible, relativement à celui des pays riches, pour leur permettre d’acheter en quantités suffisantes sur les marchés mondiaux les matières premières agricoles et la nourriture dont ils ont besoin. Le problème est d’autant plus grave qu’il fait courir le risque d’une augmentation des déficits commerciaux poussée par la nécessité d’importer une grande part de leur consommation de nourriture.
 
Les deux formes d’inégalités que nous avons abordées ne sont pas exclusives l’une de l’autre. Prenons l’exemple de l’agriculture haïtienne. Sous le mandat de Ronald Reagan, Haïti a été poussée à supprimer les barrières douanières, favorisant l’entrée massive de produits agricoles américains (subventionnés) à bas prix. Les agriculteurs haïtiens, incapables de faire face à cette concurrence, ont massivement abandonné leurs exploitations, ce qui a rendu Haïti dépendante aux produits agricoles (riz, blé, etc.) importés et a affaibli d’autant une économie dans un état déjà désastreux. D’abord soumise à une distorsion de concurrence du côté de la production, Haïti s’est trouvée mise en concurrence avec d’autres acheteurs pour les produits agricoles, et de fait, la population haïtienne ne mange pas à sa faim (l’économie haïtienne est bien trop faible pour supporter des importations massives de produits agricoles et alimentaires). Sur le plan théorique, cela signifie que, dès lors que les producteurs sont également des acheteurs, les inégalités entre producteurs-vendeurs induisent des inégalités entre acheteurs, car le vendeur le moins concurrentiel est aussi un acheteur soumis à une concurrence très forte, qui est amené soit à s’endetter massivement (c’est le cas de nombre d’États africains), soit à se maintenir dans un état de pauvreté structurelle, le plus souvent les deux à la fois.
 
La combinaison des deux facteurs décrits ci-dessus génère une pauvreté largement auto-entretenue, car la dépendance aux importations limite très fortement les possibilités d’investissement, notamment pour les infrastructures, et enferme les pays concernés dans la dépendance envers les pays riches (dominés par les pays de l’OCDE). Toutefois, l’accroissement du niveau de vie dans les pays riches, couplé à la baisse du taux de natalité (ce qui implique une diminution de la part relative des actifs dans les pays concernés), à l’augmentation globale du niveau d’études (plus de diplômés, même si seule une fraction de la population française suit des études supérieures) (voir « Lire les indices statistiques »), et à l’augmentation des salaires, peut pousser une partie des industriels à délocaliser une partie de leur production. Les effets de cette pratique sont plus contrastés qu’on ne se le figure ordinairement, car elle peut favoriser l’émergence d’économies plus performantes dans les pays « cibles », et, pour peu que ces derniers soient en mesure d’exploiter les revenus ainsi générés (notamment les revenus fiscaux), favoriser l’émergence d’une industrie nationale performante, à même de servir non seulement les exportations, mais aussi, à terme, la demande intérieure. C’est ce qui se produit, par exemple, en Chine : alors que ce pays était jugé, voilà quelques décennies, archaïque sur le plan économique, il est aujourd’hui l’un des plus performants au Monde. La hausse progressive du niveau de vie en Chine (voir « Repenser le développement économique à partir de l’exemple chinois ») pousse aujourd’hui les dirigeants chinois à réorienter leur production, en reportant vers le marché intérieur une partie des biens initialement destinés à l’exportation, tout en s’efforçant de maintenir une compétitivité qui ne pourra plus reposer longtemps sur le seul bas niveau des salaires (ce qui ne sera possible, à terme, dans aucun pays, et, bien qu’il s’agisse ici d’un terme de peut-être plusieurs décennies, il est nécessaire d’envisager dès maintenant les mutations de l’économie mondialisée que cela induira).
 
Il n’est pas, dans l’ensemble, possible de décrire les mutations économiques induites par les processus décrits ci-avant de façon ni linéaire, ni à sens unique. Il nous est seulement possible de prédire, sans craindre de trop nous tromper, que ces mutations auront lieu, sans toutefois pouvoir dire ni quand (elles seront de toute façon étalées dans le temps), ni précisément de quelle façon (il n’existe pas qu’un seul modèle de développement économique), ni avec quelles conséquences sociales. Il apparaît cependant que, quelque forme qu’elles prennent, ces mutations ne devront pas tant à la logique de marché qu’aux politiques qui seront menées pour les encadrer.
 
