Lundi 25 octobre 2010 à 20:48

J’ai employé, dans mon dernier article sur la notion d’économie de marché, le terme d’écosystème. Il me semble nécessaire de préciser le sens que je donne ici à ce mot (qui n’est pas très éloigné du sens que lui donnent les spécialistes de biologie ou de zoologie). Cette précision est importante, d’une part car je serai amené à employer à nouveau ce terme, et d’autre part car cette notion d’écosystème est à mon sens nécessaire pour aborder non seulement les questions « économiques », mais plus largement les questions qui touchent à la société, à la politique, etc.
 
Je tiens à préciser, en premier lieu, qu’il ne s’agit nullement d’invoquer un quelconque « système » à dénoncer ou à détruire (« le Système » au sens de « système capitaliste » ou de « système néolibéral » face auquel l’on trouverait légitimité à se révolter), mais d’une notion plus large, et qui laisse une grande part à l’indétermination aussi bien des relations entre personnes que des conséquences des actes individuels sur l’ensemble du « système ».
 
Un écosystème, dans mon vocabulaire, n’est pas à proprement parler un système constitué (comme le serait le « système capitaliste » dans certains discours de gauche radicale, dont je partage certaines idées sans adhérer à toutes), mais un ensemble de relations et de dynamiques qui, appréhendées séparément, ne permettent pas de percevoir leur place les unes par rapport aux autres. Le marché, par exemple, est un système au sens où l’on entend par là un ensemble de mécanismes particuliers, pertinents dans l’analyse des relations commerciales et économiques entre les hommes, y compris à grande échelle, mais la seule analyse des mécanismes propres au marché (que Friedrich Hayek regroupe, pour ce qui est des mécanismes de l’échange, sous le nom de catallaxie, notamment dans Droit, Législation et Liberté) ne suffit pas à saisir la façon dont se forme une société, quelles relations unissent les individus, dans quel cadre politique l’écosystème se forme. L’analyse séparée de chacun des éléments d’un écosystème ne permet pas, de fait, de produire une analyse d’ensemble pertinente de tel ou tel écosystème ; pire, cela risque de brouiller une telle analyse d’ensemble, en faisant négliger à chaque fois des éléments qui n’entrent pas dans l’analyse présente, alors qu’ils seraient de la plus haute utilité.
 
http://farm4.static.flickr.com/3396/3614942864_2faa95709d_o.jpgCe qui caractérise un écosystème, c’est en réalité la complexité de sa structure générale, et l’interdépendance de ses éléments épars, de même qu’un écosystème forestier n’est compréhensible dans son ensemble que si l’on prend en compte le rôle relatif des arbres, des oiseaux, des vers de terre et de bien d’autres éléments encore, et la façon dont chacun de ses éléments influe, directement ou indirectement, sur l’ensemble des autres. Ainsi, l’absence de vers de terre, dont le rôle dans l’écosystème forestier est d’aérer la terre, aurait des conséquences immédiates sur nombres de plantes, qui ne seraient plus nourries correctement par la terre, et partant sur les oiseaux, qui n’auraient plus de graines en suffisance pour se nourrir, sur les abeilles, qui manqueraient de pollen, et, le cas échéant, sur les proies de tel ou tel animal dont la survie dépend des oiseaux, proies qui, en l’absence de leur prédateur, auraient toute latitude pour proliférer jusqu’à être la cause de quelque catastrophe écologique. Toute modification, pour mineure qu’elle puisse paraître, a des effets profonds sur un écosystème : ainsi l’introduction du lapin sur une île comme l’Australie a-t-elle eu, du fait de l’absence de prédateur du lapin et de la propension de ce charmant animal à se reproduire en très grande quantité, des effets écologiques désastreux au cours des 150 dernières années. Tout était parti avec une modeste douzaine de lapins ; au sommet de leur prolifération, ces adorables rongeurs avaient atteint une population d’un milliard d’individus (à une époque où la population humaine mondiale dépassait péniblement les deux milliards).
 
