Mercredi 30 juin 2010 à 17:59

L’explosion, le 20avril 2010, puis le naufrage, le 22 avril, de la plateforme pétrolière offshore Deepwater Horizon, propriété de la société de forage Transocean, qui la louait à la compagnie pétrolière BP, la marée noire et le désastre écologique en cours (qui va en s’amplifiant), appellent à une réflexion approfondie, non seulement sur l’avenir des forages pétroliers à très grande profondeur, mais aussi sur les mutations économiques et sociales qu’implique l’arrêt éventuel de ces forages pour les populations qui en dépendent, directement ou indirectement ; il s’agit, plus largement, d’introduire une réflexion sur le rapport au pétrole (et aux hydrocarbures) de notre économie mondialisée. Gardons-nous de tout simplisme : le désastre écologique annoncé ne doit pas nous faire perdre de vue l’importance sociale et économique du pétrole, à la fois dans le sud des États-Unis et dans le monde, avec des effets positifs et des effets négatifs variés.

Le poids du pétrole
À l’heure actuelle, le pétrole pèse très lourd dans l’économie mondiale, non seulement du fait des revenus colossaux qu’il engendre (plus de mille milliards de dollars par an), mais aussi car les produits pétroliers sont au cœur de l’économie contemporaine et de notre vie quotidienne, soit directement, tels les plastiques qui sont produits à partir d’hydrocarbures, soit indirectement, tels le carburant nécessaire pour transporter le café en grains du lieu de culture à l’usine de transformation et de conditionnement, puis pour distribuer les paquets de café moulu ou les dosettes à des magasins dans une grande partie du monde.

On comprend alors que les cours du pétrole soient scrutés quotidiennement par les acteurs économiques les plus divers : la moindre hausse du prix du baril se traduit par une hausse des prix d’à peu près tout ce qui remplit les magasins d’une grande partie du monde. Lorsque le baril « grimpe », le coût de production de notre café, qui implique (entre autres) le coût d’utilisation du matériel agricole à essence ou diesel, le coût de transport dans des camions diesel jusqu’à l’usine agroalimentaire, le coût de l’énergie utilisée par l’usine de transformation du café, qu’il s’agisse de machines à essence ou d’électricité, produite entre autres dans des centrales au mazout, et encore le coût de transport en camion, en avion ou en bateau du produit fini et emballé (dans un emballage qui contient souvent du plastique dérivé d’hydrocarbures) jusqu’aux lieux de distribution, grimpe lui aussi, et de là son prix de vente au consommateur. Le phénomène est le même pour l’écrasante majorité des produits qui peuplent les rayons de nos supermarchés ou les étals de nos marchés.

L’économie pétrolière est, qui plus est, génératrice, directement ou indirectement, d’un très grand nombre d’emplois. Elle fait vivre des centaines de milliers de personnes, loin de la fortune et des infortunes de BP et de Transocean. Outre les emplois les plus directs et les plus immédiatement liés à l’exploitation pétrolière elle-même, à savoir les opérateurs sur les plateformes pétrolières, les ingénieurs chargés de concevoir les technologies de forage très sophistiquées utilisées de nos jours, les ouvriers et les ingénieurs des centres de raffinage, songeons aux concepteurs des sous-marins qui ancrent les plateformes au fond des mers, aux ouvriers chargés de fabriquer les millions de composants physiques et électroniques des plateformes (de la puce informatique de l’ordinateur qui contrôle la pression dans le puits aux poutrelles d’acier qui forment la structure d’une plateforme), mais aussi aux pilotes des hélicoptères qui transportent les opérateurs de la terre à la plateforme offshore, et, plus indirectement encore, aux pêcheurs, aux éleveurs et aux industriels de l’agroalimentaire, aux commerçants et aux restaurateurs qui contribuent à nourrir les employés des compagnies pétrolières. Cette liste n’est pas, loin s’en faut, exhaustive, mais elle permet de se faire une idée de l’énorme quantité de personnes qui dépendent, de près ou de loin, de l’exploitation pétrolière.