Ainsi que nous l’avons vu dans ce qui précède, le marché n’est pas le mécanisme le plus efficace de fixation des prix ni d’affectation des ressources. Il nous reste un point important à éclairer, qui recoupe en partie les défauts précédemment évoqués en matière d’affectation des ressources : le problème de la distribution mondialisée des ressources. Loin d’être anodin, ce problème engage la capacité des agents (y compris les États) à distribuer les ressources, c’est-à-dire les produits. Les seuls mécanismes du marché ne peuvent y suffire, car ce problème est avant tout logistique.
 
Là encore, les pays pauvres sont largement défavorisés, car leur faiblesse économique tient, au-delà de leur faible capacité d’achat aussi bien que de vente (l’Afrique subsaharienne représente une faible part des importations mondiales, alors qu’elle concentre environ 12 % de la population mondiale), à la faiblesse de leurs infrastructures et de leurs réseaux d’information et de distribution. De façon générale, l’information économique sur la demande circule mal dans les pays pauvres, ce qui ne permet pas une allocation juste des ressources, et ce d’autant plus que les infrastructures insuffisantes ne sont pas à même d’assurer une distribution efficace des biens (ce qui n’est pas très grave quand il s’agit de lecteurs DVD, mais catastrophique dès qu’il s’agit de biens alimentaires), surtout dans les campagnes. Cela n’est pas anecdotique : les récentes famines en Inde ont, de ce fait, touché plus gravement les paysans éloignés des villes (partiellement) mondialisées (Kolkata, Mumbai, New Dehli, Chennai, etc.) que les citadins, qui disposaient d’un meilleur accès aux biens alimentaires importés ; à cela s’ajoute le fait que l’information sur la famine rurale circule mal (réseau téléphonique larvaire, réseau routier insuffisant, etc.), ce qui accroît le problème pour les ruraux, qui, faute d’avoir produit suffisamment pour subsister, faute d’avoir pu informer assez vite les distributeurs des grands centres urbains, et faute d’avoir eu les moyens financiers d’acheter la nourriture que la terre n’avait pas produites, ont subi la famine beaucoup plus violemment que les urbains. Les mécanismes de marché n’ont, dans l’ensemble, pas fonctionné, car le seul marché laissé à lui-même est un instrument inadéquat d’affectation et de distribution des ressources.
 
Les défauts et insuffisances inhérentes au marché, dont nous avons eu un petit aperçu, devraient suffire à encourager des politiques de régulation puissantes et équilibrées. Il ne s’agit pas de brider les libertés économiques des agents, mais de les encadrer, de limiter les possibilités de dérives, notamment sur les marchés des matières premières agricoles, indispensables à la vie de toute l’humanité, et qu’il serait sage de ne pas laisser entre les mains d’agents qui ne fondent pas leurs décisions sur la nécessité de fournir à chacun, au prix qu’il peut payer, la nourriture dont il a besoin, mais sur les gains espérés, afin de corriger les graves défauts des marchés. Leur ajustement à long terme n’est pas une justification suffisante pour leurs fluctuations, potentiellement désastreuses et mortifères, à court terme : à long terme, tous ceux à qui le marché, du fait de ses insuffisances structurelles, n’aura pas attribué de quoi se nourrir, s’habiller, se loger, se soigner, seront morts depuis longtemps. Et les libertés économiques du laissez-faire pèsent finalement bien peu face aux désastres qu’il engendre.
 
Le marché des matières premières agricoles est un terrain de réflexion intéressant pour la réflexion sur la régulation des marchés, car il n’est pas possible d’y justifier le laissez-faire sous prétexte que le marché s’équilibre à long terme, au-delà de ses fluctuations immédiates (un postulat au demeurant largement remis en cause au cours du XXe siècle), du simple fait qu’il n’est pas possible de différer le besoin en nourriture. La première chose à faire, pour réguler ce marché mondialisé, serait de créer un organisme supra-étatique, doté de moyens financiers importants, capable d’acheter des matières premières agricoles aux prix du marché (déterminés en fonction de la production, des stocks existants et de la demande sur un marché concurrentiel mondial), en vue de les revendre à moindre prix à ceux qui en ont besoin (en Inde, en Afrique, etc.), mais aussi de soutenir des projets agricoles locaux, afin de sortir des pays comme ceux d’Afrique subsaharienne ou l’Inde de leur dépendance aux importations agricoles, ce qui participerait à la réorientation de leur politique économique du service de la dette vers l’investissement intérieur (en faveur des infrastructures notamment, dont on a vu l’importance, mais aussi en faveur de projets de développement plus large, y compris au bénéfice d’actions écologiques), vers la scolarisation des enfants et l’amélioration des conditions de vie des populations, en somme vers des projets plus susceptibles de satisfaire la demande de justice et de bien-être que l’idéologie du « tout-marché » en vogue aujourd’hui.

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