Les récentes grèves dans les usines chinoises de Honda et de Toyota, qui ont conduit à une augmentation des salaires des ouvriers, commencent à échauder investisseurs et industriels. Le Vietnam, voisin de la Chine, entend bien, d’après l’article de Mathilde Bonnassieux pour Aujourd’hui la Chine « Le Vietnam, nouveau concurrent de la Chine pour les entreprises japonaises », profiter du moment pour faire valoir son avantage en termes de compétitivité, face à une Chine où le coût du travail, bien que toujours très bas, augmente. Cela appelle quelques précisions, et, in fine, cela appelle à penser de nouveaux modes de développement économique, car à long terme, il se pourrait que plus aucun pays dans le monde ne soit suffisamment compétitif sur le plan salarial pour rendre avantageuses de nouvelles délocalisations.
Voilà quelques jours, j’avais souligné, dans « Lire les indices statistiques », la corrélation marquée entre richesse d’un pays et baisse du taux de natalité, et de fait le vieillissement progressif de la population. Le corollaire à cela est une diminution relative de la main-d’œuvre disponible, et par là une moindre concurrence sur le marché du travail, qui limite les possibilités de compression salariale. Corrélé à l’inflation qu’entraîne l’élévation de la richesse d’un pays (l’augmentation de la masse monétaire hors dette), cela génère une exigence d’augmentation globale des salaires, qui diminuent de fait la compétitivité salariale du pays en question, à plus forte raison si, comme c’est le cas en Chine, le niveau de vie très élevé d’une fraction de la population attise l’envie d’amélioration des conditions de travail et de rémunération des travailleurs les moins aisés.
Le processus d’ensemble est d’une extrême complexité : la Chine, qui doit son dynamisme économique à son statut de premier pays exportateur (en valeur, et exception faite de l’Union européenne dans son ensemble) dans le monde (voir la page Country Comparison :: Exports du CIA World Factbook), ne peut maintenir des prix bas à l’exportation que sous deux conditions : d’une part, des salaires faibles, et d’autre part, un taux de change avantageux du renminbi (ou yuan) par rapport aux monnaies d’importation (principalement dollar et euro). L’augmentation de la masse salariale comme l’appréciation du renminbi signifient, pour la Chine, soit une baisse des marges à l’exportation, soit une moindre compétitivité internationale. L’ancrage du renminbi au dollar vise à éviter cet écueil, mais les récentes promesses d’appréciation « graduelle » du renminbi remettent progressivement en cause le statut de premier exportateur mondial de la Chine, au profit, entre autres, du Vietnam (la transition, si elle a réellement lieu, n’est pour l’heure qu’à peine entamée).
Cela implique, pour la Chine, de réorienter progressivement son économie en faveur de la demande intérieure, tout en maintenant une balance commerciale positive ou neutre, condition sine qua non d’enrichissement en termes réels. On en conclut, assez logiquement, que la prévisible perte de compétitivité chinoise profitera à d’autres pays, tels que le Vietnam, mais il faut alors recommencer notre raisonnement. Le Vietnam connaîtra, à son tour, la transition chinoise, et l’on peut aller de pays en pays jusqu’en Afrique, du Botswana et du Zimbabwe au sud, jusqu’à l’Algérie et, un jour où l’autre, à l’Éthiopie au nord. Arrivera, de fait, un moment où plus aucun pays ne pourra mettre en avant sa compétitivité salariale. La capacité à envisager cela, à très long terme (peut-être plusieurs décennies), manque encore cruellement dans les grandes entreprises transnationales, qui continuent de tabler sur la compétitivité actuelle de pays comme la Chine, Taïwan, ou encore sur les opportunités de délocalisations à l’intérieur de l’Union européenne (vers la Roumanie, entre autres), en Amérique du Sud, en Asie du sud-est ou encore en Afrique.
Tout le problème se tient dans la corrélation entre augmentation de la richesse nationale, mesurée par la croissance du PIB, hausse du niveau de vie, mesurée par une série d’indicateurs dont le PIB par habitant, le coefficient de Gini, le taux d’alphabétisation, ou encore l’indice de développement humain (IDH), qui synthétise espérance de vie, taux d’alphabétisation et de scolarisation, et PIB par habitant. Cette corrélation rend nécessaire, dans le modèle de développement économique qui domine actuellement, soit une fuite en avant vers les pays les plus compétitifs sur le plan salarial, soit une compression de la masse salariale nationale pour favoriser les exportations, comme c’est le cas en Allemagne de nos jours. Mais la fuite en avant ne peut durer éternellement, et la compression de la masse salariale n’est pas applicable uniformément dans le monde, du simple fait que, si la demande est limitée partout dans le monde, il est difficile pour un pays de s’enrichir par les exportations.
De cela découle la nécessité de repenser le développement économique à l’échelle mondiale, le plus tôt possible, car il arrivera inéluctablement un moment où il ne sera plus possible de perpétuer la fuite en avant vers les pays les plus compétitifs, ne fût-ce que parce qu’aucun pays ne présentera plus, à terme, de conditions salariales réellement avantageuses. Les écarts de salaires, à une échelle nationale comme à une échelle internationale, tendent à devenir trop faibles pour autoriser une production de masse par des travailleurs à faibles revenus en même temps qu’une consommation de masse (la contradiction est flagrante). La production de masse, concentrée aujourd’hui en Chine, ne pourra pas se déplacer à l’infini ; la consommation de masse, à laquelle les Chinois commencent à accéder, avec tous ses excès, ne sera pas extensible à l’infini, du simple fait de la hausse du niveau de vie des travailleurs (qui deviennent des consommateurs, ainsi que l’avait parfaitement compris, quoique dans une optique assez paternaliste, Henry Ford en son temps, lorsqu’il avait proposé des salaires horaires très supérieurs aux salaires ordinaires des usines automobiles américaines).
C’est à cette tâche, complexe mais nécessaire, que doivent s’atteler dès aujourd’hui les économistes du développement, les ONG de tous horizons (qu’elles s’intéressent aux enjeux écologiques, aux enjeux sociaux, aux enjeux géopolitiques), et tous les citoyens soucieux de leur présent comme de leur avenir.
Illustration : Hong Kong (Chine) de nuit, 2007, par David Iliff – Source : Wikimedia Commons, licence CC - paternité
Continue mec, ça me plaît bien ton blog :)