La complexité qui caractérise les sociétés humaines, prises au sens large (rapports interpersonnels, rapports économiques, relations de pouvoir, usages et techniques, mais aussi rapport à notre environnement naturel), est à mon sens le mieux traduite par le terme d’écosystème. Lorsque j’effectue tel ou tel acte, et quelle que soit la fin que je vise, cet acte aura, le plus souvent, des conséquences plus ou moins fortes, soit directement sur tel ou tel individu, soit indirectement sur l’ensemble de l’écosystème dans lequel je vis, et mes lecteurs avec moi. Lorsque j’achète un livre, c’est avant tout parce que j’aime lire ou parce que j’en ai besoin pour mes recherches universitaires, mais cet achat, agrégé avec ceux de tous les autres amoureux de la lecture, a pour effet de fournir à mon libraire les moyens de sa propre subsistance, ce qui bénéficiera à quelque marchand de fruits, à un boulanger, ou encore à quelque marchand de vêtements ; et ainsi nos actes auront des conséquences, directes ou indirectes et que nous ne pouvons connaître entièrement, sur un grand nombre de personnes, ce qui fait qu’à chaque instant la masse des actes effectués par un grand nombre de personnes a des conséquences sur l’ensemble de l’écosystème duquel ces personnes participent. Même le froid hivernal, qui nous pousse à porter pull, manteau ou écharpe, a un rôle dans cette chaîne de conséquences largement indéterminées.
 
Toutefois, la masse d’actes effectués à chaque instant au sein d’un écosystème ne tend pas forcément à un bouleversement global permanent ; au contraire, s’il est impossible de connaître chacun des actes particuliers effectués par chacun des membres de l’écosystème, il est possible d’observer certaines tendances générales, et certains cycles réguliers, dont l’effet sur l’écosystème est connu. Il en va ainsi du cycle des saisons pour ce qui est du climat, ou de la nécessité pour nous de manger tous les jours, ce qui nous conduit à retourner régulièrement chez le boulanger, le fromager ou le boucher (sans préjuger du goût de mes lecteurs en matière d’alimentation). Ceci n’empêche pas notre écosystème de connaître des mutations, dès lors que l’une de ses composantes est modifiée dans sa structure même, et que cette modification a des effets sur l’ensemble de l’écosystème. Un changement de régime politique, le passage d’un régime absolutiste dominé par l’arbitraire à un régime démocratique réglé sur l’indépendance de la Justice, du pouvoir législatif et des représentants directs de l’État, a des effets sur la façon même dont s’organisent l’ensemble des activités humaines, du fait que le monarque, détenteur d’un pouvoir discrétionnaire et très étendu, a disparu, ce qui laisse plus de liberté dans leurs actes à ses anciens sujets (la presse, par exemple, n’a plus à craindre l’arbitraire monarchique, tandis que les citoyens peuvent eux-mêmes vaquer à leurs occupations sans crainte des foudres du monarque).
 
C’est cet ensemble de faits corrélés entre eux que je nomme écosystème. Je ne saurais faire la liste de tout ce qui entre en jeu dans un écosystème, ni évaluer le poids relatif de tel ou tel élément dans un écosystème donné, mais l’on peut établir une brève liste des éléments les plus fondamentaux de tout écosystème :
– régime politique (monarchie, dictature, démocratie, république, etc., et leurs variantes respectives) ;
– degré de libertés civiles et économiques ;
– système d’évaluation morale ;
– degré de redistribution économique ;
– rapport à la religion (religion d’État, interdiction des pratiques religieuses, neutralité face à la religion, laïcité, degré de pratique religieuse, poids de la religion dans les règles morales, etc.) ;
– degré de scolarisation et degré d’alphabétisation (le degré d’alphabétisation est fortement corrélé aux possibilités scientifiques, techniques et économiques d’un pays ; savoir lire et écrire est nécessaire pour s’informer, s’enquérir des lois mises en place par les détenteurs du pouvoir législatif, et participer à la vie politique) ;
– mode de conduite de l’économie (marché contrôlé, marché régulé, marché libre ; poids relatif de la finance dans les circuits économiques ; poids relatif des différents secteurs économiques ; etc.) ;
– forme des relations de pouvoir (au sens donné à ce mot par Michel Foucault : le pouvoir comme relation entre les personnes, et non comme objet concret).
 
