Mercredi 30 juin 2010 à 17:59

L’explosion, le 20avril 2010, puis le naufrage, le 22 avril, de la plateforme pétrolière offshore Deepwater Horizon, propriété de la société de forage Transocean, qui la louait à la compagnie pétrolière BP, la marée noire et le désastre écologique en cours (qui va en s’amplifiant), appellent à une réflexion approfondie, non seulement sur l’avenir des forages pétroliers à très grande profondeur, mais aussi sur les mutations économiques et sociales qu’implique l’arrêt éventuel de ces forages pour les populations qui en dépendent, directement ou indirectement ; il s’agit, plus largement, d’introduire une réflexion sur le rapport au pétrole (et aux hydrocarbures) de notre économie mondialisée. Gardons-nous de tout simplisme : le désastre écologique annoncé ne doit pas nous faire perdre de vue l’importance sociale et économique du pétrole, à la fois dans le sud des États-Unis et dans le monde, avec des effets positifs et des effets négatifs variés.

Le poids du pétrole
À l’heure actuelle, le pétrole pèse très lourd dans l’économie mondiale, non seulement du fait des revenus colossaux qu’il engendre (plus de mille milliards de dollars par an), mais aussi car les produits pétroliers sont au cœur de l’économie contemporaine et de notre vie quotidienne, soit directement, tels les plastiques qui sont produits à partir d’hydrocarbures, soit indirectement, tels le carburant nécessaire pour transporter le café en grains du lieu de culture à l’usine de transformation et de conditionnement, puis pour distribuer les paquets de café moulu ou les dosettes à des magasins dans une grande partie du monde.

On comprend alors que les cours du pétrole soient scrutés quotidiennement par les acteurs économiques les plus divers : la moindre hausse du prix du baril se traduit par une hausse des prix d’à peu près tout ce qui remplit les magasins d’une grande partie du monde. Lorsque le baril « grimpe », le coût de production de notre café, qui implique (entre autres) le coût d’utilisation du matériel agricole à essence ou diesel, le coût de transport dans des camions diesel jusqu’à l’usine agroalimentaire, le coût de l’énergie utilisée par l’usine de transformation du café, qu’il s’agisse de machines à essence ou d’électricité, produite entre autres dans des centrales au mazout, et encore le coût de transport en camion, en avion ou en bateau du produit fini et emballé (dans un emballage qui contient souvent du plastique dérivé d’hydrocarbures) jusqu’aux lieux de distribution, grimpe lui aussi, et de là son prix de vente au consommateur. Le phénomène est le même pour l’écrasante majorité des produits qui peuplent les rayons de nos supermarchés ou les étals de nos marchés.

L’économie pétrolière est, qui plus est, génératrice, directement ou indirectement, d’un très grand nombre d’emplois. Elle fait vivre des centaines de milliers de personnes, loin de la fortune et des infortunes de BP et de Transocean. Outre les emplois les plus directs et les plus immédiatement liés à l’exploitation pétrolière elle-même, à savoir les opérateurs sur les plateformes pétrolières, les ingénieurs chargés de concevoir les technologies de forage très sophistiquées utilisées de nos jours, les ouvriers et les ingénieurs des centres de raffinage, songeons aux concepteurs des sous-marins qui ancrent les plateformes au fond des mers, aux ouvriers chargés de fabriquer les millions de composants physiques et électroniques des plateformes (de la puce informatique de l’ordinateur qui contrôle la pression dans le puits aux poutrelles d’acier qui forment la structure d’une plateforme), mais aussi aux pilotes des hélicoptères qui transportent les opérateurs de la terre à la plateforme offshore, et, plus indirectement encore, aux pêcheurs, aux éleveurs et aux industriels de l’agroalimentaire, aux commerçants et aux restaurateurs qui contribuent à nourrir les employés des compagnies pétrolières. Cette liste n’est pas, loin s’en faut, exhaustive, mais elle permet de se faire une idée de l’énorme quantité de personnes qui dépendent, de près ou de loin, de l’exploitation pétrolière.

Nous formulerons toutefois une objection importante : toutes ces personnes pourraient dépendre de l’exploitation d’une autre matière première que le pétrole. Un exemple simple nous suffira : à la fin du XIXe siècle, la découverte de gisements aurifères très importants en Alaska, à une époque où le pétrole n’était qu’une matière première parmi d’autres, engendra la formation d’un microcosme économique qui n’avait rien à envier au microcosme pétrolier d’aujourd’hui. Nous ne nous étendrons pas sur ce point ; retenons seulement que le pétrole n’est pas en lui-même nécessaire à la formation d’un microcosme économique cohérent. Ce fait est d’une grande importance, car il permet d’ouvrir la réflexion sur les possibles (et, aux yeux de l’auteur, nécessaires) alternatives au microcosme pétrolier sur le plan économique, et plus largement au pétrole comme élément central de l’économie mondialisée contemporaine.

