Dimanche 7 novembre 2010 à 17:15

Il est souvent reproché à Nicolas Sarkozy d’être un « néolibéral ». Sans nous attarder sur le manque de précision du terme de « néolibéral », qui tient souvent du fourre-tout pour tout ce qui déplaît à tel ou tel mouvement politique ou intellectuel (et sans nous attarder non plus sur ces mouvements eux-mêmes), il y a lieu de s’interroger sur le libéralisme, réel ou supposé, de Nicolas Sarkozy. Nicolas Sarkozy, « ami des riches », l’homme du Fouquet’s, défenseur de la veuve Liliane Bettencourt et de l’orphelin Arnaud Lagardère, est-il libéral ? La réponse paraîtra aller de soi à un lecteur peu averti, mais dès lors que l’on s’attache à ce qui constitue véritablement un libéral, il apparaît que Nicolas Sarkozy n’est pas plus libéral que Vincent Bolloré n’est humaniste.
 
Il n’est pas question ici de retracer l’histoire des courants libéraux depuis le XVIIIe siècle, ni de faire l’inventaire des divergences entre libéraux classiques, néoclassiques, libertariens, néolibéraux et j’en passe. Ce travail a déjà été effectué, de différentes façons, par Pierre Manent (Les Libéraux, Gallimard, Paris, 1986, rééd. « Tel » 2001), Michel Foucault (Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France 1978-1979, Gallimard-Seuil « Hautes Études », Paris, 2004) ou encore sous la direction de Gilles Kévorkian (La pensée libérale. Histoire et controverses, Ellipses, Paris, 2010). Pour l’heure, je me contenterai de rappeler les fondements philosophiques du libéralisme classique du XVIIIe siècle, qui sont repris et débattus dans toute la pensée libérale ultérieure, de H. Spencer à P. Salin en passant par F. A. Hayek, M. Friedman et G. Becker, mais aussi par des auteurs plus proches de la gauche comme J. Rawls ou A. Sen, dont les apports à la philosophie et à la pensée économique contemporaines sont considérables.
 
La notion fondatrice du libéralisme est, comme le nom de ce courant l’indique, la liberté. À ce titre, des auteurs aussi différents dans leur pensée et dans les développements qu’elle a connus que B. Spinoza (Éthique, Traité politique) et B. Mandeville (La Fable des Abeilles) peuvent être rattachés, en tant que précurseurs, à la pensée libérale, car l’un et l’autre défendent l’idée qu’il convient de défendre la liberté de l’homme (libertés politiques et libertés religieuses pour l’un, libertés morales pour l’autre). Au-delà des divergences entre auteurs, le libéralisme demeure une pensée de la liberté, mais les libéraux classiques y ont ajouté l’idée d’efficacité. La question « comment atteindre efficacement une fin donnée ? » est devenue centrale à la fin du XVIIIe siècle, avec des auteurs comme A. Smith, puis D. Ricardo, alors qu’elle n’était abordée que de biais chez B. Mandeville, qui considérait que la liberté morale (notamment sur la question du luxe, voir La Fable des Abeilles, Remarque P), ou les vices privés, était plus à même de produire du bien public que la vertu, d’où le sous-titre de sa Fable : Private Vices, Publick Benefits, traduit un peu lourdement par « Les vices privés font le bien public » dans l’édition française (Vrin, Paris, 1990, rééd. 1998).
 
Une analyse détaillée des notions de liberté ou d’efficacité, de leur emploi par les libéraux au cours du temps, et de leurs implications, n’a pas sa place ici. Retenons seulement que les libéraux classiques revendiquent aussi bien les libertés civiles (liberté de la presse, libertés politiques, liberté d’opinion et d’expression, etc.) que les libertés économiques (réduites un peu grossièrement au « libre marché » ou à la « libre concurrence »), et n’entendent habituellement pas défavoriser les unes au bénéfice des autres (nous ne nous attarderons pas sur les erreurs méthodologiques que les libéraux commettent presque tous, notamment en négligeant les effets des relations de pouvoir et la servitude qu’elles peuvent entraîner dès lors qu’une égale liberté de départ est contrebalancée par la capacité des uns à asservir les autres, ce que la formule « liberté du renard dans le poulailler » a le mérite de résumer de façon percutante). Pour la suite de cet article, nous considérerons qu’être libéral implique de respecter les libertés publiques, de ne pas prôner la censure à tout propos, de ne pas laisser les uns exercer leur liberté au détriment des autres. Je suis à nouveau forcé d’écarter des questions qui mériteraient que l’on s’y attarde, telles que l’éventuelle liberté de proférer des opinions reconnues comme fausses (le créationnisme contre la théorie darwinienne de l’évolution), voire franchement dangereuses (le racisme, l’antisémitisme, l’appel au terrorisme) ; ces questions ont déjà été largement débattues, et il est difficile d’y répondre de façon tranchée, dans le sens de la liberté ou dans le sens de la restriction. J. S. Mill en propose une analyse fort intéressante, bien que discutable, dans De la liberté (Gallimard, Paris, 1990 pour la présente édition française).
 
Ce chemin parcouru, il devient plus aisé de répondre à des questions telles que « Nicolas Sarkozy est-il libéral ? », « le gouvernement de Nicolas Sarkozy est-il libéral ? », et la réponse n’est pas celle que l’on pouvait attendre de prime abord. Assurément, sur certains points, Nicolas Sarkozy est proche des libéraux néoclassiques (désengagement de l’État dans la fourniture d’un certain nombre de services publics, par exemple), mais sur nombre d’autres points, Nicolas Sarkozy et son gouvernement ne sont clairement pas libéraux. La loi dite Hadopi, qui met en place un système de contrôle et de censure d’internet au détriment de la liberté des usagers du réseau, est anti-libérale. La LOPPSI (Loi d’orientation et de programmation pour la sécurité intérieure), qui, dans ses différentes versions, crée des restrictions aux libertés publiques (vidéo-surveillance à outrance1, en particulier), est anti-libérale. Ni Nicolas Sarkozy, ni son gouvernement, qui piétinent volontiers les libertés publiques lorsque cela les arrange, ne sauraient être qualifiés de libéraux sans commettre d’abus de langage.

1. Sur la question de la vidéo-surveillance, j’invite le lecteur à lire les articles que J.-M. Manach y a consacrés sur son blog Bug Brother, tels que « Et si on vidéosurveillait les chambres à coucher ? », « Un rapport prouve l’inefficacité de la vidéosurveillance », ou « L’impact de la vidéosurveillance est de l’ordre de 1 % », ainsi que « La vidéosurveillance, ça coûte cher et rien ne dit que ça marche », par Chloé Leprince pour Rue89.