Cette liste n’est pas, loin s’en faut, exhaustive ; elle permet cependant de juger de l’extrême complexité de tout écosystème, car aucun des éléments cités n’est entièrement indépendant des autres, et c’est leur enchevêtrement complexe qui forme un écosystème, qui a ceci d’un système qu’il ne correspond pas à la somme de ses parties, mais à leurs implications, y compris lorsqu’elles sont contradictoires, et à leurs multiples corrélations.

Photo : « Young Wild Rabbit eating dandelion flower » (Jeune lapin sauvage mangeant un pissenlit), par Gidzy, licence CC-by.

Lundi 4 octobre 2010 à 17:22

http://www.robert-doisneau.com/ressources/photo/2/diaporama,500-La-marchande-de-nougat,Paris-1950.jpeg
Nous parlions dans un précédent article du marché comme système d’échanges et de ses faiblesses intrinsèques. Cette très brève synthèse laissait toutefois en suspens la question de l’économie de marché : en effet, si la forme du marché est des plus communes, y compris dans des économies d’un faible niveau de complexité au regard de l’écosystème contemporain (économies insulaires comme en Polynésie, économies de troc, etc.), le passage du marché à l’économie de marché n’a rien ni de naturel, ni d’évident.
 
La définition la plus simple du marché comme ensemble de mécanismes et cadre d’échanges économiques n’est en effet, dans un premier temps, que descriptive. Tout échange économique peut être perçu comme une forme singulière de marché, même imparfait au sens classique du terme (asymétrie d’informations, concurrence faussée, etc.), et le marché est dans ce cadre le système de détermination des prix et d’affectation des ressources, en concurrence avec d’autres mécanismes qui modifient le fonctionnement d’ensemble du marché en tant que tel. Il en va ainsi du jugement moral ou du jugement esthétique, qui affectent le fonctionnement du marché sans en être constitutifs. Le passage de l’utilisation du marché comme système de détermination des prix et d’affectation des ressources à l’économie de marché relève en fait d’une transition d’apparence secondaire, saisie le plus souvent indépendamment de la compréhension des mécanismes de marché en eux-mêmes, et trop souvent mal comprise par ceux-là même qui en ont l’intuition.
 
C’est que, si le marché en lui-même est un outil extrêmement pratique, l’économie de marché n’est pas coextensive à l’existence et à l’application ordinaires des mécanismes de marché. Dans une économie de marché à proprement parler, le marché n’est pas simplement un outil parmi d’autres, il est aussi un système de valeurs et d’évaluation morale et esthétique. Autrement dit, est jugé bon ce que les mécanismes de marché portent aux nues, est jugé mauvais ce que les mécanismes de marché laissent stagner ; ou encore, ce qui est populaire (au sens marchand du terme) est bon, tandis que ce qui n’est pas populaire est mauvais. Curieusement, ce glissement a été dénoncé avec la plus grande vigueur par l’une des figures les plus attachées à l’ultralibéralisme et à l’individualisme contemporains, la romancière Ayn Rand, dans La Source vive. Dans le roman, l’architecte « moderniste » Howard Roark, dont les goûts ne sont guère en conformité avec le goût commun, préfère ne pas travailler plutôt que de voir son travail souillé pour complaire au goût commun, qu’il juge médiocre, ce qui revient à donner la préséance au jugement éthique et esthétique plutôt qu’à l’évaluation strictement marchande de son travail. Nous ne discuterons pas ici du génie ou de la bêtise d’Howard Roark ; retenons seulement qu’il incarne les valeurs défendues par Ayn Rand : individualisme, intégrité, respect du travail individuel contre le goût collectif.
 
