Lundi 23 août 2010 à 23:15

En ces jours de polémique médiatique autour des derniers propos de MM. Sarkozy, Besson et Hortefeux sur les Roms, la délinquance, la déchéance de nationalité, le « présumé coupable » Liès Hebbadj, sur fond de derniers feux de l’« affaire Woerth » (juillet et août ont été denses en la matière), il nous paraît nécessaire de défendre une position, difficile à tenir, d’entre-deux intellectuel et politique, contre la dichotomie grossière, proposée par M. Hortefeux, entre gens honnêtes et « crapules », et contre l’idée que la « réalité » est saisissable immédiatement, et qu’il n’est nul besoin d’être savant pour s’y affronter (c’est à ce titre que M. Hortefeux fustige les « philosophes coupés de la réalité », ce qui indique qu’il n’y a de « réalité » que nue, et que l’action est, de même, arrachée à la réflexion : on entrevoit déjà ce qu’une telle idée à de dangereux).
 
Il ne s’agit pas, précisons-le, de nier la délinquance, ni la criminalité, ni de blanchir les délinquants de leurs actes, comme le prétend M. Hortefeux dans son entretien au Monde daté du dimanche 22 – lundi 23 août. Toutefois, nous nous efforcerons de bien distinguer délinquance (entendue au sens large) et insécurité, qui, bien que renvoyant toutes deux à la même réalité, sont deux choses très différentes. La première est factuelle, la deuxième relève de la perception. Plus précisément, la délinquance est mesurable, enregistrable, localisable ; on la mesure par le nombre de faits signalés, le nombre de plaintes déposées ou le nombre de condamnations judiciaires, on l’enregistre dans des banques de données statistiques, on la localise sur une carte des « points chauds », des « cités sensibles ». La délinquance relève des faits, et non du ressenti : une agression est un fait, la crainte d’être agressé relève de la perception. C’est précisément là que se situe l’insécurité (qui, par nature, est un sentiment), que l’on définira, à la suite de Spinoza1, comme l’incertitude quant à sa propre sécurité (c’est à dire comme un risque ressenti, mais pas forcément réel, et qui ne se réalisera pas forcément en acte délictueux). Or, notre ressenti est influencé par les informations apportées de l’extérieur, par notre propre expérience, ou encore par nos préjugés. Il est tout à fait possible de se sentir en insécurité sans avoir jamais subi d’agression et en habitant un quartier particulièrement tranquille, pour peu que notre perception soit biaisée par des discours politiques ou médiatiques. La surexposition des faits divers sordides dans certains journaux et magazines a cet effet : bien que la France soit, dans l’ensemble, un pays très sûr, 65 personnes en moyenne sont victimes de violences sexuelles chaque jour (voir le tableau « Faits constatés » de la section « Justice » de l’INSEE), soit en réalité 0,0375 % de la population française totale. Les violences sexuelles n’en sont pas plus acceptables, et il est nécessaire de traduire leurs auteurs en justice, mais le pourcentage est infime, et permet de mettre en perspective le chiffre de 24 000 viols constatés en 2008.
 
Il est facile, on le voit, de transformer des faits statistiquement résiduels en problème majeur, et de promettre, partant de là, une fermeté sans faille à l’encontre des délinquants, voire de prôner la déchéance de nationalité pour les « Français de fraîche date » (avec tout le flou qui entoure une telle dénomination), au risque de rompre le principe constitutionnel d’égalité de tous les Français devant la loi (à acte identique, condamnation identique). Que, parmi les dizaines de milliers de « gens du voyage » (et sans nous attarder sur les distinctions entre Roms, Tziganes et Manouches, qui ne sont pas l’objet de cet article) qui vivent en France, se trouvent un certain nombre de délinquants n’a rien d’étonnant sur un plan strictement statistique (encore moins sur le plan sociologique, au vu de la condition qui est faite à ces « gens du voyage » dans notre pays). En faire le motif d’une rhétorique de rejet a, en revanche, de quoi nous étonner, car l’on passe alors de la condamnation de la délinquance, quels qu’en soient les auteurs, à une condamnation qui ne se fonde plus que sur la volonté d’afficher sa fermeté face à un électorat sensible aux questions d’insécurité (entendre : au sujet duquel on fait l’hypothèse qu’il votera pour le candidat défendant la position la plus stricte et la plus aveugle sur ces questions), et sur un amalgame, déjà maintes fois réfuté, entre immigration et délinquance (amalgame qui constitue cependant une puissante prophétie auto-réalisatrice dès lors que l’on passe de la parole aux actes : traitez les Roms a priori comme des criminels, et ils finiront immanquablement par se comporter comme tels, attendu que c’est la seule perspective qui leur est réellement offerte). Une telle démarche est particulièrement primaire, car elle repose sur une association directe entre des faits qui ne sont, le plus souvent, que faiblement corrélés, et ce au moyen de biais tels que la représentation sociale que l’on se fait de telle ou telle population (c’est-à-dire une corrélation indirecte, et non un lien de causalité directe : il y a un fossé de l’une à l’autre).
 
L’entre-deux consiste alors à condamner les saillies rhétoriques de nos gouvernants, sans pour autant faire preuve, comme M. Hortefeux se le figure, d’une quelconque indulgence envers les malfrats. Nos ministres, qui semblent imaginer que tout débat ne connaît que deux pôles, fermeté ou indulgence, nous et eux, action ou pensée, en sont fort éloignés. Cet entre-deux devient, dès lors, une position éminemment politique, et il nous paraît souhaitable de voir hommes et femmes politiques la défendre.
 

1. Voir Spinoza, Éthique, III, Définition XIV
Aucun commentaire n'a encore été ajouté !
 

Ajouter un commentaire









Commentaire :








Votre adresse IP sera enregistrée pour des raisons de sécurité.
 

La discussion continue ailleurs...

Pour faire un rétrolien sur cet article :
http://planete.cowblog.fr/trackback/3031164

 

<< Page précédente | 1 | 2 | 3 | 4 | 5 | Page suivante >>

Créer un podcast