Nous formulerons toutefois une objection importante : toutes ces personnes pourraient dépendre de l’exploitation d’une autre matière première que le pétrole. Un exemple simple nous suffira : à la fin du XIXe siècle, la découverte de gisements aurifères très importants en Alaska, à une époque où le pétrole n’était qu’une matière première parmi d’autres, engendra la formation d’un microcosme économique qui n’avait rien à envier au microcosme pétrolier d’aujourd’hui. Nous ne nous étendrons pas sur ce point ; retenons seulement que le pétrole n’est pas en lui-même nécessaire à la formation d’un microcosme économique cohérent. Ce fait est d’une grande importance, car il permet d’ouvrir la réflexion sur les possibles (et, aux yeux de l’auteur, nécessaires) alternatives au microcosme pétrolier sur le plan économique, et plus largement au pétrole comme élément central de l’économie mondialisée contemporaine.

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Les défauts du pétrole
Notre brève mise au point sur l’extrême importance du pétrole dans le « système » économique contemporain, entendu comme ensemble de mécanismes économiques fonctionnels et cohérents, presque tous liés au pétrole, et sur lesquels nous ne nous étendrons pas ici, ne doit pas nous faire oublier que le pétrole et ses dérivés présentent de graves défauts, et ce sur plusieurs plans. Sur le plan écologique d’abord, l’exploitation du pétrole comme son utilisation sont très polluantes ; mais aussi sur le plan social, car l’exploitation pétrolière, extrêmement rentable, pousse régulièrement les compagnies pétrolières à traiter les populations avec mépris, qu’il s’agisse des Indiens Chipewyan au Canada1 ou, à présent, des pêcheurs du golfe du Mexique, qui ne peuvent plus pêcher du fait de la pollution de la mer ; et encore sur le plan économique, car les fluctuations du cours du pétrole se répercutent sur tout le système économique mondialisé, largement dépendant du pétrole ainsi qu’on l’a vu précédemment ; et enfin, sur le plan géopolitique, du fait des conflits que peuvent engendrer la manne pétrolière et les revenus colossaux qu’elle génère.

Les inconvénients géopolitiques du pétrole ne sont plus à démontrer : la manne financière que représente le pétrole attire des acteurs géopolitiques des plus dangereux, et a été l’enjeu de plusieurs conflits, notamment en Afrique et au Proche-Orient, d’autant plus que les revenus pétroliers (et plus largement les revenus liés aux matières premières précieuses, dont les diamants, qui furent l’un des enjeux centraux de la guerre civile en Sierra Leone, de 1991 à 2002) peuvent servir à financer l’achat d’armes tournées ensuite contre les populations locales, comme ce fut le cas au Tchad. Les enjeux sociaux et de politique intérieure ne sont pas minces, eux non plus : la présence de pétrole dans les sables bitumineux du Canada attire des investisseurs plus soucieux de rentabilité que de respect des populations ou de l’environnement.

Les dégâts environnementaux dus à l’exploitation pétrolière sont connus. On peut les ranger dans différentes catégories : les dégâts liés à l’exploitation elle-même (pollution des sols, diffusion de matériaux cancérigènes, etc.), les dégâts lors du transport d’hydrocarbures (marées noires dues à des pétroliers, fuites dans des oléoducs, etc.), les dégâts liés aux usages des produits pétroliers (au premier lieu desquels la pollution atmosphérique, mais aussi les maladies liées aux résidus de combustion des produits pétroliers ou la dégradation des bâtiments dans les villes polluées, ainsi que c’est le cas à Paris). Tout cela coûte très cher, car la dépollution des côtes souillées par une marée noire, les frais médicaux engagés par le soin des « maladies du pétrole » (cancers, asthme, maladies respiratoires, maladies de la peau, etc.), les frais de restauration des bâtiments rongés par la pollution (Notre-Dame de Paris, noircie et rongée par la pollution atmosphérique, a ainsi coûté plusieurs dizaines de milliers d’euros en nettoyage et restauration).

