Jeudi 25 novembre 2010 à 19:33

Nous avons vu dans le précédent article que les facilités monétaires engendrées par l’abondance de crédit immobilier tendaient à faire grimper les prix de l’immobilier par décalage entre offre et demande, avec un excès marqué du côté de la demande, ce qui revient à valoriser une approche macroéconomique, en ne tenant que très peu compte du comportement individuel des agents. En effet, il serait légitime de s’attendre, dans une perspective microéconomique, à ce que les agents cherchent, chacun de leur côté, à vendre leur bien pour bénéficier de la hausse des prix, afin de réaliser un bénéfice confortable. Autrement dit, la hausse des prix devrait amener sur le marché des vendeurs attirés par la possibilité de bénéfices substantiels, ce qui revient à augmenter l’offre. J’avais suggéré que l’ajustement, faute de se faire par l’offre, se faisait par les prix : mais alors, comment se fait-il que la hausse des prix n’incite pas plus de propriétaires à revendre leur logement pour réaliser un important bénéfice ? Ou, dit autrement : pourquoi le marché ne s’équilibre-t-il pas aussi par l’offre, alors que la hausse des prix, sur un marché « ordinaire », devrait attirer les vendeurs, et par là même se trouver ralentie assez vite ?
 
C’est que l’on n’achète pas un bien immobilier comme un autre bien. D’une part, un bien immobilier est fait pour être habité, il n’y a donc guère d’intérêt à le revendre, sauf à préférer être très riche sous un pont que moyennement riche sous un toit. Comme la majorité des appartements sont occupés, la mise sur le marché d’un bien immobilier suppose que son propriétaire, s’il en est l’occupant, puisse accéder à un autre bien avant de quitter le premier. À cela s’ajoute que le marché immobilier ne fonctionne pas par échanges bilatéraux : lorsque A vend son bien à B, il peut racheter n’importe quel autre bien pour s’y installer.
 
Illustrons ce propos : A désire vendre son appartement à Strasbourg pour suivre un changement d’affectation qui le mène à Bordeaux. B désire vendre son logement à Lyon pour aller vivre à Strasbourg. Dans un échange bilatéral, B serait satisfait, mais pas A, qui devrait échanger son nouveau logement avec C, un Bordelais qui désire vivre à Lyon. Dans notre exemple, il y a eu deux échanges bilatéraux impliquant A, mais avec un tel procédé, on pourrait imaginer des chaînes d’échanges interminables. Fort heureusement, au moment de vendre son appartement, A a déjà trouvé un vendeur bordelais : en ce sens, un marché libre permet un meilleur appariement (A trouve plus facilement un appartement qui lui convient). C’est, en passant, l’un des mécanismes explicatifs de l’existence de logements inoccupés, même quand la demande est forte : ils permettent d’améliorer localement la réponse à la demande (sans que cela soit le fait d’aucune volonté particulière ; il s’agit avant tout de la résultante des mécanismes ordinaires du marché immobilier : le bien que A met en vente n’intéresse peut-être personne au moment t, mais il intéressera quelqu’un au moment t'). N’oublions pas, au passage, que le choix d’un logement, même en considérant un modèle simpliste du marché (sans tenir compte des possibilités de chaque acheteur, autrement dit en considérant que tout acheteur a les moyens d’acheter l’appartement qu’il veut, ce qui est faux en réalité mais nous permet, pour l’heure, de raisonner sur un modèle suffisamment simple pour ne pas introduire une multitude de variables qui affectent le comportement des agents), n’est pas neutre. Dans notre exemple, A ne choisit pas d’acheter à Bordeaux pour le seul plaisir de se promener sur la place des Quinconces, mais parce que son employeur l’y envoie. A aurait tout aussi bien pu être natif de Toulouse, et désirer retourner y vivre ; dans les deux cas, il ne choisit ni Bordeaux ni Toulouse au hasard. C’est l’une des raisons qui expliquent que A n’échange pas directement avec B, si B achète l’appartement de A, et par là que le marché immobilier ne se trouve jamais parfaitement à l’équilibre (il se peut que B mette du temps à vendre son appartement à Lyon, ce qui le laissera un certain temps sur le marché).
 