Or précisément, les critères d’évaluation d’Howard Roark ne sont pas des critères marchands, mais bien des critères éthiques, ce qui signifie qu’Howard Roark, s’il accepte le marché comme système de détermination des prix et d’affectation des ressources, n’accepte pas l’économie de marché dans son entier, car il refuse de substituer à l’évaluation éthique qui est la sienne une évaluation marchande, fondée sur la popularité de son travail. Peu lui importe que ses immeubles soient qualifiés d’atrocités. Il n’est pas jugé viable selon les critères du marché, mais plutôt que d’accepter l’économie de marché au détriment de son intégrité, il préfère conserver l’indépendance de son jugement esthétique, quitte à ne pas recevoir de commandes. Si le roman dans son ensemble est très caricatural (Ayn Rand propose un choix bipolaire, individu ou collectif, et n’envisage pas d’articuler les deux pôles qu’elle juge diamétralement et radicalement opposés et incompatibles), il propose, contre toute attente, d’opposer à l’évaluation marchande, propre à l’économie de marché pleinement réalisée, l’évaluation éthique (au sens large, y compris l’évaluation esthétique), hors du marché lui-même. Qu’Howard Roark soit populaire ou non, peu importe, car il n’appartient pas au marché de produire des valeurs éthiques, au point qu’il n’y a pas concordance entre l’évaluation marchande et l’évaluation éthique.
 
Pour le dire simplement, un très bon film ou un très bon livre peuvent n’avoir aucun succès, et n’en être pas moins bons, tout comme ils peuvent connaître un immense succès sans en être amoindris. Le jugement, si l’on développe la pensée d’Ayn Rand jusque là où elle n’imaginait sans doute pas qu’elle pût cheminer, doit s’attacher à la chose elle-même, et non à son succès ou à son échec commercial. Dire que ce qui est populaire est bon parce que populaire, ou inversement que ce qui est populaire est mauvais parce que populaire, relève d’une confusion entre l’évaluation éthique et l’évaluation marchande. Certains films dits d’auteur, généreusement subventionnés par le CNC, et qui ne connaissent guère de succès, si ce n’est dans les colonnes des Cahiers du Cinéma, sont en vérité de très mauvais films, tandis que des films au succès mondial peuvent être de très bons films ; inversement, des films à succès peuvent n’être pas autre chose que du déchet (je pense notamment à la récente série des Twilight, adaptés de Stephenie Meyer), tandis que des films bien meilleurs ne connaîtront qu’un succès médiocre. Tout le problème est de ne pas se laisser duper par la substitution du jugement marchand au jugement éthique. Les romans de Marc Lévy sont des pavés de bêtise larmoyante sans aucune qualité littéraire, et ils ne le seraient pas moins si Marc Lévy était étranger au succès commercial ; tandis que les romans de James Ellroy, qui connaissent un grand succès, n’en sont pas moins d’excellents romans. C’est qu’il faut les juger, non pas d’après leur succès, mais d’après eux-mêmes : confondre « meilleure vente » avec « meilleur roman » (évaluation marchande positive) est aussi absurde que de juger que ce qui est populaire est mauvais (évaluation marchande négative).
 
Accepter l’économie de marché, c’est en somme accepter la confusion entre jugement éthique et jugement marchand. En prendre conscience sur le plan intellectuel, c’est s’offrir les moyens (presque luxueux au regard de l’incurie intellectuelle de nombre de nos politiques d’aujourd’hui) de ne pas confondre, d’une part le marché comme système d’échanges au sein d’un écosystème plus large, incluant le jugement éthique pour lui-même, et d’autre part l’économie de marché, qui fait glisser le marché du statut d’outil au statut de système d’évaluation morale, et c’est se donner l’occasion, à gauche, de relancer un débat qu’on croyait clos depuis la chute de l’URSS, et qui avait donné à la droite ce qui pourrait n’être qu’une victoire à la Pyrrhus, pour peu que des gens intelligents se saisissent de l’opportunité qui leur est offerte, et fassent l’effort intellectuel dont on a cru qu’il était inutile du fait de l’échec plus que désastreux de l’utopie communiste.

Illustration : « La Marchande de nougat », par Robert Doisneau, © Robert Doisneau, 1950

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