La somme de ces inconvénients devrait nous pousser à réfléchir plus avant, et ce dès maintenant, aux solutions viables de remplacement progressif du pétrole, d’autant plus que les ressources mondiales en hydrocarbures sont limitées, et avancent vers le tarissement global, alors que la demande en hydrocarbures ne saurait que croître, du fait de l’intégration croissante des pays émergents ou en voie de développement à l’économie et au commerce mondialisés. La faible croissance de l’offre, corrélée à la prévisible croissance de la demande, nous permet d’affirmer que le cours du pétrole ne peut, à long terme, qu’augmenter au-delà de l’inflation monétaire et des capacités financières des entreprises, des États et des consommateurs, ce qui constitue une menace bien réelle sur l’économie mondiale telle qu’elle fonctionne à l’heure actuelle. La dépendance mondiale au pétrole est globalement néfaste, car, bien que l’économie pétrolière crée de nombreux emplois directs et indirects, elle porte en elle une série de menaces graves, qui doivent pousser les acteurs économiques comme les citoyens, les industriels comme les consommateurs, à rechercher des solutions pérennes pour rompre la dépendance au pétrole sans altérer la qualité de vie des habitants de notre planète ni l’économie mondialisée.

Les pistes pour l’« après-pétrole »
Sans entrer dans le détail des avantages et des inconvénients des « solutions » de l’« après-pétrole », rappelons quelques éléments de réflexion importants.

En premier lieu, il faut bien garder en tête qu’aucune « solution » n’est viable isolément. C’est par l’exploitation conjointe de plusieurs pistes de réflexion, et par la confrontation des idées, que l’on parviendra à libérer l’économie mondiale de sa dépendance au pétrole, sans détruire d’emplois et sans remettre en cause tout notre mode de vie (ce qui serait une tâche particulièrement lourde et malaisée). Les habitants du sud des États-Unis y gagneraient : la plateforme Deepwater Horizon, et toutes les plateformes offshore du golfe du Mexique rattachées au sud des États-Unis (Louisiane, Mississippi, Texas, Floride, Alabama), font vivre des millions de personnes. Les supprimer brutalement aurait des conséquences immédiates désastreuses en termes d’emploi et d’économie locale ; les maintenir n’est pas viable à long terme, ne fût-ce qu’à cause du risque qu’une autre marée noire se produise dans les années ou les décennies à venir. Il est nécessaire, et urgent, de réfléchir et d’organiser une transition progressive, avec pour but, à terme, de se passer d’un pétrole qui fait plus de dégâts qu’il n’apporte de bienfaits.

Quelques pistes sont déjà ouvertes : énergies « propres » (centrales éoliennes, barrages hydro-électriques, turbines sous-marines, énergie solaire, etc.), voitures et transports « propres » (modèles hybrides, « bio-carburants », pile à combustible, voiture électrique, etc.), mutation des modes de production, de distribution et de consommation (consommation de produits locaux, rationalisation de la production de biens pour diminuer les transports internationaux de produits intermédiaires, diminution de la consommation de biens « superflus », suppression des sur-emballages plastiques inutiles, etc.), recyclage et valorisation des déchets, etc. Aucune de ces pistes n’est une « solution » universelle, et chacune mérite d’être débattue, explorée, critiquée, enterrée si elle s’avère plus néfaste que bénéfique, développée si elle est plus avantageuse que préjudiciable ; c’est, en tout état de cause, en croisant les différentes pistes déjà ouvertes et en ouvrant de nouvelles pistes que l’on parviendra à proposer une série de solutions pérennes sur les plans économique, écologique, social et politique, pour accompagner en douceur la nécessaire fin de l’ère pétrolière de notre économie.
 

1 - Voir Emmanuel Raoul, « Sous les sables bitumineux de l’Alberta », Le Monde diplomatique numéro 673, avril 2010.

Voir aussi, sur LeMonde.fr, « Deepwater Horizon : la marée noire du siècle » (infographie).

