J’ai employé, dans mon dernier article sur la notion d’économie de marché, le terme d’écosystème. Il me semble nécessaire de préciser le sens que je donne ici à ce mot (qui n’est pas très éloigné du sens que lui donnent les spécialistes de biologie ou de zoologie). Cette précision est importante, d’une part car je serai amené à employer à nouveau ce terme, et d’autre part car cette notion d’écosystème est à mon sens nécessaire pour aborder non seulement les questions « économiques », mais plus largement les questions qui touchent à la société, à la politique, etc.
Je tiens à préciser, en premier lieu, qu’il ne s’agit nullement d’invoquer un quelconque « système » à dénoncer ou à détruire (« le Système » au sens de « système capitaliste » ou de « système néolibéral » face auquel l’on trouverait légitimité à se révolter), mais d’une notion plus large, et qui laisse une grande part à l’indétermination aussi bien des relations entre personnes que des conséquences des actes individuels sur l’ensemble du « système ».
Un écosystème, dans mon vocabulaire, n’est pas à proprement parler un système constitué (comme le serait le « système capitaliste » dans certains discours de gauche radicale, dont je partage certaines idées sans adhérer à toutes), mais un ensemble de relations et de dynamiques qui, appréhendées séparément, ne permettent pas de percevoir leur place les unes par rapport aux autres. Le marché, par exemple, est un système au sens où l’on entend par là un ensemble de mécanismes particuliers, pertinents dans l’analyse des relations commerciales et économiques entre les hommes, y compris à grande échelle, mais la seule analyse des mécanismes propres au marché (que Friedrich Hayek regroupe, pour ce qui est des mécanismes de l’échange, sous le nom de catallaxie, notamment dans Droit, Législation et Liberté) ne suffit pas à saisir la façon dont se forme une société, quelles relations unissent les individus, dans quel cadre politique l’écosystème se forme. L’analyse séparée de chacun des éléments d’un écosystème ne permet pas, de fait, de produire une analyse d’ensemble pertinente de tel ou tel écosystème ; pire, cela risque de brouiller une telle analyse d’ensemble, en faisant négliger à chaque fois des éléments qui n’entrent pas dans l’analyse présente, alors qu’ils seraient de la plus haute utilité.
Ce qui caractérise un écosystème, c’est en réalité la complexité de sa structure générale, et l’interdépendance de ses éléments épars, de même qu’un écosystème forestier n’est compréhensible dans son ensemble que si l’on prend en compte le rôle relatif des arbres, des oiseaux, des vers de terre et de bien d’autres éléments encore, et la façon dont chacun de ses éléments influe, directement ou indirectement, sur l’ensemble des autres. Ainsi, l’absence de vers de terre, dont le rôle dans l’écosystème forestier est d’aérer la terre, aurait des conséquences immédiates sur nombres de plantes, qui ne seraient plus nourries correctement par la terre, et partant sur les oiseaux, qui n’auraient plus de graines en suffisance pour se nourrir, sur les abeilles, qui manqueraient de pollen, et, le cas échéant, sur les proies de tel ou tel animal dont la survie dépend des oiseaux, proies qui, en l’absence de leur prédateur, auraient toute latitude pour proliférer jusqu’à être la cause de quelque catastrophe écologique. Toute modification, pour mineure qu’elle puisse paraître, a des effets profonds sur un écosystème : ainsi l’introduction du lapin sur une île comme l’Australie a-t-elle eu, du fait de l’absence de prédateur du lapin et de la propension de ce charmant animal à se reproduire en très grande quantité, des effets écologiques désastreux au cours des 150 dernières années. Tout était parti avec une modeste douzaine de lapins ; au sommet de leur prolifération, ces adorables rongeurs avaient atteint une population d’un milliard d’individus (à une époque où la population humaine mondiale dépassait péniblement les deux milliards).