Lundi 25 octobre 2010 à 20:48

J’ai employé, dans mon dernier article sur la notion d’économie de marché, le terme d’écosystème. Il me semble nécessaire de préciser le sens que je donne ici à ce mot (qui n’est pas très éloigné du sens que lui donnent les spécialistes de biologie ou de zoologie). Cette précision est importante, d’une part car je serai amené à employer à nouveau ce terme, et d’autre part car cette notion d’écosystème est à mon sens nécessaire pour aborder non seulement les questions « économiques », mais plus largement les questions qui touchent à la société, à la politique, etc.
 
Je tiens à préciser, en premier lieu, qu’il ne s’agit nullement d’invoquer un quelconque « système » à dénoncer ou à détruire (« le Système » au sens de « système capitaliste » ou de « système néolibéral » face auquel l’on trouverait légitimité à se révolter), mais d’une notion plus large, et qui laisse une grande part à l’indétermination aussi bien des relations entre personnes que des conséquences des actes individuels sur l’ensemble du « système ».
 
Un écosystème, dans mon vocabulaire, n’est pas à proprement parler un système constitué (comme le serait le « système capitaliste » dans certains discours de gauche radicale, dont je partage certaines idées sans adhérer à toutes), mais un ensemble de relations et de dynamiques qui, appréhendées séparément, ne permettent pas de percevoir leur place les unes par rapport aux autres. Le marché, par exemple, est un système au sens où l’on entend par là un ensemble de mécanismes particuliers, pertinents dans l’analyse des relations commerciales et économiques entre les hommes, y compris à grande échelle, mais la seule analyse des mécanismes propres au marché (que Friedrich Hayek regroupe, pour ce qui est des mécanismes de l’échange, sous le nom de catallaxie, notamment dans Droit, Législation et Liberté) ne suffit pas à saisir la façon dont se forme une société, quelles relations unissent les individus, dans quel cadre politique l’écosystème se forme. L’analyse séparée de chacun des éléments d’un écosystème ne permet pas, de fait, de produire une analyse d’ensemble pertinente de tel ou tel écosystème ; pire, cela risque de brouiller une telle analyse d’ensemble, en faisant négliger à chaque fois des éléments qui n’entrent pas dans l’analyse présente, alors qu’ils seraient de la plus haute utilité.
 
http://farm4.static.flickr.com/3396/3614942864_2faa95709d_o.jpgCe qui caractérise un écosystème, c’est en réalité la complexité de sa structure générale, et l’interdépendance de ses éléments épars, de même qu’un écosystème forestier n’est compréhensible dans son ensemble que si l’on prend en compte le rôle relatif des arbres, des oiseaux, des vers de terre et de bien d’autres éléments encore, et la façon dont chacun de ses éléments influe, directement ou indirectement, sur l’ensemble des autres. Ainsi, l’absence de vers de terre, dont le rôle dans l’écosystème forestier est d’aérer la terre, aurait des conséquences immédiates sur nombres de plantes, qui ne seraient plus nourries correctement par la terre, et partant sur les oiseaux, qui n’auraient plus de graines en suffisance pour se nourrir, sur les abeilles, qui manqueraient de pollen, et, le cas échéant, sur les proies de tel ou tel animal dont la survie dépend des oiseaux, proies qui, en l’absence de leur prédateur, auraient toute latitude pour proliférer jusqu’à être la cause de quelque catastrophe écologique. Toute modification, pour mineure qu’elle puisse paraître, a des effets profonds sur un écosystème : ainsi l’introduction du lapin sur une île comme l’Australie a-t-elle eu, du fait de l’absence de prédateur du lapin et de la propension de ce charmant animal à se reproduire en très grande quantité, des effets écologiques désastreux au cours des 150 dernières années. Tout était parti avec une modeste douzaine de lapins ; au sommet de leur prolifération, ces adorables rongeurs avaient atteint une population d’un milliard d’individus (à une époque où la population humaine mondiale dépassait péniblement les deux milliards).
 
La complexité qui caractérise les sociétés humaines, prises au sens large (rapports interpersonnels, rapports économiques, relations de pouvoir, usages et techniques, mais aussi rapport à notre environnement naturel), est à mon sens le mieux traduite par le terme d’écosystème. Lorsque j’effectue tel ou tel acte, et quelle que soit la fin que je vise, cet acte aura, le plus souvent, des conséquences plus ou moins fortes, soit directement sur tel ou tel individu, soit indirectement sur l’ensemble de l’écosystème dans lequel je vis, et mes lecteurs avec moi. Lorsque j’achète un livre, c’est avant tout parce que j’aime lire ou parce que j’en ai besoin pour mes recherches universitaires, mais cet achat, agrégé avec ceux de tous les autres amoureux de la lecture, a pour effet de fournir à mon libraire les moyens de sa propre subsistance, ce qui bénéficiera à quelque marchand de fruits, à un boulanger, ou encore à quelque marchand de vêtements ; et ainsi nos actes auront des conséquences, directes ou indirectes et que nous ne pouvons connaître entièrement, sur un grand nombre de personnes, ce qui fait qu’à chaque instant la masse des actes effectués par un grand nombre de personnes a des conséquences sur l’ensemble de l’écosystème duquel ces personnes participent. Même le froid hivernal, qui nous pousse à porter pull, manteau ou écharpe, a un rôle dans cette chaîne de conséquences largement indéterminées.
 
Toutefois, la masse d’actes effectués à chaque instant au sein d’un écosystème ne tend pas forcément à un bouleversement global permanent ; au contraire, s’il est impossible de connaître chacun des actes particuliers effectués par chacun des membres de l’écosystème, il est possible d’observer certaines tendances générales, et certains cycles réguliers, dont l’effet sur l’écosystème est connu. Il en va ainsi du cycle des saisons pour ce qui est du climat, ou de la nécessité pour nous de manger tous les jours, ce qui nous conduit à retourner régulièrement chez le boulanger, le fromager ou le boucher (sans préjuger du goût de mes lecteurs en matière d’alimentation). Ceci n’empêche pas notre écosystème de connaître des mutations, dès lors que l’une de ses composantes est modifiée dans sa structure même, et que cette modification a des effets sur l’ensemble de l’écosystème. Un changement de régime politique, le passage d’un régime absolutiste dominé par l’arbitraire à un régime démocratique réglé sur l’indépendance de la Justice, du pouvoir législatif et des représentants directs de l’État, a des effets sur la façon même dont s’organisent l’ensemble des activités humaines, du fait que le monarque, détenteur d’un pouvoir discrétionnaire et très étendu, a disparu, ce qui laisse plus de liberté dans leurs actes à ses anciens sujets (la presse, par exemple, n’a plus à craindre l’arbitraire monarchique, tandis que les citoyens peuvent eux-mêmes vaquer à leurs occupations sans crainte des foudres du monarque).
 