Illustration : vue de New York (États-Unis) plongée dans le smog – source : Wikimedia Commons (domaine public)

Mardi 29 juin 2010 à 18:15

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Les récentes grèves dans les usines chinoises de Honda et de Toyota, qui ont conduit à une augmentation des salaires des ouvriers, commencent à échauder investisseurs et industriels. Le Vietnam, voisin de la Chine, entend bien, d’après l’article de Mathilde Bonnassieux pour Aujourd’hui la Chine « Le Vietnam, nouveau concurrent de la Chine pour les entreprises japonaises », profiter du moment pour faire valoir son avantage en termes de compétitivité, face à une Chine où le coût du travail, bien que toujours très bas, augmente. Cela appelle quelques précisions, et, in fine, cela appelle à penser de nouveaux modes de développement économique, car à long terme, il se pourrait que plus aucun pays dans le monde ne soit suffisamment compétitif sur le plan salarial pour rendre avantageuses de nouvelles délocalisations.
 
Voilà quelques jours, j’avais souligné, dans « Lire les indices statistiques », la corrélation marquée entre richesse d’un pays et baisse du taux de natalité, et de fait le vieillissement progressif de la population. Le corollaire à cela est une diminution relative de la main-d’œuvre disponible, et par là une moindre concurrence sur le marché du travail, qui limite les possibilités de compression salariale. Corrélé à l’inflation qu’entraîne l’élévation de la richesse d’un pays (l’augmentation de la masse monétaire hors dette), cela génère une exigence d’augmentation globale des salaires, qui diminuent de fait la compétitivité salariale du pays en question, à plus forte raison si, comme c’est le cas en Chine, le niveau de vie très élevé d’une fraction de la population attise l’envie d’amélioration des conditions de travail et de rémunération des travailleurs les moins aisés.
 
Le processus d’ensemble est d’une extrême complexité : la Chine, qui doit son dynamisme économique à son statut de premier pays exportateur (en valeur, et exception faite de l’Union européenne dans son ensemble) dans le monde (voir la page Country Comparison :: Exports du CIA World Factbook), ne peut maintenir des prix bas à l’exportation que sous deux conditions : d’une part, des salaires faibles, et d’autre part, un taux de change avantageux du renminbi (ou yuan) par rapport aux monnaies d’importation (principalement dollar et euro). L’augmentation de la masse salariale comme l’appréciation du renminbi signifient, pour la Chine, soit une baisse des marges à l’exportation, soit une moindre compétitivité internationale. L’ancrage du renminbi au dollar vise à éviter cet écueil, mais les récentes promesses d’appréciation « graduelle » du renminbi remettent progressivement en cause le statut de premier exportateur mondial de la Chine, au profit, entre autres, du Vietnam (la transition, si elle a réellement lieu, n’est pour l’heure qu’à peine entamée).
 
Cela implique, pour la Chine, de réorienter progressivement son économie en faveur de la demande intérieure, tout en maintenant une balance commerciale positive ou neutre, condition sine qua non d’enrichissement en termes réels. On en conclut, assez logiquement, que la prévisible perte de compétitivité chinoise profitera à d’autres pays, tels que le Vietnam, mais il faut alors recommencer notre raisonnement. Le Vietnam connaîtra, à son tour, la transition chinoise, et l’on peut aller de pays en pays jusqu’en Afrique, du Botswana et du Zimbabwe au sud, jusqu’à l’Algérie et, un jour où l’autre, à l’Éthiopie au nord. Arrivera, de fait, un moment où plus aucun pays ne pourra mettre en avant sa compétitivité salariale. La capacité à envisager cela, à très long terme (peut-être plusieurs décennies), manque encore cruellement dans les grandes entreprises transnationales, qui continuent de tabler sur la compétitivité actuelle de pays comme la Chine, Taïwan, ou encore sur les opportunités de délocalisations à l’intérieur de l’Union européenne (vers la Roumanie, entre autres), en Amérique du Sud, en Asie du sud-est ou encore en Afrique.
 
