Mercredi 1er septembre 2010 à 18:54

L’histoire économique contredit bien souvent la théorie. Ainsi en fut-il, à partir de 1973, de la théorie qui voulait que l’inflation salariale, en accroissant la demande, favorisait la consommation, et plus largement la croissance économique. Il apparaissait jusqu’alors évident, du moins pour les keynésiens qui dominaient la scène depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, qu’inflation et croissance étaient intimement corrélées, car l’inflation favorisait la demande, et offrait de meilleurs débouchés à la production (l’offre). L’équilibre économique était virtuellement atteint : l’augmentation de la demande tirait la production vers le haut, ce qui limitait l’inflation (en réduisant la concurrence entre acheteurs autant qu’en réalisant des économies d’échelle pour les producteurs), la demande pouvait être entièrement satisfaite par une offre qui suivait son augmentation. Le marché, dans son ensemble, était proche de l’équilibre parfait entre offre et demande, et les ajustements se faisaient sans heurts. Plus tard, cette époque qui va de 1947 à 1974 fut nommée « les Trente Glorieuses », car elle avait été une époque d’expansion économique (au moins en ce qui concerne les États-Unis et la France), d’accroissement général du niveau de vie, d’innovation, et de paix intérieure (sur le plan extérieur, entre la guerre d’Indochine, la guerre d’Algérie, la guerre du Vietnam, la crise de Cuba, la guerre de Corée, la crise du Canal de Suez, on ne peut en dire autant). Les keynésiens voyaient triompher leur idée d’un capitalisme régulé, mais pas bridé, et le succès du communisme en Europe occidentale n’effaçait ni l’efficacité économique du capitalisme de l’après-guerre, ni les premiers succès de la construction européenne (entamée en 1950 avec la création de la CECA, poursuivie en 1957 avec le traité de Rome instituant la CEE). Il était possible, du moins dans les pays dits « développés » (France, Royaume-Uni, États-Unis, etc.), de croire à un « Âge d’or » fait de paix et de prospérité économique, pour peu que l’on fît abstraction des nombreuses crises et guerres qui secouèrent le Monde, et que l’on subsume aujourd’hui sous la Guerre froide.
 
Cette relativement belle situation trouva sa fin en 1973 avec le premier choc pétrolier et la crise économique qui suivit. Un nouveau phénomène apparut : la stagflation, mot-valise qui reliait inflation (hausse des prix à la consommation) et stagnation de la production et de la consommation. Le problème laissa les économistes démunis, en premier lieu les keynésiens, défenseurs de « plans de relance » (destinés à soutenir la demande pour favoriser la croissance de l’offre et la croissance économique) qui s’avérèrent inefficaces. C’est de cette époque que datent les premiers grands succès théoriques et pratiques des libéraux de l’école autrichienne (qui suivaient et développaient les idées de Ludwig von Mises et de Friedrich Hayek) et de l’école de Chicago (qui suivaient les idées, entre autres, de Milton Friedman ; « école » qu’il ne faut pas confondre avec l’école de Chicago en sciences sociales, qui est bien antérieure à Milton Friedman et à ses suiveurs). Alors que, durant les « Trente Glorieuses », l’État avait été un acteur central et avoué de l’économie, l’esprit était à la réduction de la place de l’État, à la baisse des impôts (qui étaient supposés détourner les richesses des circuits de consommation au profit d’un État hypertrophié et déjà « socialiste », un point sur lequel nous reviendrons en une autre occasion, qui relève en particulier de la complexe articulation entre individuel et collectif) et au libéralisme dérégulé. Attachons-nous en premier lieu à comprendre les mécanismes généraux de la stagflation, qui expliquent en partie l’échec des politiques d’inspiration keynésienne à partir de 1973-1974.
 
Sans nous plonger dans tous les détails de l’histoire du Proche-Orient à la fin des années 1960 (de la guerre des Six Jours en juin 1967 à la guerre du Kippour en octobre 1973), rappelons qu’une coalition de pays arabes, menée par l’Égypte et la Syrie, attaqua Israël le 6 octobre 19731, moment que choisit l’OPEP pour limiter sa production de pétrole brut en vue de faire grimper le cours de l’« or noir » et tirer de plus larges bénéfices de l’exploitation pétrolière, afin aussi de gagner du poids face aux États-Unis et Israël. La conséquence fut, comme l’on peut s’y attendre au vu du poids du pétrole dans l’économie contemporaine (voir « Après Deepwater Horizon »), une inflation généralisée en Europe comme aux États-Unis2, du fait de la très large palette d’usages du pétrole (y compris pour la production et le transport de céréales, qui impliquent tracteurs et camions), que les « plans de relance » par l’inflation salariale ne pouvaient pas contrecarrer efficacement, car cela supposait une hausse supplémentaire de l’inflation jusqu’à un point qui risquait de freiner la demande encore plus que l’inflation initiale (un cas d’hyperinflation où la hausse des prix serait si forte que les salaires ne suivraient pas, ce qui entraînerait une chute de la demande, et par suite une situation de dépression économique très grave).
 