C’est cet ensemble de faits corrélés entre eux que je nomme écosystème. Je ne saurais faire la liste de tout ce qui entre en jeu dans un écosystème, ni évaluer le poids relatif de tel ou tel élément dans un écosystème donné, mais l’on peut établir une brève liste des éléments les plus fondamentaux de tout écosystème :
– régime politique (monarchie, dictature, démocratie, république, etc., et leurs variantes respectives) ;
– degré de libertés civiles et économiques ;
– système d’évaluation morale ;
– degré de redistribution économique ;
– rapport à la religion (religion d’État, interdiction des pratiques religieuses, neutralité face à la religion, laïcité, degré de pratique religieuse, poids de la religion dans les règles morales, etc.) ;
– degré de scolarisation et degré d’alphabétisation (le degré d’alphabétisation est fortement corrélé aux possibilités scientifiques, techniques et économiques d’un pays ; savoir lire et écrire est nécessaire pour s’informer, s’enquérir des lois mises en place par les détenteurs du pouvoir législatif, et participer à la vie politique) ;
– mode de conduite de l’économie (marché contrôlé, marché régulé, marché libre ; poids relatif de la finance dans les circuits économiques ; poids relatif des différents secteurs économiques ; etc.) ;
– forme des relations de pouvoir (au sens donné à ce mot par Michel Foucault : le pouvoir comme relation entre les personnes, et non comme objet concret).
 
Cette liste n’est pas, loin s’en faut, exhaustive ; elle permet cependant de juger de l’extrême complexité de tout écosystème, car aucun des éléments cités n’est entièrement indépendant des autres, et c’est leur enchevêtrement complexe qui forme un écosystème, qui a ceci d’un système qu’il ne correspond pas à la somme de ses parties, mais à leurs implications, y compris lorsqu’elles sont contradictoires, et à leurs multiples corrélations.

Photo : « Young Wild Rabbit eating dandelion flower » (Jeune lapin sauvage mangeant un pissenlit), par Gidzy, licence CC-by.

Lundi 4 octobre 2010 à 17:22

http://www.robert-doisneau.com/ressources/photo/2/diaporama,500-La-marchande-de-nougat,Paris-1950.jpeg
Nous parlions dans un précédent article du marché comme système d’échanges et de ses faiblesses intrinsèques. Cette très brève synthèse laissait toutefois en suspens la question de l’économie de marché : en effet, si la forme du marché est des plus communes, y compris dans des économies d’un faible niveau de complexité au regard de l’écosystème contemporain (économies insulaires comme en Polynésie, économies de troc, etc.), le passage du marché à l’économie de marché n’a rien ni de naturel, ni d’évident.
 
La définition la plus simple du marché comme ensemble de mécanismes et cadre d’échanges économiques n’est en effet, dans un premier temps, que descriptive. Tout échange économique peut être perçu comme une forme singulière de marché, même imparfait au sens classique du terme (asymétrie d’informations, concurrence faussée, etc.), et le marché est dans ce cadre le système de détermination des prix et d’affectation des ressources, en concurrence avec d’autres mécanismes qui modifient le fonctionnement d’ensemble du marché en tant que tel. Il en va ainsi du jugement moral ou du jugement esthétique, qui affectent le fonctionnement du marché sans en être constitutifs. Le passage de l’utilisation du marché comme système de détermination des prix et d’affectation des ressources à l’économie de marché relève en fait d’une transition d’apparence secondaire, saisie le plus souvent indépendamment de la compréhension des mécanismes de marché en eux-mêmes, et trop souvent mal comprise par ceux-là même qui en ont l’intuition.
 
C’est que, si le marché en lui-même est un outil extrêmement pratique, l’économie de marché n’est pas coextensive à l’existence et à l’application ordinaires des mécanismes de marché. Dans une économie de marché à proprement parler, le marché n’est pas simplement un outil parmi d’autres, il est aussi un système de valeurs et d’évaluation morale et esthétique. Autrement dit, est jugé bon ce que les mécanismes de marché portent aux nues, est jugé mauvais ce que les mécanismes de marché laissent stagner ; ou encore, ce qui est populaire (au sens marchand du terme) est bon, tandis que ce qui n’est pas populaire est mauvais. Curieusement, ce glissement a été dénoncé avec la plus grande vigueur par l’une des figures les plus attachées à l’ultralibéralisme et à l’individualisme contemporains, la romancière Ayn Rand, dans La Source vive. Dans le roman, l’architecte « moderniste » Howard Roark, dont les goûts ne sont guère en conformité avec le goût commun, préfère ne pas travailler plutôt que de voir son travail souillé pour complaire au goût commun, qu’il juge médiocre, ce qui revient à donner la préséance au jugement éthique et esthétique plutôt qu’à l’évaluation strictement marchande de son travail. Nous ne discuterons pas ici du génie ou de la bêtise d’Howard Roark ; retenons seulement qu’il incarne les valeurs défendues par Ayn Rand : individualisme, intégrité, respect du travail individuel contre le goût collectif.
 
Or précisément, les critères d’évaluation d’Howard Roark ne sont pas des critères marchands, mais bien des critères éthiques, ce qui signifie qu’Howard Roark, s’il accepte le marché comme système de détermination des prix et d’affectation des ressources, n’accepte pas l’économie de marché dans son entier, car il refuse de substituer à l’évaluation éthique qui est la sienne une évaluation marchande, fondée sur la popularité de son travail. Peu lui importe que ses immeubles soient qualifiés d’atrocités. Il n’est pas jugé viable selon les critères du marché, mais plutôt que d’accepter l’économie de marché au détriment de son intégrité, il préfère conserver l’indépendance de son jugement esthétique, quitte à ne pas recevoir de commandes. Si le roman dans son ensemble est très caricatural (Ayn Rand propose un choix bipolaire, individu ou collectif, et n’envisage pas d’articuler les deux pôles qu’elle juge diamétralement et radicalement opposés et incompatibles), il propose, contre toute attente, d’opposer à l’évaluation marchande, propre à l’économie de marché pleinement réalisée, l’évaluation éthique (au sens large, y compris l’évaluation esthétique), hors du marché lui-même. Qu’Howard Roark soit populaire ou non, peu importe, car il n’appartient pas au marché de produire des valeurs éthiques, au point qu’il n’y a pas concordance entre l’évaluation marchande et l’évaluation éthique.
 