Tout le problème se tient dans la corrélation entre augmentation de la richesse nationale, mesurée par la croissance du PIB, hausse du niveau de vie, mesurée par une série d’indicateurs dont le PIB par habitant, le coefficient de Gini, le taux d’alphabétisation, ou encore l’indice de développement humain (IDH), qui synthétise espérance de vie, taux d’alphabétisation et de scolarisation, et PIB par habitant. Cette corrélation rend nécessaire, dans le modèle de développement économique qui domine actuellement, soit une fuite en avant vers les pays les plus compétitifs sur le plan salarial, soit une compression de la masse salariale nationale pour favoriser les exportations, comme c’est le cas en Allemagne de nos jours. Mais la fuite en avant ne peut durer éternellement, et la compression de la masse salariale n’est pas applicable uniformément dans le monde, du simple fait que, si la demande est limitée partout dans le monde, il est difficile pour un pays de s’enrichir par les exportations.
 
De cela découle la nécessité de repenser le développement économique à l’échelle mondiale, le plus tôt possible, car il arrivera inéluctablement un moment où il ne sera plus possible de perpétuer la fuite en avant vers les pays les plus compétitifs, ne fût-ce que parce qu’aucun pays ne présentera plus, à terme, de conditions salariales réellement avantageuses. Les écarts de salaires, à une échelle nationale comme à une échelle internationale, tendent à devenir trop faibles pour autoriser une production de masse par des travailleurs à faibles revenus en même temps qu’une consommation de masse (la contradiction est flagrante). La production de masse, concentrée aujourd’hui en Chine, ne pourra pas se déplacer à l’infini ; la consommation de masse, à laquelle les Chinois commencent à accéder, avec tous ses excès, ne sera pas extensible à l’infini, du simple fait de la hausse du niveau de vie des travailleurs (qui deviennent des consommateurs, ainsi que l’avait parfaitement compris, quoique dans une optique assez paternaliste, Henry Ford en son temps, lorsqu’il avait proposé des salaires horaires très supérieurs aux salaires ordinaires des usines automobiles américaines).
 
C’est à cette tâche, complexe mais nécessaire, que doivent s’atteler dès aujourd’hui les économistes du développement, les ONG de tous horizons (qu’elles s’intéressent aux enjeux écologiques, aux enjeux sociaux, aux enjeux géopolitiques), et tous les citoyens soucieux de leur présent comme de leur avenir.

Illustration : Hong Kong (Chine) de nuit, 2007, par David Iliff – Source : Wikimedia Commons, licence CC - paternité

Jeudi 24 juin 2010 à 22:53

http://farm3.static.flickr.com/2482/3967666220_76c252da3e.jpgEn juin 2009, les Iraniens votaient pour leur « nouveau » président. L’élection, dont on peut à bon droit soupçonner qu’elle fut largement entachée de fraudes, fut suivie de manifestations massives, menées et soutenues, entre autres, par le « mouvement vert », et par des personnalités telles que MM. Moussavi, Karoubi, Khatami, ou Mme Ebadi, avocate et prix Nobel de la paix, qui plaident, à des degrés divers, pour une plus grande ouverture démocratique et sociale de l’Iran. La répression sanglante qui s’en est suivie – emprisonnements arbitraires, tortures, musèlement de la presse, censure de réseaux sociaux tels que Twitter, blocage des communications – a soulevé une légitime indignation dans le monde entier.

Toutefois, les défenseurs de la démocratie et des libertés civiles ne doivent pas perdre espoir. Plusieurs signes importants montrent que, quoi que fassent les dirigeants iraniens, et quelques brutalités qu’ils commettent à l’encontre du peuple iranien, les jours de la dictature sont comptés. Plus précisément : les conditions de maintien à moyen terme de la dictature ne sont plus réunies, et les conditions de l’établissement d’une véritable démocratie s’accumulent. Cela ne rend pas moins inacceptables les violations répétées des droits humains, les procès montés de toutes pièces, la répression meurtrière des manifestations ou les probables fraudes électorales, mais ces atrocités ne doivent pas nous interdire de garder la tête froide.