Cette approche trouve sa limite avec les résidences secondaires, bien plus exposées aux risques de bulles immobilières que les résidences principales, car elles ne sont pas destinées à être habitées en permanence : leur vente ne force pas leur propriétaire à chercher un nouveau logement. Cela signifie, en pratique, que le marché des résidences secondaires peut être saturé en offre dès lors que les vendeurs ont plus besoin d’argent que d’un pied-à-terre, alors qu’il paraît peu probable qu’un grand nombre de résidences principales se trouvent en même temps sur le marché, même en comptant le petit nombre de logements qui restent sur le marché et servent à amortir les frictions entre offre et demande qui résultent de la non-neutralité du choix de logement. À l’inverse, un grand nombre de résidences secondaires peuvent se retrouver sur le marché sans trouver preneur, tandis que leurs propriétaires occupent leur logement habituel ; et dans ce cas, la faiblesse de la demande tendra à faire baisser les prix aussi longtemps que la demande ne repartira pas à la hausse. En période de forte croissance, voire d’euphorie économique, et de taux de crédit bas, la demande en résidences secondaires peut grimper à un niveau très élevé, ce qui génère un double mouvement de hausse des prix et d’aubaine pour les promoteurs immobiliers, qui investissent massivement sur ce marché. Le problème étant que la demande peut chuter très brutalement, comme l’Espagne en crise en a fait l’amère expérience, ce qui fait baisser les prix et alimente une spirale déflationniste très douloureuse (que, soit dit en passant, les « plans d’austérité » n’ont que peu de chances d’enrayer).
 
Si l’on reste sur le marché des résidences principales (en réalité, c’est un seul et même marché ; seulement les biens ne sont pas utilisés de la même façon), il paraît peu probable d’observer à la fois une offre abondante et une demande faible : aux dernières nouvelles, peu de gens vendent leur logement sans en acheter un autre, ce qui engendre un relatif équilibre entre offre et demande à une échelle nationale, tandis qu’à une échelle locale, offre et demande peuvent être très disproportionnées (dans un modèle très simplifié qui ne tient pas compte des locations, ou encore dans lequel on postule que les propriétaires occupent systématiquement leur logement, ce qui revient au même, puisqu’on évacue par là la question des locations), ce qui limite localement les possibilités d’ajustement par l’offre, et favorise de fait l’ajustement par les prix.

Mercredi 24 novembre 2010 à 14:46

La récente baisse des taux de crédit immobilier, et le lancement d’une réforme du plan d’épargne logement (PEL) destinée à le rendre plus attractifs pour les acheteurs potentiels de biens immobiliers, réjouit les acteurs du marché immobilier et semble, en premier jugement (assez hâtif), favoriser l’accès à la propriété pour un plus grand nombre de personnes. Il semble que le slogan « tous propriétaires » trouve là sa réponse concrète : enfin, il devient possible pour une plus grande partie des Français d’accéder à la propriété de leur logement, qui serait une forme de sécurité.
 
Il convient de réviser ce premier jugement, car il est fait en ne tenant aucun compte du fonctionnement réel du marché immobilier et de ses implications sociales. La baisse du taux de crédit tend à faciliter l’achat, autrement dit, elle engendre une hausse de la demande immobilière. Or, en matière de marché immobilier, l’offre n’est pas modulable immédiatement : entre le moment où la demande augmente et le moment où l’offre s’y ajuste, il peut se passer beaucoup de temps (le temps de construire de nouveaux logements), et l’offre peut tout aussi bien ne pas s’ajuster, comme c’est le cas à Paris (la ville est déjà « pleine », et augmenter sensiblement l’offre immobilière suppose de créer de nouveaux logements en quantité suffisante). Le déséquilibre induit entre offre et demande tire les prix vers le haut, attendu que la concurrence entre acheteurs ne trouve pas sa contrepartie dans la concurrence entre vendeurs (la hausse de la demande n’engendre pas immédiatement, voire pas du tout, de hausse de l’offre par hausse de la production, ce qui est le cas théorique « parfait » sur un marché de productions de biens comme les automobiles, les lave-linge ou les cuillers à pot, dès lors que la demande n’excède pas les capacités de production permises par l’exploitation des matières premières, ce qui n’arrive guère sur les marchés de biens de grande consommation). Localement, le marché fonctionne, puisque les prix s’ajustent en fonction de l’offre et de la demande (toujours à Paris, la demande est à ce point plus importante que l’offre que le mètre carré atteint facilement les 7 000 à 10 000 euros), ce qui contrebalance les facilités d’accès créées par l’abondance accrue de crédit.
 