Pour le dire simplement, un très bon film ou un très bon livre peuvent n’avoir aucun succès, et n’en être pas moins bons, tout comme ils peuvent connaître un immense succès sans en être amoindris. Le jugement, si l’on développe la pensée d’Ayn Rand jusque là où elle n’imaginait sans doute pas qu’elle pût cheminer, doit s’attacher à la chose elle-même, et non à son succès ou à son échec commercial. Dire que ce qui est populaire est bon parce que populaire, ou inversement que ce qui est populaire est mauvais parce que populaire, relève d’une confusion entre l’évaluation éthique et l’évaluation marchande. Certains films dits d’auteur, généreusement subventionnés par le CNC, et qui ne connaissent guère de succès, si ce n’est dans les colonnes des Cahiers du Cinéma, sont en vérité de très mauvais films, tandis que des films au succès mondial peuvent être de très bons films ; inversement, des films à succès peuvent n’être pas autre chose que du déchet (je pense notamment à la récente série des Twilight, adaptés de Stephenie Meyer), tandis que des films bien meilleurs ne connaîtront qu’un succès médiocre. Tout le problème est de ne pas se laisser duper par la substitution du jugement marchand au jugement éthique. Les romans de Marc Lévy sont des pavés de bêtise larmoyante sans aucune qualité littéraire, et ils ne le seraient pas moins si Marc Lévy était étranger au succès commercial ; tandis que les romans de James Ellroy, qui connaissent un grand succès, n’en sont pas moins d’excellents romans. C’est qu’il faut les juger, non pas d’après leur succès, mais d’après eux-mêmes : confondre « meilleure vente » avec « meilleur roman » (évaluation marchande positive) est aussi absurde que de juger que ce qui est populaire est mauvais (évaluation marchande négative).
 
Accepter l’économie de marché, c’est en somme accepter la confusion entre jugement éthique et jugement marchand. En prendre conscience sur le plan intellectuel, c’est s’offrir les moyens (presque luxueux au regard de l’incurie intellectuelle de nombre de nos politiques d’aujourd’hui) de ne pas confondre, d’une part le marché comme système d’échanges au sein d’un écosystème plus large, incluant le jugement éthique pour lui-même, et d’autre part l’économie de marché, qui fait glisser le marché du statut d’outil au statut de système d’évaluation morale, et c’est se donner l’occasion, à gauche, de relancer un débat qu’on croyait clos depuis la chute de l’URSS, et qui avait donné à la droite ce qui pourrait n’être qu’une victoire à la Pyrrhus, pour peu que des gens intelligents se saisissent de l’opportunité qui leur est offerte, et fassent l’effort intellectuel dont on a cru qu’il était inutile du fait de l’échec plus que désastreux de l’utopie communiste.

Illustration : « La Marchande de nougat », par Robert Doisneau, © Robert Doisneau, 1950

Vendredi 17 septembre 2010 à 12:39

Parfois, les gens disent des choses intéressantes. Voici Patrice Cambronne, historien, conférencier, auteur, gentleman ; pour ce monsieur, l'Histoire, en tant que discipline, est la « quête de critères d'intelligibilité dans un réel disloqué1 ». C'est le travail de déchiffrement effectué par l'intellect ; voyez, en sciences naturelles, les constructions des systématiciens.

Un jeu étymologique – monsieur Cambronne adore s'amuser avec les mots – nous donne cette proposition : l'historien est l'être dont le métier est de réduire à l'essence. Et Cambronne de s'échauffer : il s'agit ici de « saisir l'είδος platonicien », le code qui serpente sous le chaos des apparences. Un être humain se doit de se pencher sur les mystères, sur le grouillement des faits qui s'offrent à lui, pour en révéler les dynamiques, et, pourquoi pas, émettre, à la suite de son travail, une proposition, voire une prédiction.

Et pourquoi un être humain le devrait-il ? Ne pourrait-on se contenter de paître ? Car c'est ce que font la majorité de nos congénères : ils paissent, ou sont tellement occupés à survivre qu'ils ne pensent qu'à des moments très précis, et sur des sujets en nombre fort limité.

À cela, on peut répondre que penser, même une fois par jour, c'est déjà discriminer. C'est faire des tas, c'est extraire des tendances, ébaucher une théorie. Que ce soit en fouillant une montagne d'ordures ou une salle d'archives, en préparant une soupe ou en résolvant une colle en Sciences de l'Ingénieur, nous travaillons tous en activant les mêmes familles de processus. Même Depardieu2.

Il n'est pas sans valeur de rappeler que c'est un phonographe, c'est à dire une foutue bête machine à restituer du son et non du sens, qui émet, dans la pièce de Jean Cocteau, cette fameuse idiotie : « puisque ces mystères me dépassent, feignons d'en être l'organisateur » (Les Mariés de la Tour-Eiffel). Tout le monde n'est pas un inculte politicien ou un acteur bouffon ; il y faut une sacrée dose d'avidité, et de l'aveuglement obstiné. Je ne veux pas voir ! Bien entendu, il s'agira ici d'un aveuglement sélectif. Tôt ou tard, pour progresser, un être humain – même un courtisan, surtout un courtisan – a besoin de faire taire les pensées de son personnage (de son masque) pour étudier librement les problèmes qui se posent à lui.

Et l'on voit alors que ce sont les individus qui utilisent les systèmes de lecture les plus tolérants qui vont le plus loin, quoi qu'ils puissent restituer ensuite... Si, pour effectuer votre travail de réflexion, vous commencez par dresser une ossature interprétative trop raidie de dogmes, vous n'irez nulle part, et vos recherches n'aboutiront sur aucune découverte ; tout au plus empilerez-vous textes sur textes, au bout de quoi vous pourriez bien ne jamais avoir fait que de l'exégèse. Voyez, à titre d'exemple, au sujet de la crise de Suez (1956) et du concept de liquidation du colonialisme (cf. A. Protopopov), les interprétations de l'Est et de l'Ouest : pour les Soviétiques, Suez « aurait été une des causes de cette liquidation » tandis que les Américains voulaient y voir une « manifestation de cette liquidation3 ». Où l'on voit que l'idéologie peut colorer absolument n'importe quoi.

Vous êtes face à une porte inconnue, menant à de l'inconnu. Vous pouvez utiliser la clé qu'on vous a donnée, et dont il est dit qu'elle est la seule clé, universelle, qui ouvre toutes les portes ; et si vous n'arrivez pas à ouvrir avec cette clé, c'est que vous êtes coupable – apostat, traître, chien courant de l'ennemi, quelque chose à détruire.

Vous pouvez aussi étudier la serrure, et, à tâtons, concevoir une clé qui finira par ouvrir pour de bon ce qui pour l'instant est clos.
 

Culture identitaire, culture endophasique :

Il en est ainsi pour l'étude de l'Histoire, c'est à dire pour le regard que vous posez sur le passé de votre espèce, ou de votre peuple : si c'est un mythe qui vous domine, si des dogmes vous canalisent (« les politiques, c'est de la merde »), le déni de réalité qui en découle vous précipitera dans des impasses, et dans le ridicule ; l'eschatologie même, éventuellement, vous échappera, tandis que vous vivrez dans le monde idéalisé de votre bulle. Le professeur Yadh ben Achour, de la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis, raccroche un tel cheminement bouclé sur lui-même aux cultures identitaires : ainsi, dit-il, s'invente une nation qui se « fixe des horizons de pensée sur le culte de son identité, rêvée ou réelle ». Bien entendu, c'est valable aussi au niveau des individus.