La complexité qui caractérise les sociétés humaines, prises au sens large (rapports interpersonnels, rapports économiques, relations de pouvoir, usages et techniques, mais aussi rapport à notre environnement naturel), est à mon sens le mieux traduite par le terme d’écosystème. Lorsque j’effectue tel ou tel acte, et quelle que soit la fin que je vise, cet acte aura, le plus souvent, des conséquences plus ou moins fortes, soit directement sur tel ou tel individu, soit indirectement sur l’ensemble de l’écosystème dans lequel je vis, et mes lecteurs avec moi. Lorsque j’achète un livre, c’est avant tout parce que j’aime lire ou parce que j’en ai besoin pour mes recherches universitaires, mais cet achat, agrégé avec ceux de tous les autres amoureux de la lecture, a pour effet de fournir à mon libraire les moyens de sa propre subsistance, ce qui bénéficiera à quelque marchand de fruits, à un boulanger, ou encore à quelque marchand de vêtements ; et ainsi nos actes auront des conséquences, directes ou indirectes et que nous ne pouvons connaître entièrement, sur un grand nombre de personnes, ce qui fait qu’à chaque instant la masse des actes effectués par un grand nombre de personnes a des conséquences sur l’ensemble de l’écosystème duquel ces personnes participent. Même le froid hivernal, qui nous pousse à porter pull, manteau ou écharpe, a un rôle dans cette chaîne de conséquences largement indéterminées.
Toutefois, la masse d’actes effectués à chaque instant au sein d’un écosystème ne tend pas forcément à un bouleversement global permanent ; au contraire, s’il est impossible de connaître chacun des actes particuliers effectués par chacun des membres de l’écosystème, il est possible d’observer certaines tendances générales, et certains cycles réguliers, dont l’effet sur l’écosystème est connu. Il en va ainsi du cycle des saisons pour ce qui est du climat, ou de la nécessité pour nous de manger tous les jours, ce qui nous conduit à retourner régulièrement chez le boulanger, le fromager ou le boucher (sans préjuger du goût de mes lecteurs en matière d’alimentation). Ceci n’empêche pas notre écosystème de connaître des mutations, dès lors que l’une de ses composantes est modifiée dans sa structure même, et que cette modification a des effets sur l’ensemble de l’écosystème. Un changement de régime politique, le passage d’un régime absolutiste dominé par l’arbitraire à un régime démocratique réglé sur l’indépendance de la Justice, du pouvoir législatif et des représentants directs de l’État, a des effets sur la façon même dont s’organisent l’ensemble des activités humaines, du fait que le monarque, détenteur d’un pouvoir discrétionnaire et très étendu, a disparu, ce qui laisse plus de liberté dans leurs actes à ses anciens sujets (la presse, par exemple, n’a plus à craindre l’arbitraire monarchique, tandis que les citoyens peuvent eux-mêmes vaquer à leurs occupations sans crainte des foudres du monarque).
C’est cet ensemble de faits corrélés entre eux que je nomme écosystème. Je ne saurais faire la liste de tout ce qui entre en jeu dans un écosystème, ni évaluer le poids relatif de tel ou tel élément dans un écosystème donné, mais l’on peut établir une brève liste des éléments les plus fondamentaux de tout écosystème :
– régime politique (monarchie, dictature, démocratie, république, etc., et leurs variantes respectives) ;
– degré de libertés civiles et économiques ;
– système d’évaluation morale ;
– degré de redistribution économique ;
– rapport à la religion (religion d’État, interdiction des pratiques religieuses, neutralité face à la religion, laïcité, degré de pratique religieuse, poids de la religion dans les règles morales, etc.) ;
– degré de scolarisation et degré d’alphabétisation (le degré d’alphabétisation est fortement corrélé aux possibilités scientifiques, techniques et économiques d’un pays ; savoir lire et écrire est nécessaire pour s’informer, s’enquérir des lois mises en place par les détenteurs du pouvoir législatif, et participer à la vie politique) ;
– mode de conduite de l’économie (marché contrôlé, marché régulé, marché libre ; poids relatif de la finance dans les circuits économiques ; poids relatif des différents secteurs économiques ; etc.) ;
– forme des relations de pouvoir (au sens donné à ce mot par Michel Foucault : le pouvoir comme relation entre les personnes, et non comme objet concret).
Cette liste n’est pas, loin s’en faut, exhaustive ; elle permet cependant de juger de l’extrême complexité de tout écosystème, car aucun des éléments cités n’est entièrement indépendant des autres, et c’est leur enchevêtrement complexe qui forme un écosystème, qui a ceci d’un système qu’il ne correspond pas à la somme de ses parties, mais à leurs implications, y compris lorsqu’elles sont contradictoires, et à leurs multiples corrélations.
Photo : « Young Wild Rabbit eating dandelion flower » (Jeune lapin sauvage mangeant un pissenlit), par Gidzy, licence CC-by.