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Les défauts du pétrole
Notre brève mise au point sur l’extrême importance du pétrole dans le « système » économique contemporain, entendu comme ensemble de mécanismes économiques fonctionnels et cohérents, presque tous liés au pétrole, et sur lesquels nous ne nous étendrons pas ici, ne doit pas nous faire oublier que le pétrole et ses dérivés présentent de graves défauts, et ce sur plusieurs plans. Sur le plan écologique d’abord, l’exploitation du pétrole comme son utilisation sont très polluantes ; mais aussi sur le plan social, car l’exploitation pétrolière, extrêmement rentable, pousse régulièrement les compagnies pétrolières à traiter les populations avec mépris, qu’il s’agisse des Indiens Chipewyan au Canada1 ou, à présent, des pêcheurs du golfe du Mexique, qui ne peuvent plus pêcher du fait de la pollution de la mer ; et encore sur le plan économique, car les fluctuations du cours du pétrole se répercutent sur tout le système économique mondialisé, largement dépendant du pétrole ainsi qu’on l’a vu précédemment ; et enfin, sur le plan géopolitique, du fait des conflits que peuvent engendrer la manne pétrolière et les revenus colossaux qu’elle génère.

Les inconvénients géopolitiques du pétrole ne sont plus à démontrer : la manne financière que représente le pétrole attire des acteurs géopolitiques des plus dangereux, et a été l’enjeu de plusieurs conflits, notamment en Afrique et au Proche-Orient, d’autant plus que les revenus pétroliers (et plus largement les revenus liés aux matières premières précieuses, dont les diamants, qui furent l’un des enjeux centraux de la guerre civile en Sierra Leone, de 1991 à 2002) peuvent servir à financer l’achat d’armes tournées ensuite contre les populations locales, comme ce fut le cas au Tchad. Les enjeux sociaux et de politique intérieure ne sont pas minces, eux non plus : la présence de pétrole dans les sables bitumineux du Canada attire des investisseurs plus soucieux de rentabilité que de respect des populations ou de l’environnement.

Les dégâts environnementaux dus à l’exploitation pétrolière sont connus. On peut les ranger dans différentes catégories : les dégâts liés à l’exploitation elle-même (pollution des sols, diffusion de matériaux cancérigènes, etc.), les dégâts lors du transport d’hydrocarbures (marées noires dues à des pétroliers, fuites dans des oléoducs, etc.), les dégâts liés aux usages des produits pétroliers (au premier lieu desquels la pollution atmosphérique, mais aussi les maladies liées aux résidus de combustion des produits pétroliers ou la dégradation des bâtiments dans les villes polluées, ainsi que c’est le cas à Paris). Tout cela coûte très cher, car la dépollution des côtes souillées par une marée noire, les frais médicaux engagés par le soin des « maladies du pétrole » (cancers, asthme, maladies respiratoires, maladies de la peau, etc.), les frais de restauration des bâtiments rongés par la pollution (Notre-Dame de Paris, noircie et rongée par la pollution atmosphérique, a ainsi coûté plusieurs dizaines de milliers d’euros en nettoyage et restauration).

La somme de ces inconvénients devrait nous pousser à réfléchir plus avant, et ce dès maintenant, aux solutions viables de remplacement progressif du pétrole, d’autant plus que les ressources mondiales en hydrocarbures sont limitées, et avancent vers le tarissement global, alors que la demande en hydrocarbures ne saurait que croître, du fait de l’intégration croissante des pays émergents ou en voie de développement à l’économie et au commerce mondialisés. La faible croissance de l’offre, corrélée à la prévisible croissance de la demande, nous permet d’affirmer que le cours du pétrole ne peut, à long terme, qu’augmenter au-delà de l’inflation monétaire et des capacités financières des entreprises, des États et des consommateurs, ce qui constitue une menace bien réelle sur l’économie mondiale telle qu’elle fonctionne à l’heure actuelle. La dépendance mondiale au pétrole est globalement néfaste, car, bien que l’économie pétrolière crée de nombreux emplois directs et indirects, elle porte en elle une série de menaces graves, qui doivent pousser les acteurs économiques comme les citoyens, les industriels comme les consommateurs, à rechercher des solutions pérennes pour rompre la dépendance au pétrole sans altérer la qualité de vie des habitants de notre planète ni l’économie mondialisée.