Très dangereuse pour elle-même et pour les autres (cf. Le terrorisme a-t-il des fondements culturels ? 4, une telle culture se caractérise par une « surévaluation d'un facteur tel que la langue, la religion, l'histoire... », un projet d'envergure mystique ou mythique ; les exemples sont nombreux, dans ce siècle comme dans le précédent : en Israël, en Palestine, en Iran...

Autre type de culture fermée, xénophobe et ne supportant aucune confrontation : « Les circonstances peuvent faire qu'un peuple n'arrive plus à parler aux autres ; il se parle à l'intérieur ». Monsieur ben Achour introduit ici à la notion de culture endophasique : « Certitude d'être dans le droit chemin, celui de la vérité, de détenir cette dernière à titre exclusif. Ensuite, l'exaltation, c'est-à-dire la soumission de la pensée à des modes passionnels de réflexion ». Sacralisation, transcendance, magnification de la communauté5 : l'individu ne compte plus, et le sacrifice pourra être, non pas exigé, mais demandé depuis en-haut, et réclamé, en outre, par de nombreux volontaires d'en-bas6. Voyez les USA, l'URSS, la Flandre, Israël de nouveau, et tous les fanatismes.

Ces deux états maladifs n'ont pas forcément de rapports avec la teneur des textes fondateurs : le Coran, la Bible, le Capital ou le Contrat social ne sont pas responsables de ce qu'en font ensuite les gens. La religion de paix et d'amour des chrétiens n'a rien à voir avec les phénomènes de l'Inquisition, des croisades, des princes-évêques combattants, des massacres de Cathares ou de Vaudois, des dragonnades, des bûchers, des tortures sans nombre, etc. etc. etc..., toutes horreurs qui furent commises au nom du Christ aimant tel qu'introduit par Paul. C'est pourquoi monsieur Ben Achour insiste : ce sont les circonstances qui précipitent les peuples dans, par exemple, l'endophasie. Nous ne sommes jamais à l'abri.
 

La norme comme seul issue :

Mais ce sont les structures de son gouvernement qui plongent une nation dans le néant. Car l'esprit, pour être fertile, a besoin de se frotter au danger ; danger que, malheureusement, une législation de culture fermée, c'est-à-dire d'abord prescriptive, cherchera à écarter en tout point : interdit d'aller trop vite, trop lentement, trop fort, trop loin ; il est interdit de douter du code, il est interdit de penser hors des rails de sécurité, il est interdit de faire autrement que. Ce danger nous guette, jusqu'en Occident évidemment : nous autres rions ou nous affligeons en regardant comment les gens vivent sous une théocratie, mais le Meilleur des mondes n'est-il pas souvent une aimable maquette de cet univers dans lequel nous, consommateurs plus que citoyens, et surtout en France, nous vivons ? Lisant l'ouvrage d'Aldous Huxley, ou même lisant 1984 de George Orwell, souvent vous vous direz que ces deux romans sont devenus fades, parce qu'ils sont aujourd'hui, assez fréquemment, en-dessous de votre réalité.

Et ceci a des conséquences immédiatement dangereuses : car, si trop de règlements gomment les différences entre les êtres vicieux et les êtres vertueux en lissant les comportements, l'on ne peut alors plus jamais juger du sac, pour reprendre le mot de Naudé, « que sur son étiquette7 » ; qui plus est, sur une étiquette officielle. En outre, voici qu'on enlève au méchant toute sa responsabilité, et au bon son mérite. La loi, ici, s'éloigne de la morale qu'elle est supposée incarner par ses articles ; la loi remplace la conscience, ce qui est injustifiable.

La bonne intégration à la société passe alors par l'application à rester dans la norme  : mieux vaut être normal que bon. Sous le regard attentif des autres, vous agitez vos membres et parlez comme on attend que vous le fassiez, marionnette que surveille en outre la toute puissante police, politique ou religieuse. C'est-à-dire que la morale, qui surplombe toute activité législative, a été évincée. Le Prince s'est mis à sa place, et dirige maintenant les juges. D'où l'intérêt d'avoir, ô démocraties, une bonne constitution, si vous tenez à surnager8.
 

Cultures et architectures :

Je regarde des plans de tombes des premiers dynastes de la terre d'Égypte. Du roi Aha, nous avons un ensemble funéraire « en comète », avec le tombeau du souverain en avant, suivi d'un sillage de plus petits monuments, tombeaux subsidiaires alignés sur deux rangs : ordonnancement parfait pour une tête de dynastie, où l'on en est encore à se tailler un territoire, à se faire un nom... Le Prince ne règne pas encore absolument sur des possessions héritées, il est plutôt chef de troupe.

Et puis voici la tombe de Djer, fils d'Aha : centripète. Vaste chambre funéraire entourée de monuments mineurs qui sont les tombes des courtisans, des ministres, de la famille ; plus de trois-cents sépultures, et l'on parle même de sacrifices. Ce plan ébauche l'organigramme d'un État déjà autocratique.

Dans le premier cas : culture ouverte d'apprentissage, de conquête – Attila ; dans le second : culture fermée d'exploitation, de pérennisation d'un système – Tibère.

Sous-jacents même aux mythes, les espoirs et les monstres. Ce matin, je me suis réveillé avec cette phrase, énoncée d'une voix claire par un enfant qui se tenait dans une fosse : « ce qu'il y a sous l'acropole, sous même les fondations, est de la même famille que ces expériences mortes dont on a orné les tours de la cathédrale de Laon ». J'attire l'attention sur les « expériences mortes » ; les bœufs représentés en taille réelle sur les tours de cet édifice font référence à un petit miracle, c'est-à-dire à une dynamique de création qui n'a pas eu de suite. En effet, le pouvoir du miracle n'a qu'un temps, et la puissance de son évocation se perd comme s'efface le bouillonnement d'un sillage. Partant, il est un peu vain de s'en prévaloir trop longtemps, et l'on ne saurait fonder une domination sur un tel fait sans, le plus rapidement possible, s'attacher à convertir cette énergie en quelque chose de plus durable : murailles, règlements, nominations, dynastie.

Le problème étant que l'utilisation du fait miraculeux encadre toujours le jeu de l'opérateur, et lui donne une coloration dont il ne pourra plus se défaire tout à fait ; le mythe intervient alors comme point de foi, ou d'idéologie, jusque dans les ordonnances rendues par le Sénat. Ainsi a-t-on appelé les premiers dynastes d'Égypte des Horus.

Or, voici : le silence solennel des vieilles forêts peut aider à comprendre ce dans quoi baigne la nef de la cathédrale, tandis que les corniches extérieures crépitent de cauchemars finalement inutiles, car menaces incarnées dans de l'inerte, propos absurdes aboyés dans le vide, effets ratés.

Élans dedans, carcans dehors. Une rigidité qui se fait jour sur les parois, tandis qu'à l'intérieur règne encore l'émerveillement primal. Du reste, on a rarement torturé dans une nef, mais sur les parvis presque toujours ; une cathédrale vue de l'extérieur, c'est d'abord un programme de domination.

