La récente baisse des taux de crédit immobilier, et le lancement d’une réforme du plan d’épargne logement (PEL) destinée à le rendre plus attractifs pour les acheteurs potentiels de biens immobiliers, réjouit les acteurs du marché immobilier et semble, en premier jugement (assez hâtif), favoriser l’accès à la propriété pour un plus grand nombre de personnes. Il semble que le slogan « tous propriétaires » trouve là sa réponse concrète : enfin, il devient possible pour une plus grande partie des Français d’accéder à la propriété de leur logement, qui serait une forme de sécurité.
Il convient de réviser ce premier jugement, car il est fait en ne tenant aucun compte du fonctionnement réel du marché immobilier et de ses implications sociales. La baisse du taux de crédit tend à faciliter l’achat, autrement dit, elle engendre une hausse de la demande immobilière. Or, en matière de marché immobilier, l’offre n’est pas modulable immédiatement : entre le moment où la demande augmente et le moment où l’offre s’y ajuste, il peut se passer beaucoup de temps (le temps de construire de nouveaux logements), et l’offre peut tout aussi bien ne pas s’ajuster, comme c’est le cas à Paris (la ville est déjà « pleine », et augmenter sensiblement l’offre immobilière suppose de créer de nouveaux logements en quantité suffisante). Le déséquilibre induit entre offre et demande tire les prix vers le haut, attendu que la concurrence entre acheteurs ne trouve pas sa contrepartie dans la concurrence entre vendeurs (la hausse de la demande n’engendre pas immédiatement, voire pas du tout, de hausse de l’offre par hausse de la production, ce qui est le cas théorique « parfait » sur un marché de productions de biens comme les automobiles, les lave-linge ou les cuillers à pot, dès lors que la demande n’excède pas les capacités de production permises par l’exploitation des matières premières, ce qui n’arrive guère sur les marchés de biens de grande consommation). Localement, le marché fonctionne, puisque les prix s’ajustent en fonction de l’offre et de la demande (toujours à Paris, la demande est à ce point plus importante que l’offre que le mètre carré atteint facilement les 7 000 à 10 000 euros), ce qui contrebalance les facilités d’accès créées par l’abondance accrue de crédit.
Le « tous propriétaires », dont on pouvait croire qu’il devenait possible avec l’abondance de crédit, se trouve contredit par le fonctionnement même du marché immobilier : l’augmentation des prix réduit l’attractivité du crédit, qui coûte certes moins cher en proportion (chaque euro coûte moins cher), mais plus cher dans l’ensemble (il faut contracter un crédit plus important, ce qui revient vite plus cher même si le taux est plus bas). L’augmentation du nombre de propriétaires potentiels se traduit, dans les faits, par un accès plus difficile à la propriété, et ce d’autant plus que chaque bien vendu représente une unité d’offre en moins, ce qui concourt à la hausse générale des prix.
Ce piège du crédit à taux bas a d’autres effets, que l’on entrevoit déjà d’après ce qui a été dit précédemment. La hausse générale des prix à la vente est doublée d’une hausse des prix à la location, ce qui revient à exclure les classes sociales les moins aisées du marché local (excepté les HLM, qui fonctionnent, en théorie, hors marché ; dans le cas contraire, leurs loyers seraient aussi élevés que dans le parc locatif privé, attendu que la demande est de très loin supérieure à l’offre), autrement dit : la baisse des taux de crédit immobilier, loin de favoriser l’accès à la propriété, tend à rejeter les classes sociales « pauvres » de plus en plus loin des centres urbains, par un effet « accordéon » assez particulier. La hausse des prix parisiens rejette d’abord les classes pauvres dans la « petite couronne », mais exclut aussi relativement vite les classes « moyennes », qui s’installent dans la périphérie immédiate de Paris, soit la petite couronne, y faisant monter les prix (non seulement de l’immobilier, mais aussi de la consommation courante) jusqu’à renvoyer les classes pauvres vers les banlieues plus éloignées, surtout les moins bien desservies par les transports en commun (RER en ce qui concerne la région parisienne), ce qui participe d’une forme de ségrégation spatiale aux effets sociaux complexes et pour le moins délétères1.