Le « tous propriétaires », dont on pouvait croire qu’il devenait possible avec l’abondance de crédit, se trouve contredit par le fonctionnement même du marché immobilier : l’augmentation des prix réduit l’attractivité du crédit, qui coûte certes moins cher en proportion (chaque euro coûte moins cher), mais plus cher dans l’ensemble (il faut contracter un crédit plus important, ce qui revient vite plus cher même si le taux est plus bas). L’augmentation du nombre de propriétaires potentiels se traduit, dans les faits, par un accès plus difficile à la propriété, et ce d’autant plus que chaque bien vendu représente une unité d’offre en moins, ce qui concourt à la hausse générale des prix.
 
Ce piège du crédit à taux bas a d’autres effets, que l’on entrevoit déjà d’après ce qui a été dit précédemment. La hausse générale des prix à la vente est doublée d’une hausse des prix à la location, ce qui revient à exclure les classes sociales les moins aisées du marché local (excepté les HLM, qui fonctionnent, en théorie, hors marché ; dans le cas contraire, leurs loyers seraient aussi élevés que dans le parc locatif privé, attendu que la demande est de très loin supérieure à l’offre), autrement dit : la baisse des taux de crédit immobilier, loin de favoriser l’accès à la propriété, tend à rejeter les classes sociales « pauvres » de plus en plus loin des centres urbains, par un effet « accordéon » assez particulier. La hausse des prix parisiens rejette d’abord les classes pauvres dans la « petite couronne », mais exclut aussi relativement vite les classes « moyennes », qui s’installent dans la périphérie immédiate de Paris, soit la petite couronne, y faisant monter les prix (non seulement de l’immobilier, mais aussi de la consommation courante) jusqu’à renvoyer les classes pauvres vers les banlieues plus éloignées, surtout les moins bien desservies par les transports en commun (RER en ce qui concerne la région parisienne), ce qui participe d’une forme de ségrégation spatiale aux effets sociaux complexes et pour le moins délétères1.
 
Demeure une question : puisque le « tous propriétaires » n’est ni envisageable sur le plan économique, du fait de l’ajustement du marché immobilier par les prix et non par l’offre, ni souhaitable sur le plan social, du fait de la ségrégation spatiale qui en résulte, quelle proportion de la population devrait être propriétaire, et louer des biens immobiliers ? Force est de constater que la location est une forme d’exploitation capitaliste : la location d’un bien génère un revenu que son propriétaire ne doit pas à son travail, mais à la seule exploitation de son capital immobilier, ce qui revient à faire primer, si l’on conserve la distinction classique entre travail et capital (distinction opérée avant tout par les économistes classiques, de Ricardo à Marx, largement remise en cause par les néoclassiques, mais qui demeure suffisamment pertinente pour notre propos), le revenu du capital sur le revenu du travail (d’autant plus que, dans cette optique, le capital immobilier est l’instrument de captation du revenu du travail). La concentration du parc immobilier entre les mains d’un petit nombre de propriétaires n’est de fait guère souhaitable, car elle favoriserait les revenus du capital (en l’occurrence, d’un capital assez « paresseux » : être propriétaire immobilier demande d’autant moins de travail que le revenu généré permet de déléguer ce travail à des gestionnaires chargés de l’entretien des biens, du contact avec les locataires et des diverses transactions). Ce serait donner une prime au capital, pour ne pas dire une prime à la paresse, au détriment du travail, et ce même en considérant que le travail est une forme de « capital humain » (thèse défendue par, entre autres, Gary Becker2).
 