Nous avons ainsi, saisies dans un même édifice, deux façons de se diriger dans le monde, deux sentiments moteurs ; ce couple s'apparente à ce qui peut être lu dans les ensembles funéraires d'Aha et de Djer. Pour aller vite : le désir d'un côté, l'avarice de l'autre.
 

Désir, avarice :

Désir. Sentant le besoin de s'émanciper, des humains s'assemblent et fondent une abbaye, une bourgade entre sept collines, un territoire libre au fond d'une baie. Pour réaliser leurs souhaits, ils se mettent à l'écoute du monde : nulle pensée ne les effraie, nulle technique n'est interdite en soi. Il ne théorisent pas encore, mais ils se font pragmatiques ; ils bâtissent au service d'une cause générale et collective : Athènes, Rome, Clairvaux.

Cependant, ils articulent parfois leur action autour d'un opportun miracle ou fait légendaire, qui leur donnera force et cohésion mais aussi empoisonnera leur futur d'un mythe omniprésent auquel toutes les pensées seront dès lors assujetties, ce qui ôtera aux héritiers souplesse et liberté. Ces miracles sont des accélérateurs du destin, qui précipitent les puissances qu'ils ont intronisées vers l'âge adulte, mais aussi vers la sénescence. C'est pourquoi je prétends qu'il faut s'en émanciper dès que possible, comme l'ont fait les Montfort de leur oie miraculeuse (qu'ils ont traînée tout de même pendant quelque temps ; voyez ce qu'en dit Naudé9). On parle couramment de blanchiment d'argent ; n'oublions pas le blanchiment de blason.

Vient ensuite la période de la gestion des acquis, ou de celle d'une dynamique (Rome n'a pu s'empêcher de grossir), que l'on assoit sur un corpus législatif reflétant le plus fidèlement possible les aspirations des bâtisseurs (lois de Solon). Les vertus de ce moment-là tiennent un peu à celles du miracle : elles consolident ; partant, elles donnent la direction. On ne peut certes plus divaguer, mais l'on n'explore plus les hasards.

L'institutionnalisation d'une façon d'être, c'est-à-dire la fixation de la forme, entraîne celle des appétits, et des hiérarchies. Un exemple somptueux est celui du Vatican. Ce mode de transmission est favorisé par les premiers cercles du pouvoir ; avec l'habitude se décantera peu à peu une caste de courtisans. Avarice.
 

Stérilisations :

Cette rigidité du système le rend vite impuissant face à une déferlante imprévue, surtout lorsque celle-ci est propulsée par un fameux désir. N'importe qui est capable de comprendre pourquoi il vaut mieux être Attila que Valentinien III.

De même, l'endophasie d'une culture, stade extrême de verrouillage, la fragilise au plus haut point. Son rêve et ses prescriptions la rendent inapte à survivre à un phénomène qui la priverait de ses mythes, de ses slogans, ou de son carburant. Faut-il des exemples ? L'effondrement de l'URSS, la chute de l'empire Austro-Hongrois sont assez récents pour qu'on s'en souvienne encore sans avoir besoin d'ouvrir des livres.

Et ces dangers guettent tout le monde, y compris la très fameuse patrie de la liberté, fondée sur un désir énorme d'émancipation : les États-Unis d'Amérique. Qui oserait rappeler que les textes fondateurs de la nation américaine ne laissent pas grande place à Dieu – tandis qu'il apparaît sur les billets de banque – pourrait bien se faire taxer de communiste, d' « ennemi de la Nation », comme ailleurs on est « ennemi de l'Islam » quand on se permet de remettre au jour quelques vieilles évidences datant du Prophète. La frénésie de verrouillage dont a fait preuve, au début du siècle, la société étasunienne est, à cet égard, exemplaire. L'endophasie vous guette, ô faucons : « Aujourd'hui, nous nous préparons à une attaque potentielle pouvant venir de l'espace comme du cyberespace. Seuls les États-Unis ont la rapidité, le pouvoir et la capacité pour protéger notre nation du siècle à venir »10 (c'est moi qui mets les italiques).

Les actes et les paroles qui découlent de cette façon de voir envisagent non seulement le monde et le cybermonde comme des territoires ennemis, mais aussi le temps. Ce n'est pas forcément faire preuve d'aveuglement, bien entendu, mais c'est, assurément, vouloir mettre un casque et un gilet pare-balles pour traverser la vie ; c'est, déjà, se méfier d'absolument tout le monde. On franchit vite le pas menant au Maccarthysme.

La Cité sur la colline s'est barricadée ; les pentes sont devenues des champs de tir. Les rêveries de Lafayette, les idéaux de Washington, de Franklin, de Jefferson, sont loin, et s'éloignent encore ; on risque bien d'en arriver à ne défendre plus que leurs momies, vieux papiers dans des coffres blindés surveillés par des armées de robots. Imaginez un monde privé de dignité réelle, fonctionnant de manière automatique – algorithmique, pourrait-on dire – entièrement occupé à prendre en charge tous les aspects de la vie des citoyens, à ne leur laisser d'initiative qu'à l'intérieur de champs étroits et sans importance. Cette absence de confiance tend à transformer les cœurs en de grises forteresses, méfiantes, souvent xénophobes.

Protéger notre nation du siècle à venir ?! Bon sang, les gars, mais vous ne vous relisez jamais ? Quel enfant d'Occident, avec le monde entier ouvert devant lui tel un beau fruit, pourrait imaginer le siècle à venir d'abord comme une menace ? Le désenchantement des juvéniles est un crime contre l'espèce ; c'est vouloir les transformer en potiches vides, incapables de lancer des mutations, ennemies de ces mêmes mutations – physiques ou culturelles – qui sont pourtant les meilleurs signes de notre vitalité, et les garantes de notre survie.
 

Fertilisations :

Le 9 septembre 1997, eut lieu à Paris, au siège de l'UNESCO, un intéressant échange entre Stephen Jay Gould, naturaliste spécialiste de l'Évolution et des théories qui en découlent, et le philosophe Edgar Morin, sociologue11. Stephen Jay Gould fit remarquer que l'on ne doit pas parler d'évolution culturelle, puisqu'une évolution ne permet pas à plusieurs espèces de se modifier en s'interpénétrant, tandis que des idées d'origines et de cultures très différentes peuvent se mélanger, comme on mélange des bouts de code : « Le changement culturel est Lamarckien, il permet la transmission de caractères acquis » via le mélange des lignées. Gould a un mot : il parle de « fertilisation croisée »... Il finit par qualifier un tel changement non pas d'évolution, au sens Darwinien, mais d'infection.