Demeure une question : puisque le « tous propriétaires » n’est ni envisageable sur le plan économique, du fait de l’ajustement du marché immobilier par les prix et non par l’offre, ni souhaitable sur le plan social, du fait de la ségrégation spatiale qui en résulte, quelle proportion de la population devrait être propriétaire, et louer des biens immobiliers ? Force est de constater que la location est une forme d’exploitation capitaliste : la location d’un bien génère un revenu que son propriétaire ne doit pas à son travail, mais à la seule exploitation de son capital immobilier, ce qui revient à faire primer, si l’on conserve la distinction classique entre travail et capital (distinction opérée avant tout par les économistes classiques, de Ricardo à Marx, largement remise en cause par les néoclassiques, mais qui demeure suffisamment pertinente pour notre propos), le revenu du capital sur le revenu du travail (d’autant plus que, dans cette optique, le capital immobilier est l’instrument de captation du revenu du travail). La concentration du parc immobilier entre les mains d’un petit nombre de propriétaires n’est de fait guère souhaitable, car elle favoriserait les revenus du capital (en l’occurrence, d’un capital assez « paresseux » : être propriétaire immobilier demande d’autant moins de travail que le revenu généré permet de déléguer ce travail à des gestionnaires chargés de l’entretien des biens, du contact avec les locataires et des diverses transactions). Ce serait donner une prime au capital, pour ne pas dire une prime à la paresse, au détriment du travail, et ce même en considérant que le travail est une forme de « capital humain » (thèse défendue par, entre autres, Gary Becker2).
Le problème est loin d’être simple : d’un côté, être propriétaire de son logement n’est pas, loin s’en faut, accessible à tous, quelles que soient les facilités monétaires (crédit) disponibles ; de l’autre côté, il paraît peu souhaitable que la propriété immobilière soit concentrée entre peu de mains. Ce sont là, il faut le préciser, deux « pôles », qui ne reflètent pas fidèlement la réalité du marché immobilier français, ni le comportement des agents (propriétaires, locataires, agents immobiliers), mais dont il apparaît clairement qu’ils doivent être, autant que possible, évités. Parmi les pistes à envisager, outre l’accès à la propriété d’une partie de la population, on peut suggérer la mise en place d’un parc locatif public (y compris hors HLM) plus important, susceptible qui plus est de rapporter un revenu non-fiscal à l’État où aux collectivités territoriales et locales, tout en jouant un rôle de modérateur-régulateur indirect du marché locatif privé. Ce n’est là, bien entendu, qu’une piste parmi d’autres ; et l’on ne saurait se passer, pour mener une politique du logement efficace, de mener dans le même temps une politique efficace de transports publics, en vue de désenclaver banlieues et zones rurales (faute de quoi le problème de la ségrégation spatiale n’est qu’à peine modifié à la marge, ce qui présente un intérêt assez limité). Si la politique monétaire (l’abondance de crédit) peut ouvrir des pistes intéressantes, elle trouve très vite ses limites, et ne présente, isolément, que très peu d’intérêt dans la résolution du problème du logement.
1 : Sur ce sujet, voir Maurin Éric, Le ghetto français, Seuil-La République des Idées, Paris, 2004 ; Lapeyronnie Didier, Ghetto Urbain, Robert Laffont, Paris, 2008 ; Elie Gatien, Popelard Allan et Vannier Paul, « Exode urbain, exil rural », in Le Monde diplomatique 677, août 2010.
2 : Pour plus de détails sur la théorie du capital humain, se référer directement à Becker Gary, Human Capital, University of Chicago Press, Chicago, 1993. Monique Abellard en fait, pour Alternatives Économiques, une présentation critique assez équilibrée et plus accessible, disponible en ligne.