Le problème est loin d’être simple : d’un côté, être propriétaire de son logement n’est pas, loin s’en faut, accessible à tous, quelles que soient les facilités monétaires (crédit) disponibles ; de l’autre côté, il paraît peu souhaitable que la propriété immobilière soit concentrée entre peu de mains. Ce sont là, il faut le préciser, deux « pôles », qui ne reflètent pas fidèlement la réalité du marché immobilier français, ni le comportement des agents (propriétaires, locataires, agents immobiliers), mais dont il apparaît clairement qu’ils doivent être, autant que possible, évités. Parmi les pistes à envisager, outre l’accès à la propriété d’une partie de la population, on peut suggérer la mise en place d’un parc locatif public (y compris hors HLM) plus important, susceptible qui plus est de rapporter un revenu non-fiscal à l’État où aux collectivités territoriales et locales, tout en jouant un rôle de modérateur-régulateur indirect du marché locatif privé. Ce n’est là, bien entendu, qu’une piste parmi d’autres ; et l’on ne saurait se passer, pour mener une politique du logement efficace, de mener dans le même temps une politique efficace de transports publics, en vue de désenclaver banlieues et zones rurales (faute de quoi le problème de la ségrégation spatiale n’est qu’à peine modifié à la marge, ce qui présente un intérêt assez limité). Si la politique monétaire (l’abondance de crédit) peut ouvrir des pistes intéressantes, elle trouve très vite ses limites, et ne présente, isolément, que très peu d’intérêt dans la résolution du problème du logement.

1 : Sur ce sujet, voir Maurin Éric, Le ghetto français, Seuil-La République des Idées, Paris, 2004 ; Lapeyronnie Didier, Ghetto Urbain, Robert Laffont, Paris, 2008 ; Elie Gatien, Popelard Allan et Vannier Paul, « Exode urbain, exil rural », in Le Monde diplomatique 677, août 2010.
 
2 : Pour plus de détails sur la théorie du capital humain, se référer directement à Becker Gary, Human Capital, University of Chicago Press, Chicago, 1993. Monique Abellard en fait, pour Alternatives Économiques, une présentation critique assez équilibrée et plus accessible, disponible en ligne.

Lundi 8 novembre 2010 à 17:38

Le libéralisme moderne, reçu avant tout comme une doctrine économique, trouve en vérité ses origines dans la philosophie morale et la philosophie politique du XVIIIe siècle (et des siècles précédents, bien qu’il n’existât alors aucun courant qui se revendiquât du libéralisme). C’est avec Adam Smith et ses Recherches sur la nature et les origines de la richesse des nations, publiées en 1776, qu’est pour la première fois formulée explicitement une théorie libérale en économie politique ; encore faut-il garder en mémoire qu’Adam Smith était professeur de philosophie morale à l’Université de Glasgow (Écosse), ce qui place la pensée économique moderne dans la proximité immédiate de la réflexion morale (et ce d’autant plus que l’œuvre à laquelle Adam Smith attachait le plus de prix était sa Théorie des sentiments moraux de 1760, dont il fit plusieurs éditions successives entre 1760 et 1790).
 