C'est important, car cette infection renforce les capacités de survie de l'espèce humaine, en lui proposant tout un éventail de comportements qu'une culture fermée tiendrait pour de pure abominations, au sens hébraïque du terme. De tels comportements exotiques ne vont pas forcément de soi, bien entendu, mais, sous certaines conditions, ils peuvent s'avérer bienfaisants.

Il faut le répéter : « Les métissages sont par ailleurs créateurs de diversité, de civilisation, comme on le voit au Brésil » et aussi aux USA, qui sont décidément très paradoxaux mais qui pourraient bien, finalement, confirmer cette déclaration d'Hölderlin, citée par Morin : « Quand le péril croît, croît ce qui sauve »... Respecter et ne point mépriser a priori les cultures étrangères, c'est donner à l'espèce des chances supplémentaires d'évoluer.

« L'espérance mène plus loin que la peur » (Jünger). Pourquoi faut-il que des milliards de gens se replient sur un rêve, et haïssent qui ne rêve pas comme eux ? Voici aussi pourquoi l'art ne saurait être contenu dans le pittoresque. L'art dévoile, il déflore, propulse, débroussaille ; il agrandit le paysage tout autant qu'une découverte scientifique ou philosophique. Hitler n'aima que le pittoresque. Depardieu, quand il pousse ses borborygmes devant Michel Denizot, est pittoresque, et rien de mieux.

Au bout de son allocution, le professeur Yadh ben Achour, issu d'un faisceau de cultures potentiellement endophasiques – ou l'étant déjà –, affirme haut et fort son amour pour les cultures ouvertes, de type déductif. Ce qui ne veut pas dire qu'il s'incline devant l'Occident ! Ce serait oublier l'obscurantisme énorme qui régnait au nord des Pyrénées, à l'époque où le Royaume de Grenade était un des joyaux de l'humanité ; ce serait oublier l'état dans lequel se trouve la pensée politique en France, ou l'inquiétante peste qui se répand en Belgique, et les tares des États-Unis, qu'on espère en convalescence.

Si l'on appelle « Satan » une figure à laquelle je rattache les soumissions à l'avidité, à la peur, au chaos, à l'immaturité, à la faiblesse – toutes soumissions qui sont typiques des milieux à cultures endophasiques ou identitaires (clubs de hooligans, groupuscules terroristes, sectes, théocraties, cour de récréation) – alors on peut dire que si une culture fermée est un revolver chargé, armé, braqué sur l'avenir, une culture ouverte est un revolver chargé, armé, braqué sur la tempe de Satan.

© A.E. Berger
 



 

1 http://www.canal-u.tv/content/view/videos/156646

2 Depardieu G., invité au Grand Journal de Canal + pour la mort de Claude Chabrol : « les politiques, c'est de la merde [...] mais j'aime bien Nicolas Sarkozy, quand même, parce qu'il a osé faire des choses absolument incroyables ». Vous voyez, même lui sait discriminer, c'est bien un signe ! Vous devriez pouvoir y arriver dix fois mieux.

3 cf. Marc Ferro : Suez, naissance d'un tiers-monde, Éd. Complexe, 1982-1987-1995.

4 http://www.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=1328

5 Yadh ben Achour : Islam et mondialisation, Études interculturelles 2.2008, p.19.

6 On peut retrouver, en se battant un peu, une version écrite de l'allocution de monsieur ben Achour sur le site VitamineDz, en passant par le cache de votre moteur de recherche, avec les mots-clés appropriés – mais pour combien de temps ? Sinon, il reste la version audio, subtilement différente, citée en note 2, et que j'utilise pour le présent texte.

7 Gabriel Naudé : Considérations politiques sur les coups d'État, 1639.

8 « Mieux vaut être normal que bon ». Voyez, dans Le Christ recrucifié, de Nikos Kazantzákis , la position des gens du village anatolien de Lykovrissi, et les arguments du pope pour sanctifier cette allégation moisie. Ceux qui marchent sur les traces du Christ sont dénoncés, excommuniés par le représentant de l'Église, et détruits. L'injustice règne, l'ordre inique perdure pour le plus grand bien des notables ; le mensonge se déploie sans contraintes, puisqu'il a la loi avec lui.

9 cf. note 7.

10 Déclaration d'intention de l'AFCYBER (2008), qui œuvra pour assurer et renforcer la dominance de l'USAF dans le cyberespace, tenu pour un nouveau théâtre de conflits. Le terme dominance doit être lu comme une capacité ; en l'occurrence, celle de mener une guerre la plus asymétrique possible (domination totale de l'un des acteurs).

11 Extraits publiés par Le Monde du 16 septembre 1997.

Mercredi 1er septembre 2010 à 18:54

L’histoire économique contredit bien souvent la théorie. Ainsi en fut-il, à partir de 1973, de la théorie qui voulait que l’inflation salariale, en accroissant la demande, favorisait la consommation, et plus largement la croissance économique. Il apparaissait jusqu’alors évident, du moins pour les keynésiens qui dominaient la scène depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, qu’inflation et croissance étaient intimement corrélées, car l’inflation favorisait la demande, et offrait de meilleurs débouchés à la production (l’offre). L’équilibre économique était virtuellement atteint : l’augmentation de la demande tirait la production vers le haut, ce qui limitait l’inflation (en réduisant la concurrence entre acheteurs autant qu’en réalisant des économies d’échelle pour les producteurs), la demande pouvait être entièrement satisfaite par une offre qui suivait son augmentation. Le marché, dans son ensemble, était proche de l’équilibre parfait entre offre et demande, et les ajustements se faisaient sans heurts. Plus tard, cette époque qui va de 1947 à 1974 fut nommée « les Trente Glorieuses », car elle avait été une époque d’expansion économique (au moins en ce qui concerne les États-Unis et la France), d’accroissement général du niveau de vie, d’innovation, et de paix intérieure (sur le plan extérieur, entre la guerre d’Indochine, la guerre d’Algérie, la guerre du Vietnam, la crise de Cuba, la guerre de Corée, la crise du Canal de Suez, on ne peut en dire autant). Les keynésiens voyaient triompher leur idée d’un capitalisme régulé, mais pas bridé, et le succès du communisme en Europe occidentale n’effaçait ni l’efficacité économique du capitalisme de l’après-guerre, ni les premiers succès de la construction européenne (entamée en 1950 avec la création de la CECA, poursuivie en 1957 avec le traité de Rome instituant la CEE). Il était possible, du moins dans les pays dits « développés » (France, Royaume-Uni, États-Unis, etc.), de croire à un « Âge d’or » fait de paix et de prospérité économique, pour peu que l’on fît abstraction des nombreuses crises et guerres qui secouèrent le Monde, et que l’on subsume aujourd’hui sous la Guerre froide.
 
