Nous avons vu dans le précédent article que les facilités monétaires engendrées par l’abondance de crédit immobilier tendaient à faire grimper les prix de l’immobilier par décalage entre offre et demande, avec un excès marqué du côté de la demande, ce qui revient à valoriser une approche macroéconomique, en ne tenant que très peu compte du comportement individuel des agents. En effet, il serait légitime de s’attendre, dans une perspective microéconomique, à ce que les agents cherchent, chacun de leur côté, à vendre leur bien pour bénéficier de la hausse des prix, afin de réaliser un bénéfice confortable. Autrement dit, la hausse des prix devrait amener sur le marché des vendeurs attirés par la possibilité de bénéfices substantiels, ce qui revient à augmenter l’offre. J’avais suggéré que l’ajustement, faute de se faire par l’offre, se faisait par les prix : mais alors, comment se fait-il que la hausse des prix n’incite pas plus de propriétaires à revendre leur logement pour réaliser un important bénéfice ? Ou, dit autrement : pourquoi le marché ne s’équilibre-t-il pas aussi par l’offre, alors que la hausse des prix, sur un marché « ordinaire », devrait attirer les vendeurs, et par là même se trouver ralentie assez vite ?
C’est que l’on n’achète pas un bien immobilier comme un autre bien. D’une part, un bien immobilier est fait pour être habité, il n’y a donc guère d’intérêt à le revendre, sauf à préférer être très riche sous un pont que moyennement riche sous un toit. Comme la majorité des appartements sont occupés, la mise sur le marché d’un bien immobilier suppose que son propriétaire, s’il en est l’occupant, puisse accéder à un autre bien avant de quitter le premier. À cela s’ajoute que le marché immobilier ne fonctionne pas par échanges bilatéraux : lorsque A vend son bien à B, il peut racheter n’importe quel autre bien pour s’y installer.
Illustrons ce propos : A désire vendre son appartement à Strasbourg pour suivre un changement d’affectation qui le mène à Bordeaux. B désire vendre son logement à Lyon pour aller vivre à Strasbourg. Dans un échange bilatéral, B serait satisfait, mais pas A, qui devrait échanger son nouveau logement avec C, un Bordelais qui désire vivre à Lyon. Dans notre exemple, il y a eu deux échanges bilatéraux impliquant A, mais avec un tel procédé, on pourrait imaginer des chaînes d’échanges interminables. Fort heureusement, au moment de vendre son appartement, A a déjà trouvé un vendeur bordelais : en ce sens, un marché libre permet un meilleur appariement (A trouve plus facilement un appartement qui lui convient). C’est, en passant, l’un des mécanismes explicatifs de l’existence de logements inoccupés, même quand la demande est forte : ils permettent d’améliorer localement la réponse à la demande (sans que cela soit le fait d’aucune volonté particulière ; il s’agit avant tout de la résultante des mécanismes ordinaires du marché immobilier : le bien que A met en vente n’intéresse peut-être personne au moment t, mais il intéressera quelqu’un au moment t'). N’oublions pas, au passage, que le choix d’un logement, même en considérant un modèle simpliste du marché (sans tenir compte des possibilités de chaque acheteur, autrement dit en considérant que tout acheteur a les moyens d’acheter l’appartement qu’il veut, ce qui est faux en réalité mais nous permet, pour l’heure, de raisonner sur un modèle suffisamment simple pour ne pas introduire une multitude de variables qui affectent le comportement des agents), n’est pas neutre. Dans notre exemple, A ne choisit pas d’acheter à Bordeaux pour le seul plaisir de se promener sur la place des Quinconces, mais parce que son employeur l’y envoie. A aurait tout aussi bien pu être natif de Toulouse, et désirer retourner y vivre ; dans les deux cas, il ne choisit ni Bordeaux ni Toulouse au hasard. C’est l’une des raisons qui expliquent que A n’échange pas directement avec B, si B achète l’appartement de A, et par là que le marché immobilier ne se trouve jamais parfaitement à l’équilibre (il se peut que B mette du temps à vendre son appartement à Lyon, ce qui le laissera un certain temps sur le marché).
Cette approche trouve sa limite avec les résidences secondaires, bien plus exposées aux risques de bulles immobilières que les résidences principales, car elles ne sont pas destinées à être habitées en permanence : leur vente ne force pas leur propriétaire à chercher un nouveau logement. Cela signifie, en pratique, que le marché des résidences secondaires peut être saturé en offre dès lors que les vendeurs ont plus besoin d’argent que d’un pied-à-terre, alors qu’il paraît peu probable qu’un grand nombre de résidences principales se trouvent en même temps sur le marché, même en comptant le petit nombre de logements qui restent sur le marché et servent à amortir les frictions entre offre et demande qui résultent de la non-neutralité du choix de logement. À l’inverse, un grand nombre de résidences secondaires peuvent se retrouver sur le marché sans trouver preneur, tandis que leurs propriétaires occupent leur logement habituel ; et dans ce cas, la faiblesse de la demande tendra à faire baisser les prix aussi longtemps que la demande ne repartira pas à la hausse. En période de forte croissance, voire d’euphorie économique, et de taux de crédit bas, la demande en résidences secondaires peut grimper à un niveau très élevé, ce qui génère un double mouvement de hausse des prix et d’aubaine pour les promoteurs immobiliers, qui investissent massivement sur ce marché. Le problème étant que la demande peut chuter très brutalement, comme l’Espagne en crise en a fait l’amère expérience, ce qui fait baisser les prix et alimente une spirale déflationniste très douloureuse (que, soit dit en passant, les « plans d’austérité » n’ont que peu de chances d’enrayer).
Si l’on reste sur le marché des résidences principales (en réalité, c’est un seul et même marché ; seulement les biens ne sont pas utilisés de la même façon), il paraît peu probable d’observer à la fois une offre abondante et une demande faible : aux dernières nouvelles, peu de gens vendent leur logement sans en acheter un autre, ce qui engendre un relatif équilibre entre offre et demande à une échelle nationale, tandis qu’à une échelle locale, offre et demande peuvent être très disproportionnées (dans un modèle très simplifié qui ne tient pas compte des locations, ou encore dans lequel on postule que les propriétaires occupent systématiquement leur logement, ce qui revient au même, puisqu’on évacue par là la question des locations), ce qui limite localement les possibilités d’ajustement par l’offre, et favorise de fait l’ajustement par les prix.