Les pistes pour l’« après-pétrole »
Sans entrer dans le détail des avantages et des inconvénients des « solutions » de l’« après-pétrole », rappelons quelques éléments de réflexion importants.

En premier lieu, il faut bien garder en tête qu’aucune « solution » n’est viable isolément. C’est par l’exploitation conjointe de plusieurs pistes de réflexion, et par la confrontation des idées, que l’on parviendra à libérer l’économie mondiale de sa dépendance au pétrole, sans détruire d’emplois et sans remettre en cause tout notre mode de vie (ce qui serait une tâche particulièrement lourde et malaisée). Les habitants du sud des États-Unis y gagneraient : la plateforme Deepwater Horizon, et toutes les plateformes offshore du golfe du Mexique rattachées au sud des États-Unis (Louisiane, Mississippi, Texas, Floride, Alabama), font vivre des millions de personnes. Les supprimer brutalement aurait des conséquences immédiates désastreuses en termes d’emploi et d’économie locale ; les maintenir n’est pas viable à long terme, ne fût-ce qu’à cause du risque qu’une autre marée noire se produise dans les années ou les décennies à venir. Il est nécessaire, et urgent, de réfléchir et d’organiser une transition progressive, avec pour but, à terme, de se passer d’un pétrole qui fait plus de dégâts qu’il n’apporte de bienfaits.

Quelques pistes sont déjà ouvertes : énergies « propres » (centrales éoliennes, barrages hydro-électriques, turbines sous-marines, énergie solaire, etc.), voitures et transports « propres » (modèles hybrides, « bio-carburants », pile à combustible, voiture électrique, etc.), mutation des modes de production, de distribution et de consommation (consommation de produits locaux, rationalisation de la production de biens pour diminuer les transports internationaux de produits intermédiaires, diminution de la consommation de biens « superflus », suppression des sur-emballages plastiques inutiles, etc.), recyclage et valorisation des déchets, etc. Aucune de ces pistes n’est une « solution » universelle, et chacune mérite d’être débattue, explorée, critiquée, enterrée si elle s’avère plus néfaste que bénéfique, développée si elle est plus avantageuse que préjudiciable ; c’est, en tout état de cause, en croisant les différentes pistes déjà ouvertes et en ouvrant de nouvelles pistes que l’on parviendra à proposer une série de solutions pérennes sur les plans économique, écologique, social et politique, pour accompagner en douceur la nécessaire fin de l’ère pétrolière de notre économie.
 

1 - Voir Emmanuel Raoul, « Sous les sables bitumineux de l’Alberta », Le Monde diplomatique numéro 673, avril 2010.

Voir aussi, sur LeMonde.fr, « Deepwater Horizon : la marée noire du siècle » (infographie).

Illustration : vue de New York (États-Unis) plongée dans le smog – source : Wikimedia Commons (domaine public)

Mercredi 30 juin 2010 à 2:00

Mesurer l’économie n’est pas chose facile. Il existe à cette fin un grand nombre d’indices économiques, plus ou moins pertinents, mais dont aucun ne saurait être utilisé seul. Il en est de même, de fait, de la mesure économique que de la lecture des statistiques : il faut mettre les différents indices en perspective, les corréler pour affiner la mesure. Un indice économique isolé n’a que peu de sens ; il est nécessaire de confronter les indices économiques pour avoir une lecture plus équilibrée de l’économie.
 
Les principaux indices habituellement utilisés sont le produit intérieur brut (PIB, ou en anglais gross domestic product, GDP), et ses dérivés, le PIB en parité de pouvoir d’achat (PPA, ou en anglais purchasing power parity, PPP), et le PIB par habitant et par an, le taux de croissance du PIB, exprimé en pourcentage de glissement annuel pour mesurer la croissance économique, le taux de change monétaire, les indicateurs boursiers (Cac 40 en France, Dow Jones ou Nasdaq aux États-Unis, Nikkei au Japon, Eurostoxx 50 dans l’Union européenne), le déficit public, exprimé en % du PIB, la dette publique, exprimée en % du PIB, le taux d’inflation, exprimé en pourcentage de glissement annuel, le taux de chômage, le revenu médian, le coefficient de Gini, mais aussi des indicateurs plus récents qui combinent plusieurs autres indicateurs, tels que l’indice de développement (IDH), défendu entre autres par l’économiste indien Amartya Sen, ou des indices plus étonnants comme le Big Mac Index proposé par l’hebdomadaire britannique The Economist, destiné à corriger le biais induit par la mesure du PIB en PPA.
 