Pour mieux saisir la proximité entre philosophie morale et libéralisme, le passage par les écrits d’Emmanuel Kant est nécessaire. La morale kantienne est complexe, et discutable sur certains points (en particulier le fait qu’elle force à produire une réflexion méta-éthique extrêmement importante afin de déterminer ce qui relève d’un énoncé moral) ; on en trouve une formulation très claire dans les Fondements de la Métaphysique des mœurs, que l’on peut résumer ainsi : est moral un acte qui se conforme à une règle admise par l’acteur et dont l’acteur puisse désirer qu’elle devienne une loi universelle. C’est une morale de l’autonomie, au sens où Kant ne tient pas pour proprement moral un acte aux apparences de moralité, mais dont les motivations ne sont pas morales. Ainsi, le commerçant qui rend correctement la monnaie, non par le seul motif qu’il doit être honnête, mais par crainte de voir ses clients fuir après qu’ils auront découvert sa forfaiture, n’est pas véritablement moral, car il est motivé par son intérêt (conserver sa clientèle), et non par sa seule intégrité morale ; et celui qui renonce à voler une pomme, non parce que le fait de voler le révulse, mais par la seule crainte qu’il a d’être pris sur le fait, agit certes conformément à la morale (ne pas voler), mais n’est pas motivé par sa seule volonté bonne (l’expression est de Kant). À ce titre, aussi bien le commerçant que le voleur qui renoncent à la malhonnêteté par intérêt ne sont pas moraux à proprement parler, car ce n’est pas d’eux-mêmes qu’ils tirent leur règle, mais d’une contrainte extérieure (et si la contrainte disparaît, la règle risque de n’être plus appliquée).
 
Cette approche de la morale comme morale autonome (c’est l’individu qui édicte, consciemment ou non, la règle à laquelle il se conforme) est libérale au sens où la soumission de chacun à la loi morale demeure l’effet de sa volonté libre (et bonne), et non d’une contrainte extérieure. La contrainte ou la coercition peuvent certes, et Kant le reconnaît, engendrer des comportements aux apparences de moralité, mais elles n’engendrent pas réellement de volonté morale ; à la limite, elles peuvent même aggraver les choses, en poussant le voleur qui s’est fait prendre, non à adopter un comportement réellement moral, mais à prendre à l’avenir les précautions qui s’imposent pour ne pas être pris de nouveau. La morale, nous apprend Kant, n’est pas dissociable de la liberté ; une morale exercée sous la contrainte n’est de fait pas une morale véritable.
 
http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/8/81/BERNARD_DE_MANDEVILLE.pngLa proximité entre philosophie morale et questions économiques avait toutefois été établie avant Kant, et l’apport de ce dernier à la pensée économique est au demeurant très indirect (il est retenu comme représentant du libéralisme classique pour ses écrits moraux et politiques, mais n’a rien écrit sur l’économie politique en elle-même) ; c’est à Bernard Mandeville, dont j’ai déjà évoqué le travail sur ce blog, que l’on doit l’une des premières théories proto-libérables en économie politique. La grande force de La Fable des Abeilles est qu’elle fait le lien entre la question morale et la question économique, et pose l’idée que ce n’est pas la vertu privée qui fait la prospérité d’une nation, mais au contraire les vices privés qui font le bien public, pour paraphraser la traduction française du sous-titre de la Fable. Pour Mandeville, le « vice », qui tient avant tout à la prodigalité, condamnée par nombre de moralistes des XVIIe et XVIIIe siècles, est même une condition de la prospérité : à l’échelle nationale, les dépenses des riches fournissent, sans que cela soit le fruit d’une volonté particulière, travail et salaire aux pauvres ; à l’échelle internationale, les importations de soieries turques offrent aux Turcs les moyens d’acheter de la laine anglaise. Cesser d’importer des soieries turques, c’est prendre le risque de voir les exportations de laine diminuer, car c’est le revenu des exportations de soieries qui permet aux Turcs d’importer d’autres produits.
 