Je me fonderai largement, dans cette analyse, sur les données fournies par le CIA World Factbook, en particulier la page consacrée à l’Iran.

Une natalité faible
Le nombre d’enfants par femme est un signe important des mutations qui frappent une société. Une forte natalité est la marque d’un contrôle faible, voire inexistant, des naissances (principalement par l’absence de contraception), et est systématiquement corrélée à un niveau d’éducation réduit, à l’ignorance des méthodes contraceptives, et à un taux d’activité des femmes lui aussi réduit, du simple fait qu’une femme qui fait beaucoup d’enfants ne peut d’ordinaire pas être « active » en même temps. Une forte natalité est aussi corrélée à un taux de mortalité infantile élevé, qui limite la croissance de la population au regard du nombre de naissances. À titre d’exemple, la natalité au Burkina Faso (Afrique occidentale), l’un des pays les plus pauvres de la planète, est de 6,21 enfants par femme, tandis que l’« espérance de vie scolaire » (school life expectancy), le temps passé sur les bancs de l’école, jusqu’à l’enseignement supérieur (voir plus bas), est de 5 ans, le taux d’alphabétisation de 21,8%, et que la mortalité infantile atteint 82,98 ‰ (3,31 ‰ en France : la différence est colossale) – les données sont tirées de la page Burkina Faso du CIA World Factbook ainsi que de la comparaison internationale du taux de mortalité infantile (Country comparison :: Infant mortality rate).

À l’inverse, la natalité en Iran est faible, à 1,7 enfants par femme, en-dessous du seuil de renouvellement des générations, proche de 2,05 enfants par femme (du fait du ratio garçons/filles à la naissance, 1,05 garçons pour une fille), tandis que la mortalité infantile demeure relativement élevée, à 34,66 ‰, signe que les hôpitaux et maternités iraniens sont d’une qualité insuffisante et pas suffisamment nombreux au regard de la population. Le niveau d’éducation, ainsi que l’on va le voir dans la suite, est en revanche relativement élevé, et la population iranienne est de plus en plus largement alphabétisée, avant tout les jeunes iraniens, plus largement alphabétisés que les générations précédentes, et qui seront dans quelques années les « forces vives » de la nation iranienne.

Une population jeune et de plus en plus éduquée
L’âge médian des Iraniens est de 27,6 ans : cela signifie que 50% des Iraniens, en 2010, ont moins de 28 ans. Dans le même temps, 73,2% de la population a entre 15 et 64 ans. Ces données n’ont rien d’anecdotique, puisqu’elles mettent en lumière la jeunesse de la population iranienne, et un ratio actifs/retraités qui va aller croissant au bénéfice des actifs durant les prochaines décennies. Qui plus est, l’« espérance de vie scolaire » est relativement élevée, 13 ans. À titre de comparaison (les données sont tirées du Field listing :: School life expectancy du CIA World Factbook), l’« espérance de vie scolaire » est de 15 ans en Israël, 16 ans en Belgique, en France, en Italie, 17 ans au Canada. Or il existe une forte corrélation entre le niveau d’éducation d’une population et sa volonté d’avancement démocratique et de respect des libertés civiles – ces libertés régulièrement bafouées par le régime iranien actuel.

De fait, la population iranienne réclame, depuis plusieurs années, une ouverture démocratique qui lui est toujours refusée par le régime de MM. Khamenei et Ahmadinejad, qui se trouvent forcés, pour maintenir leur emprise sur le pays, d’user de méthodes particulièrement violentes, injustes et révoltantes. Mais ces méthodes, on le sait, ont déjà été mises en échec durant le XXe siècle, notamment en URSS – la répression sanglante du « Printemps de Prague », l’enfermement de l’Allemagne de l’est derrière le « rideau de fer » et le mur de Berlin n’ont pas empêché les anciens satellites soviétiques d’accéder, entre 1989 et 1991, à la liberté et à la démocratie (à quel prix, me direz-vous : la libéralisation « sauvage » de l’économie russe fit, il est vrai, d’affreux dégâts, mais enfin la Russie est aujourd’hui, indéniablement, un pays plus libre que sous Staline ou Brejnev). L’orientation répressive et violente du régime iranien est, de fait, vouée à l’échec à plus ou moins court terme – peut-être pas plus d’une décennie : c’est long, certes, mais très clairement inéluctable.