Ce phénomène atypique fut l’occasion pour les tenants de la déréglementation, de la dérégulation et de la mise à l’écart des États des questions économiques et monétaires (Milton Friedman, parmi d’autres, a défendu l’idée que toute politique économique ou monétaire d’État était par nature nuisible, et qu’à ce titre le seul rôle de l’État, si l’on voulait le conserver, devrait être de veiller à limiter l’inflation, idée somme toute compréhensible au vu de son accélération au milieu des années 1970). Il fallut encore quelques années avant que leurs idées soient appliquées, ainsi qu’elles le furent au Royaume-Uni sous Margaret Thatcher, ou aux États-Unis sous Ronald Reagan, qui tous deux s’orientèrent vers des baisses d’impôts, supposés favoriser la consommation et la production, entre autres parce que les économistes postulaient qu’une moindre imposition favoriserait les investissements et la circulation des capitaux, ce qui n’est pas faux en soi mais mérite d’être mesuré jusque dans ses conséquences en termes d’accroissement des inégalités sociales, attendu que l’État est forcé soit de couper dans les processus de redistribution et ses différents postes budgétaires, soit de supporter un déficit budgétaire abyssal, ainsi que ce fut le cas aux États-Unis sous la présidence de Ronald Reagan (un déficit qui se chiffre en centaines de milliards de dollars US), tandis que le Royaume-Uni de Margaret Thatcher était confronté au chômage, aux grèves et aux inégalités sociales. Les options politiques et économiques prises dans les années 1980 (dans la foulée du deuxième choc pétrolier, lié à la Révolution iranienne, qui entraîna une nouvelle flambée inflationniste), qui ouvrirent la voie à la « financiarisation » de l’économie, c’est-à-dire la domination des activités financières, bancaires, boursières, etc., dont les crédits à la consommation et les crédits hypothécaires « subprimes » sont les signes les plus visibles, aux côtés d’instruments plus méconnus comme les assurances sur défaut de paiement « CDS » (credit default swap), cessibles séparément des titres qu’elles couvrent (voir Jacques Adda, « Les CDS : une arme de destruction financière ? », in Alternatives Économiques 290, avril 2010), sur l’économie de production-consommation qui dominait jusqu’alors la scène économique, le tout aidé par l’informatisation généralisée des marchés boursiers et des transactions (la détermination en continu des prix par une série d’algorithmes mathématiques automatisés, et les transactions opérées par quelques clics de souris et quelques lignes tapées sur le clavier).
 
Nous voilà aujourd’hui, plus de trente ans après la première occurrence de la « stagflation », englués dans une nouvelle crise de grande ampleur que les « solutions » proposées par les ultralibéraux dans les années 1970 et 1980 peinent, une fois de plus, à résoudre. Il faut dire que ces « solutions » sont aussi celles qui ont ouvert la voie à ces dernières crises (subprimes, crise de la dette...), ce qui laisse la place au doute sur la capacité des ultralibéraux de tous horizons à répondre efficacement à une crise qu’ils n’ont pas su anticiper.Pour plus de détails, se reporter à Duroselle, Jean-Baptiste et Kaspi, André, Histoire des relations internationales, tome 2 : de 1945 à nos jours, deuxième partie, chap. 2, sections IV et V, Armand Colin, Paris, 2009.En France, l’inflation atteignit 9,2 % en 1973, 13,7 % en 1974 et 11,8 % en 1975, contre des valeurs qui n’ont que rarement dépassé 2 % entre 2000 et 2010, avec un pic à 2,8 % en 2008, année de la crise. Aux États-Unis, l’inflation atteignit les 12 % en 1974, juste après le choc pétrolier.
 

1. Pour plus de détails, se reporter à Duroselle, Jean-Baptiste et Kaspi, André, Histoire des relations internationales, tome 2 : de 1945 à nos jours, deuxième partie, chap. 2, sections IV et V, Armand Colin, Paris, 2009.
2. En France, l’inflation atteignit 9,2 % en 1973, 13,7 % en 1974 et 11,8 % en 1975, contre des valeurs qui n’ont que rarement dépassé 2 % entre 2000 et 2010, avec un pic à 2,8 % en 2008, année de la crise. Aux États-Unis, l’inflation atteignit les 12 % en 1974, juste après le choc pétrolier.
Par dissertation methodology le Mardi 10 avril 2012 à 13:44
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Par cégeladás portál le Lundi 28 août 2023 à 16:21
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