Cette relativement belle situation trouva sa fin en 1973 avec le premier choc pétrolier et la crise économique qui suivit. Un nouveau phénomène apparut : la stagflation, mot-valise qui reliait inflation (hausse des prix à la consommation) et stagnation de la production et de la consommation. Le problème laissa les économistes démunis, en premier lieu les keynésiens, défenseurs de « plans de relance » (destinés à soutenir la demande pour favoriser la croissance de l’offre et la croissance économique) qui s’avérèrent inefficaces. C’est de cette époque que datent les premiers grands succès théoriques et pratiques des libéraux de l’école autrichienne (qui suivaient et développaient les idées de Ludwig von Mises et de Friedrich Hayek) et de l’école de Chicago (qui suivaient les idées, entre autres, de Milton Friedman ; « école » qu’il ne faut pas confondre avec l’école de Chicago en sciences sociales, qui est bien antérieure à Milton Friedman et à ses suiveurs). Alors que, durant les « Trente Glorieuses », l’État avait été un acteur central et avoué de l’économie, l’esprit était à la réduction de la place de l’État, à la baisse des impôts (qui étaient supposés détourner les richesses des circuits de consommation au profit d’un État hypertrophié et déjà « socialiste », un point sur lequel nous reviendrons en une autre occasion, qui relève en particulier de la complexe articulation entre individuel et collectif) et au libéralisme dérégulé. Attachons-nous en premier lieu à comprendre les mécanismes généraux de la stagflation, qui expliquent en partie l’échec des politiques d’inspiration keynésienne à partir de 1973-1974.
 
Sans nous plonger dans tous les détails de l’histoire du Proche-Orient à la fin des années 1960 (de la guerre des Six Jours en juin 1967 à la guerre du Kippour en octobre 1973), rappelons qu’une coalition de pays arabes, menée par l’Égypte et la Syrie, attaqua Israël le 6 octobre 19731, moment que choisit l’OPEP pour limiter sa production de pétrole brut en vue de faire grimper le cours de l’« or noir » et tirer de plus larges bénéfices de l’exploitation pétrolière, afin aussi de gagner du poids face aux États-Unis et Israël. La conséquence fut, comme l’on peut s’y attendre au vu du poids du pétrole dans l’économie contemporaine (voir « Après Deepwater Horizon »), une inflation généralisée en Europe comme aux États-Unis2, du fait de la très large palette d’usages du pétrole (y compris pour la production et le transport de céréales, qui impliquent tracteurs et camions), que les « plans de relance » par l’inflation salariale ne pouvaient pas contrecarrer efficacement, car cela supposait une hausse supplémentaire de l’inflation jusqu’à un point qui risquait de freiner la demande encore plus que l’inflation initiale (un cas d’hyperinflation où la hausse des prix serait si forte que les salaires ne suivraient pas, ce qui entraînerait une chute de la demande, et par suite une situation de dépression économique très grave).
 
Ce phénomène atypique fut l’occasion pour les tenants de la déréglementation, de la dérégulation et de la mise à l’écart des États des questions économiques et monétaires (Milton Friedman, parmi d’autres, a défendu l’idée que toute politique économique ou monétaire d’État était par nature nuisible, et qu’à ce titre le seul rôle de l’État, si l’on voulait le conserver, devrait être de veiller à limiter l’inflation, idée somme toute compréhensible au vu de son accélération au milieu des années 1970). Il fallut encore quelques années avant que leurs idées soient appliquées, ainsi qu’elles le furent au Royaume-Uni sous Margaret Thatcher, ou aux États-Unis sous Ronald Reagan, qui tous deux s’orientèrent vers des baisses d’impôts, supposés favoriser la consommation et la production, entre autres parce que les économistes postulaient qu’une moindre imposition favoriserait les investissements et la circulation des capitaux, ce qui n’est pas faux en soi mais mérite d’être mesuré jusque dans ses conséquences en termes d’accroissement des inégalités sociales, attendu que l’État est forcé soit de couper dans les processus de redistribution et ses différents postes budgétaires, soit de supporter un déficit budgétaire abyssal, ainsi que ce fut le cas aux États-Unis sous la présidence de Ronald Reagan (un déficit qui se chiffre en centaines de milliards de dollars US), tandis que le Royaume-Uni de Margaret Thatcher était confronté au chômage, aux grèves et aux inégalités sociales. Les options politiques et économiques prises dans les années 1980 (dans la foulée du deuxième choc pétrolier, lié à la Révolution iranienne, qui entraîna une nouvelle flambée inflationniste), qui ouvrirent la voie à la « financiarisation » de l’économie, c’est-à-dire la domination des activités financières, bancaires, boursières, etc., dont les crédits à la consommation et les crédits hypothécaires « subprimes » sont les signes les plus visibles, aux côtés d’instruments plus méconnus comme les assurances sur défaut de paiement « CDS » (credit default swap), cessibles séparément des titres qu’elles couvrent (voir Jacques Adda, « Les CDS : une arme de destruction financière ? », in Alternatives Économiques 290, avril 2010), sur l’économie de production-consommation qui dominait jusqu’alors la scène économique, le tout aidé par l’informatisation généralisée des marchés boursiers et des transactions (la détermination en continu des prix par une série d’algorithmes mathématiques automatisés, et les transactions opérées par quelques clics de souris et quelques lignes tapées sur le clavier).
 
Nous voilà aujourd’hui, plus de trente ans après la première occurrence de la « stagflation », englués dans une nouvelle crise de grande ampleur que les « solutions » proposées par les ultralibéraux dans les années 1970 et 1980 peinent, une fois de plus, à résoudre. Il faut dire que ces « solutions » sont aussi celles qui ont ouvert la voie à ces dernières crises (subprimes, crise de la dette...), ce qui laisse la place au doute sur la capacité des ultralibéraux de tous horizons à répondre efficacement à une crise qu’ils n’ont pas su anticiper.Pour plus de détails, se reporter à Duroselle, Jean-Baptiste et Kaspi, André, Histoire des relations internationales, tome 2 : de 1945 à nos jours, deuxième partie, chap. 2, sections IV et V, Armand Colin, Paris, 2009.En France, l’inflation atteignit 9,2 % en 1973, 13,7 % en 1974 et 11,8 % en 1975, contre des valeurs qui n’ont que rarement dépassé 2 % entre 2000 et 2010, avec un pic à 2,8 % en 2008, année de la crise. Aux États-Unis, l’inflation atteignit les 12 % en 1974, juste après le choc pétrolier.
 

1. Pour plus de détails, se reporter à Duroselle, Jean-Baptiste et Kaspi, André, Histoire des relations internationales, tome 2 : de 1945 à nos jours, deuxième partie, chap. 2, sections IV et V, Armand Colin, Paris, 2009.
2. En France, l’inflation atteignit 9,2 % en 1973, 13,7 % en 1974 et 11,8 % en 1975, contre des valeurs qui n’ont que rarement dépassé 2 % entre 2000 et 2010, avec un pic à 2,8 % en 2008, année de la crise. Aux États-Unis, l’inflation atteignit les 12 % en 1974, juste après le choc pétrolier.

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