Nous parlions dans un précédent article du marché comme système d’échanges et de ses faiblesses intrinsèques. Cette très brève synthèse laissait toutefois en suspens la question de l’économie de marché : en effet, si la forme du marché est des plus communes, y compris dans des économies d’un faible niveau de complexité au regard de l’écosystème contemporain (économies insulaires comme en Polynésie, économies de troc, etc.), le passage du marché à l’économie de marché n’a rien ni de naturel, ni d’évident.
La définition la plus simple du marché comme ensemble de mécanismes et cadre d’échanges économiques n’est en effet, dans un premier temps, que descriptive. Tout échange économique peut être perçu comme une forme singulière de marché, même imparfait au sens classique du terme (asymétrie d’informations, concurrence faussée, etc.), et le marché est dans ce cadre le système de détermination des prix et d’affectation des ressources, en concurrence avec d’autres mécanismes qui modifient le fonctionnement d’ensemble du marché en tant que tel. Il en va ainsi du jugement moral ou du jugement esthétique, qui affectent le fonctionnement du marché sans en être constitutifs. Le passage de l’utilisation du marché comme système de détermination des prix et d’affectation des ressources à l’économie de marché relève en fait d’une transition d’apparence secondaire, saisie le plus souvent indépendamment de la compréhension des mécanismes de marché en eux-mêmes, et trop souvent mal comprise par ceux-là même qui en ont l’intuition.
C’est que, si le marché en lui-même est un outil extrêmement pratique, l’économie de marché n’est pas coextensive à l’existence et à l’application ordinaires des mécanismes de marché. Dans une économie de marché à proprement parler, le marché n’est pas simplement un outil parmi d’autres, il est aussi un système de valeurs et d’évaluation morale et esthétique. Autrement dit, est jugé bon ce que les mécanismes de marché portent aux nues, est jugé mauvais ce que les mécanismes de marché laissent stagner ; ou encore, ce qui est populaire (au sens marchand du terme) est bon, tandis que ce qui n’est pas populaire est mauvais. Curieusement, ce glissement a été dénoncé avec la plus grande vigueur par l’une des figures les plus attachées à l’ultralibéralisme et à l’individualisme contemporains, la romancière Ayn Rand, dans La Source vive. Dans le roman, l’architecte « moderniste » Howard Roark, dont les goûts ne sont guère en conformité avec le goût commun, préfère ne pas travailler plutôt que de voir son travail souillé pour complaire au goût commun, qu’il juge médiocre, ce qui revient à donner la préséance au jugement éthique et esthétique plutôt qu’à l’évaluation strictement marchande de son travail. Nous ne discuterons pas ici du génie ou de la bêtise d’Howard Roark ; retenons seulement qu’il incarne les valeurs défendues par Ayn Rand : individualisme, intégrité, respect du travail individuel contre le goût collectif.
Or précisément, les critères d’évaluation d’Howard Roark ne sont pas des critères marchands, mais bien des critères éthiques, ce qui signifie qu’Howard Roark, s’il accepte le marché comme système de détermination des prix et d’affectation des ressources, n’accepte pas l’économie de marché dans son entier, car il refuse de substituer à l’évaluation éthique qui est la sienne une évaluation marchande, fondée sur la popularité de son travail. Peu lui importe que ses immeubles soient qualifiés d’atrocités. Il n’est pas jugé viable selon les critères du marché, mais plutôt que d’accepter l’économie de marché au détriment de son intégrité, il préfère conserver l’indépendance de son jugement esthétique, quitte à ne pas recevoir de commandes. Si le roman dans son ensemble est très caricatural (Ayn Rand propose un choix bipolaire, individu ou collectif, et n’envisage pas d’articuler les deux pôles qu’elle juge diamétralement et radicalement opposés et incompatibles), il propose, contre toute attente, d’opposer à l’évaluation marchande, propre à l’économie de marché pleinement réalisée, l’évaluation éthique (au sens large, y compris l’évaluation esthétique), hors du marché lui-même. Qu’Howard Roark soit populaire ou non, peu importe, car il n’appartient pas au marché de produire des valeurs éthiques, au point qu’il n’y a pas concordance entre l’évaluation marchande et l’évaluation éthique.
Pour le dire simplement, un très bon film ou un très bon livre peuvent n’avoir aucun succès, et n’en être pas moins bons, tout comme ils peuvent connaître un immense succès sans en être amoindris. Le jugement, si l’on développe la pensée d’Ayn Rand jusque là où elle n’imaginait sans doute pas qu’elle pût cheminer, doit s’attacher à la chose elle-même, et non à son succès ou à son échec commercial. Dire que ce qui est populaire est bon parce que populaire, ou inversement que ce qui est populaire est mauvais parce que populaire, relève d’une confusion entre l’évaluation éthique et l’évaluation marchande. Certains films dits d’auteur, généreusement subventionnés par le CNC, et qui ne connaissent guère de succès, si ce n’est dans les colonnes des Cahiers du Cinéma, sont en vérité de très mauvais films, tandis que des films au succès mondial peuvent être de très bons films ; inversement, des films à succès peuvent n’être pas autre chose que du déchet (je pense notamment à la récente série des Twilight, adaptés de Stephenie Meyer), tandis que des films bien meilleurs ne connaîtront qu’un succès médiocre. Tout le problème est de ne pas se laisser duper par la substitution du jugement marchand au jugement éthique. Les romans de Marc Lévy sont des pavés de bêtise larmoyante sans aucune qualité littéraire, et ils ne le seraient pas moins si Marc Lévy était étranger au succès commercial ; tandis que les romans de James Ellroy, qui connaissent un grand succès, n’en sont pas moins d’excellents romans. C’est qu’il faut les juger, non pas d’après leur succès, mais d’après eux-mêmes : confondre « meilleure vente » avec « meilleur roman » (évaluation marchande positive) est aussi absurde que de juger que ce qui est populaire est mauvais (évaluation marchande négative).
Accepter l’économie de marché, c’est en somme accepter la confusion entre jugement éthique et jugement marchand. En prendre conscience sur le plan intellectuel, c’est s’offrir les moyens (presque luxueux au regard de l’incurie intellectuelle de nombre de nos politiques d’aujourd’hui) de ne pas confondre, d’une part le marché comme système d’échanges au sein d’un écosystème plus large, incluant le jugement éthique pour lui-même, et d’autre part l’économie de marché, qui fait glisser le marché du statut d’outil au statut de système d’évaluation morale, et c’est se donner l’occasion, à gauche, de relancer un débat qu’on croyait clos depuis la chute de l’URSS, et qui avait donné à la droite ce qui pourrait n’être qu’une victoire à la Pyrrhus, pour peu que des gens intelligents se saisissent de l’opportunité qui leur est offerte, et fassent l’effort intellectuel dont on a cru qu’il était inutile du fait de l’échec plus que désastreux de l’utopie communiste.
Illustration : « La Marchande de nougat », par Robert Doisneau, © Robert Doisneau, 1950
Ceci, du reste, est consolant. Car heureusement que le temps existe !
C'est lui, en somme, qui dépose lentement sa couronne au front des artistes. C'est lui le maître du palais.
On se grise encore de la musique de Chopin, tandis que les bardes des anciens rois, dont la fonction était de lécher les culs en rimant, sont tous oubliés. De même on écoute toujours Bach, Mozart, Dvorak, mais Mireille Mathieu, qui est bien plus riche qu'eux tous, finira dans le trou sans fond ; du reste, citez-moi une seule Mireille, un seul Souchon du temps passé. On ne sait plus.