Une économie en pleine croissance mais des inégalités persistantes
Au-delà de l’approche proprement sociétale de l’Iran, il serait nuisible de négliger une approche économique. De fait, il existe une corrélation entre le niveau d’ouverture économique d’un pays et son niveau d’ouverture sociale et démocratique. Une telle corrélation doit toutefois être pondérée par les inégalités sociales, qui réduisent clairement l’ouverture de la société – plus la société est inégalitaire, et plus les relations sociales sont tendues, ce qui nuit, dans l’ensemble, à la paix civile et à la démocratie, mais peut aussi pousser la population à exiger à la fois plus d’égalité (économique, mais aussi judiciaire) et plus de liberté (qu’il s’agisse de liberté d’opinion, de liberté de la presse, ou de liberté d’entreprise, qui sont corrélées, dans leur négation comme dans leur affirmation).

Toujours en exploitant les données sur l’Iran fournies par le CIA World Factbook, voici ce que l’on peut dire, sans entrer dans le détail, de l’économie iranienne et de sa corrélation avec l’ouverture démocratique à venir de l’Iran. En premier lieu, il convient de remarquer que l’Iran, du fait notamment de ses exportations pétrolières, s’enrichit : les exportations sont largement supérieures en valeur aux importations, ce qui génère une balance commerciale positive pour l’Iran. Cela n’est pas anecdotique : les sociétés les plus ouvertes sont les sociétés les plus riches – ainsi la France, malgré une balance commerciale déficitaire, ou les États-Unis. Dès lors que l’Iran s’enrichit, la population iranienne, qui s’enrichit à son tour, et bénéficie de fait de meilleures conditions économiques – ce qui, au passage, permet un allongement de l’« espérance de vie scolaire » que nous évoquions plus haut, du fait que les citoyens ont alors les moyens d’envoyer leurs enfants à l’école, puis, pour une part de plus en plus large (bien que toujours minoritaire) de la population, dans l’enseignement supérieur –, la population iranienne, donc, réclame une plus grande ouverture sur le monde, ce qui implique une avancée des libertés civiles et une ouverture démocratique.

Ce signe d’espoir est toutefois à relativiser : le niveau d’inégalité sociale demeure élevé en Iran, avec un coefficient de Gini (qui mesure le niveau d’inégalité par une différence d’intégrales convertie en pourcentage à partir de la courbe de Lorenz, voir la définition dans le dictionnaire d’Alternatives Économiques) de 0,445 – à titre de comparaison, le coefficient de Gini pour la France en 2008 était de 0,327 selon le CIA World Factbook, et aux États-Unis, société hautement inégalitaire, il atteignait 0,45.

Il n’empêche : nous avons, dans l’ensemble, de bonnes raisons de penser que l’Iran, dans les années qui viennent, va connaître d’importantes mutations ; et les Iraniens ont, eux aussi, de bonnes raisons de le penser, et de travailler dans ce sens, en vue de mettre fin au régime autoritaire, si ce n’est dictatorial, qui les broie depuis de trop nombreuses années. Le désespoir n’est plus de mise : la répression policière et militaire massive est aussi le signe d’un régime sur la défensive, qui n’a plus d’autres moyens de se préserver que de tirer sur son propre peuple et de jouer les matamores nucléaro-militaristes. Ces moyens courent vers l’épuisement ; il nous reste à espérer que le peuple iranien ne remplacera pas une dictature par une autre. Faisons confiance aux Iraniens, et souhaitons-leur qu’aucun tyran en herbe ne s’empare du pouvoir après MM. Khamenei et Ahmadinejad.

Photo : « Iran’s Green Hope » par
sam_alcaphone ~V~, Flickr

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