Si Mandeville n’est pas un libéral à proprement parler, il n’en reste pas moins qu’il pose, parmi les premiers, l’idée que, si l’on veut juger une nation d’après sa prospérité, alors il faut que cette nation se dote d’outils efficaces pour atteindre cette prospérité, et que la vertu rigoriste défendue par les moralistes antérieurs n’est pas un outil efficace. Il n’en demeure pas moins ambigu : il conclut sa préface à l’édition de 1714 en déclarant que « personne ne peut douter qu’aux rues puantes de Londres je ne préfère un jardin odoriférant ou un bois ombragé à la campagne », p. XIII de l’édition originale (trad. fr. Vrin 1998, déjà indiquée dans de précédents articles ; la pagination originale est indiquée aussi bien dans l’édition de référence en anglais, chez Liberty Fund, Indianapolis, 1988, que dans l’édition française de Vrin), et ajoute encore que les hommes jouiraient d’un « vrai bonheur […] [dans] une petite société paisible où les hommes […] se contenteraient du produit naturel du lieu qu’ils habitent », plutôt que dans une nation qui doit sa grandeur aux vices des hommes qui la composent. On retient cependant de Mandeville une réflexion approfondie, et somme toute assez précoce dans l’histoire de la pensée économique, sur les relations entre morale et économie, ce qui fait de lui l’un des grands précurseurs de l’économie politique et du libéralisme classique, bien qu’il comptât Adam Smith parmi ses adversaires (avec plusieurs décennies de décalage, il est vrai).
 
C’est, de fait, dans la philosophie morale que la réflexion libérale prit ses racines, avant de devenir une réflexion proprement économique avec Adam Smith et ses successeurs, de David Ricardo à Friedrich Hayek ou à John Rawls (qui s’inscrivent tous les deux, malgré leurs divergences de vue, dans l’héritage du libéralisme classique et néoclassique) ; et c’est avec ce fait en tête que je continuerai cette série d’articles que je consacre aux pensées libérales.

Illustration : portrait de Bernard Mandeville, domaine public, source Wikimedia Commons.

Dimanche 7 novembre 2010 à 17:15

Il est souvent reproché à Nicolas Sarkozy d’être un « néolibéral ». Sans nous attarder sur le manque de précision du terme de « néolibéral », qui tient souvent du fourre-tout pour tout ce qui déplaît à tel ou tel mouvement politique ou intellectuel (et sans nous attarder non plus sur ces mouvements eux-mêmes), il y a lieu de s’interroger sur le libéralisme, réel ou supposé, de Nicolas Sarkozy. Nicolas Sarkozy, « ami des riches », l’homme du Fouquet’s, défenseur de la veuve Liliane Bettencourt et de l’orphelin Arnaud Lagardère, est-il libéral ? La réponse paraîtra aller de soi à un lecteur peu averti, mais dès lors que l’on s’attache à ce qui constitue véritablement un libéral, il apparaît que Nicolas Sarkozy n’est pas plus libéral que Vincent Bolloré n’est humaniste.
 
Il n’est pas question ici de retracer l’histoire des courants libéraux depuis le XVIIIe siècle, ni de faire l’inventaire des divergences entre libéraux classiques, néoclassiques, libertariens, néolibéraux et j’en passe. Ce travail a déjà été effectué, de différentes façons, par Pierre Manent (Les Libéraux, Gallimard, Paris, 1986, rééd. « Tel » 2001), Michel Foucault (Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France 1978-1979, Gallimard-Seuil « Hautes Études », Paris, 2004) ou encore sous la direction de Gilles Kévorkian (La pensée libérale. Histoire et controverses, Ellipses, Paris, 2010). Pour l’heure, je me contenterai de rappeler les fondements philosophiques du libéralisme classique du XVIIIe siècle, qui sont repris et débattus dans toute la pensée libérale ultérieure, de H. Spencer à P. Salin en passant par F. A. Hayek, M. Friedman et G. Becker, mais aussi par des auteurs plus proches de la gauche comme J. Rawls ou A. Sen, dont les apports à la philosophie et à la pensée économique contemporaines sont considérables.
 
La notion fondatrice du libéralisme est, comme le nom de ce courant l’indique, la liberté. À ce titre, des auteurs aussi différents dans leur pensée et dans les développements qu’elle a connus que B. Spinoza (Éthique, Traité politique) et B. Mandeville (La Fable des Abeilles) peuvent être rattachés, en tant que précurseurs, à la pensée libérale, car l’un et l’autre défendent l’idée qu’il convient de défendre la liberté de l’homme (libertés politiques et libertés religieuses pour l’un, libertés morales pour l’autre). Au-delà des divergences entre auteurs, le libéralisme demeure une pensée de la liberté, mais les libéraux classiques y ont ajouté l’idée d’efficacité. La question « comment atteindre efficacement une fin donnée ? » est devenue centrale à la fin du XVIIIe siècle, avec des auteurs comme A. Smith, puis D. Ricardo, alors qu’elle n’était abordée que de biais chez B. Mandeville, qui considérait que la liberté morale (notamment sur la question du luxe, voir La Fable des Abeilles, Remarque P), ou les vices privés, était plus à même de produire du bien public que la vertu, d’où le sous-titre de sa Fable : Private Vices, Publick Benefits, traduit un peu lourdement par « Les vices privés font le bien public » dans l’édition française (Vrin, Paris, 1990, rééd. 1998).
 
