Le libéralisme moderne, reçu avant tout comme une doctrine économique, trouve en vérité ses origines dans la philosophie morale et la philosophie politique du XVIIIe siècle (et des siècles précédents, bien qu’il n’existât alors aucun courant qui se revendiquât du libéralisme). C’est avec Adam Smith et ses Recherches sur la nature et les origines de la richesse des nations, publiées en 1776, qu’est pour la première fois formulée explicitement une théorie libérale en économie politique ; encore faut-il garder en mémoire qu’Adam Smith était professeur de philosophie morale à l’Université de Glasgow (Écosse), ce qui place la pensée économique moderne dans la proximité immédiate de la réflexion morale (et ce d’autant plus que l’œuvre à laquelle Adam Smith attachait le plus de prix était sa Théorie des sentiments moraux de 1760, dont il fit plusieurs éditions successives entre 1760 et 1790).
Pour mieux saisir la proximité entre philosophie morale et libéralisme, le passage par les écrits d’Emmanuel Kant est nécessaire. La morale kantienne est complexe, et discutable sur certains points (en particulier le fait qu’elle force à produire une réflexion méta-éthique extrêmement importante afin de déterminer ce qui relève d’un énoncé moral) ; on en trouve une formulation très claire dans les Fondements de la Métaphysique des mœurs, que l’on peut résumer ainsi : est moral un acte qui se conforme à une règle admise par l’acteur et dont l’acteur puisse désirer qu’elle devienne une loi universelle. C’est une morale de l’autonomie, au sens où Kant ne tient pas pour proprement moral un acte aux apparences de moralité, mais dont les motivations ne sont pas morales. Ainsi, le commerçant qui rend correctement la monnaie, non par le seul motif qu’il doit être honnête, mais par crainte de voir ses clients fuir après qu’ils auront découvert sa forfaiture, n’est pas véritablement moral, car il est motivé par son intérêt (conserver sa clientèle), et non par sa seule intégrité morale ; et celui qui renonce à voler une pomme, non parce que le fait de voler le révulse, mais par la seule crainte qu’il a d’être pris sur le fait, agit certes conformément à la morale (ne pas voler), mais n’est pas motivé par sa seule volonté bonne (l’expression est de Kant). À ce titre, aussi bien le commerçant que le voleur qui renoncent à la malhonnêteté par intérêt ne sont pas moraux à proprement parler, car ce n’est pas d’eux-mêmes qu’ils tirent leur règle, mais d’une contrainte extérieure (et si la contrainte disparaît, la règle risque de n’être plus appliquée).
Cette approche de la morale comme morale autonome (c’est l’individu qui édicte, consciemment ou non, la règle à laquelle il se conforme) est libérale au sens où la soumission de chacun à la loi morale demeure l’effet de sa volonté libre (et bonne), et non d’une contrainte extérieure. La contrainte ou la coercition peuvent certes, et Kant le reconnaît, engendrer des comportements aux apparences de moralité, mais elles n’engendrent pas réellement de volonté morale ; à la limite, elles peuvent même aggraver les choses, en poussant le voleur qui s’est fait prendre, non à adopter un comportement réellement moral, mais à prendre à l’avenir les précautions qui s’imposent pour ne pas être pris de nouveau. La morale, nous apprend Kant, n’est pas dissociable de la liberté ; une morale exercée sous la contrainte n’est de fait pas une morale véritable.
La proximité entre philosophie morale et questions économiques avait toutefois été établie avant Kant, et l’apport de ce dernier à la pensée économique est au demeurant très indirect (il est retenu comme représentant du libéralisme classique pour ses écrits moraux et politiques, mais n’a rien écrit sur l’économie politique en elle-même) ; c’est à Bernard Mandeville, dont j’ai déjà évoqué le travail sur ce blog, que l’on doit l’une des premières théories proto-libérables en économie politique. La grande force de La Fable des Abeilles est qu’elle fait le lien entre la question morale et la question économique, et pose l’idée que ce n’est pas la vertu privée qui fait la prospérité d’une nation, mais au contraire les vices privés qui font le bien public, pour paraphraser la traduction française du sous-titre de la Fable. Pour Mandeville, le « vice », qui tient avant tout à la prodigalité, condamnée par nombre de moralistes des XVIIe et XVIIIe siècles, est même une condition de la prospérité : à l’échelle nationale, les dépenses des riches fournissent, sans que cela soit le fruit d’une volonté particulière, travail et salaire aux pauvres ; à l’échelle internationale, les importations de soieries turques offrent aux Turcs les moyens d’acheter de la laine anglaise. Cesser d’importer des soieries turques, c’est prendre le risque de voir les exportations de laine diminuer, car c’est le revenu des exportations de soieries qui permet aux Turcs d’importer d’autres produits.
Si Mandeville n’est pas un libéral à proprement parler, il n’en reste pas moins qu’il pose, parmi les premiers, l’idée que, si l’on veut juger une nation d’après sa prospérité, alors il faut que cette nation se dote d’outils efficaces pour atteindre cette prospérité, et que la vertu rigoriste défendue par les moralistes antérieurs n’est pas un outil efficace. Il n’en demeure pas moins ambigu : il conclut sa préface à l’édition de 1714 en déclarant que « personne ne peut douter qu’aux rues puantes de Londres je ne préfère un jardin odoriférant ou un bois ombragé à la campagne », p. XIII de l’édition originale (trad. fr. Vrin 1998, déjà indiquée dans de précédents articles ; la pagination originale est indiquée aussi bien dans l’édition de référence en anglais, chez Liberty Fund, Indianapolis, 1988, que dans l’édition française de Vrin), et ajoute encore que les hommes jouiraient d’un « vrai bonheur […] [dans] une petite société paisible où les hommes […] se contenteraient du produit naturel du lieu qu’ils habitent », plutôt que dans une nation qui doit sa grandeur aux vices des hommes qui la composent. On retient cependant de Mandeville une réflexion approfondie, et somme toute assez précoce dans l’histoire de la pensée économique, sur les relations entre morale et économie, ce qui fait de lui l’un des grands précurseurs de l’économie politique et du libéralisme classique, bien qu’il comptât Adam Smith parmi ses adversaires (avec plusieurs décennies de décalage, il est vrai).
C’est, de fait, dans la philosophie morale que la réflexion libérale prit ses racines, avant de devenir une réflexion proprement économique avec Adam Smith et ses successeurs, de David Ricardo à Friedrich Hayek ou à John Rawls (qui s’inscrivent tous les deux, malgré leurs divergences de vue, dans l’héritage du libéralisme classique et néoclassique) ; et c’est avec ce fait en tête que je continuerai cette série d’articles que je consacre aux pensées libérales.
Illustration : portrait de Bernard Mandeville, domaine public, source Wikimedia Commons.
A part ça je crois qu'il manque un mot : "Cesser d’importer des soieries turques, c’est prendre le risque de voir les exportations de laine, car c’est le revenu des exportations de soieries qui permet aux Turcs d’importer d’autres produits."=> les exportations de laine diminuer?
Sinon très cool article