Une analyse détaillée des notions de liberté ou d’efficacité, de leur emploi par les libéraux au cours du temps, et de leurs implications, n’a pas sa place ici. Retenons seulement que les libéraux classiques revendiquent aussi bien les libertés civiles (liberté de la presse, libertés politiques, liberté d’opinion et d’expression, etc.) que les libertés économiques (réduites un peu grossièrement au « libre marché » ou à la « libre concurrence »), et n’entendent habituellement pas défavoriser les unes au bénéfice des autres (nous ne nous attarderons pas sur les erreurs méthodologiques que les libéraux commettent presque tous, notamment en négligeant les effets des relations de pouvoir et la servitude qu’elles peuvent entraîner dès lors qu’une égale liberté de départ est contrebalancée par la capacité des uns à asservir les autres, ce que la formule « liberté du renard dans le poulailler » a le mérite de résumer de façon percutante). Pour la suite de cet article, nous considérerons qu’être libéral implique de respecter les libertés publiques, de ne pas prôner la censure à tout propos, de ne pas laisser les uns exercer leur liberté au détriment des autres. Je suis à nouveau forcé d’écarter des questions qui mériteraient que l’on s’y attarde, telles que l’éventuelle liberté de proférer des opinions reconnues comme fausses (le créationnisme contre la théorie darwinienne de l’évolution), voire franchement dangereuses (le racisme, l’antisémitisme, l’appel au terrorisme) ; ces questions ont déjà été largement débattues, et il est difficile d’y répondre de façon tranchée, dans le sens de la liberté ou dans le sens de la restriction. J. S. Mill en propose une analyse fort intéressante, bien que discutable, dans De la liberté (Gallimard, Paris, 1990 pour la présente édition française).
 
Ce chemin parcouru, il devient plus aisé de répondre à des questions telles que « Nicolas Sarkozy est-il libéral ? », « le gouvernement de Nicolas Sarkozy est-il libéral ? », et la réponse n’est pas celle que l’on pouvait attendre de prime abord. Assurément, sur certains points, Nicolas Sarkozy est proche des libéraux néoclassiques (désengagement de l’État dans la fourniture d’un certain nombre de services publics, par exemple), mais sur nombre d’autres points, Nicolas Sarkozy et son gouvernement ne sont clairement pas libéraux. La loi dite Hadopi, qui met en place un système de contrôle et de censure d’internet au détriment de la liberté des usagers du réseau, est anti-libérale. La LOPPSI (Loi d’orientation et de programmation pour la sécurité intérieure), qui, dans ses différentes versions, crée des restrictions aux libertés publiques (vidéo-surveillance à outrance1, en particulier), est anti-libérale. Ni Nicolas Sarkozy, ni son gouvernement, qui piétinent volontiers les libertés publiques lorsque cela les arrange, ne sauraient être qualifiés de libéraux sans commettre d’abus de langage.

1. Sur la question de la vidéo-surveillance, j’invite le lecteur à lire les articles que J.-M. Manach y a consacrés sur son blog Bug Brother, tels que « Et si on vidéosurveillait les chambres à coucher ? », « Un rapport prouve l’inefficacité de la vidéosurveillance », ou « L’impact de la vidéosurveillance est de l’ordre de 1 % », ainsi que « La vidéosurveillance, ça coûte cher et rien ne dit que ça marche », par Chloé Leprince pour Rue89.

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