Chacun de ces indices repose sur un certain nombre de biais épistémologiques, qui limitent leur portée individuelle, et qu’il convient de connaître pour mieux saisir leurs complexes articulations. Planetarium vous offre des pistes de réflexion sur ces biais, sur la portée et la limite de quelques-uns des indicateurs économiques les plus importants. Un certain nombre d’indicateurs économiques seront toutefois laissées de côté, car établir une liste exhaustive des indicateurs économiques utilisés de nos jours et des biais épistémologiques qui les sous-tendent serait un travail titanesque, et mériterait un épais volume plutôt qu’un article de blog long de quelques 12 000 signes. Vos contributions, que ce soit pour corriger ou compléter cet article, ou pour décortiquer les biais d’indicateurs que l’auteur aurait négligés, sont les bienvenues.
 
La première limite de la mesure économique par le PIB tient à la fois à la taille de la population des différents pays du monde et aux variations du coût de la vie d’un pays à l’autre. Le PIB par habitant permet de contrebalancer en partie les effets de la taille des pays sur le PIB – ainsi la Suisse, avec un PIB de 489,8 milliards de dollars US au taux de change du Franc suisse en 2009, a un PIB par habitant supérieur à celui de la France, qui a pourtant un PIB de 2666 milliards de dollars au taux de change de l’euro. Le PIB en PPA, quant à lui, repose sur la comparaison du prix de « paniers » de biens à l’échelle internationale, mais une telle méthode de comparaison est largement biaisée, du fait que la qualité des biens du « panier » peut énormément varier, que la demande des consommateurs varie elle aussi d’un pays à l’autre, et enfin parce que le « panier » n’est pas le même selon la classe sociale – ce qui suppose de mesurer les inégalités sociales, afin d’estimer avec plus de précision la demande globale des consommateurs (de fortes inégalités sociales impliquent une disparité importante de la demande entre les consommateurs aisés et les consommateurs pauvres, qui par définition consomment peu et jouent un faible rôle dans la demande).
 
http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/4/45/GiniLorenzFR.pngAdjoindre à la mesure du PIB le coefficient de Gini, qui mesure les inégalités sociales à partir de la répartition statistiques des richesses, permet de corriger (partiellement) les mesures fondées sur le seul PIB. Le coefficient de Gini correspond à la différence (convertie en pourcentage) entre l’intégrale de la courbe de répartition strictement égale des richesses (tous les citoyens disposent d’un revenu égal, 1 % de la population touche 1 % des richesses) et la courbe réelle de répartition des richesses, la courbe de Lorenz. Un coefficient de Gini élevé correspond à une répartition inégalitaire des richesses, et de fait à une grande disparité de revenu et à des écarts sociaux importants entre les plus riches et les plus pauvres (écarts mesurables aussi par le rapport entre le décile supérieur et le décile inférieur des revenus, ou encore par le rapport entre le décile supérieur et le décile médian, et entre le décile médian et le décile inférieur, ce qui permet de mesurer le poids des classes moyennes dans un pays).
 
http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/d/db/BigMacCroatia.jpgLe Big Mac Index, ou indice Big Mac, proposé par The Economist permet d’affiner partiellement la mesure économique par le PIB. Attendu que le Bic Mac de McDonald’s est l’un des produits alimentaires les plus répandus dans le monde, et que la cible commerciale de MacDonald’s est à peu près la même dans tous les pays du monde, à savoir les classes moyennes et la frange supérieure des classes modestes, on peut en inférer que le prix d’un Big Mac reflète le pouvoir d’achat de ces classes dans chaque pays étudié. Le prix du Big Mac au cours du dollar permet d’estimer assez grossièrement le pouvoir d’achat des classes moyennes auxquelles il est destiné, tout en permettant une mesure grossière des taux de change par rapport au dollar.
 
Le taux de change des monnaies repose, quant à lui, sur une série de variables complexes. La confiance est au cœur du processus : une monnaie qui inspire la confiance attire les investisseurs, qui vont se constituer des réserves ou acheter des obligations dans cette monnaie, ce qui tend à faire grimper son cours ; à l’inverse, une monnaie jugée peu fiable verra son cours descendre. Le taux de change n’est pas un chiffre anodin : il détermine les prix à l’importation et à l’exportation pour le pays (ou la zone, dans le cas de l’euro) concerné. L’économie chinoise, qui repose encore largement sur les exportations, et peu sur la demande intérieure, profite de la faiblesse du renminbi (ou yuan), qui favorise des prix bas à l’exportation. En revanche, la Chine est désavantagée en matière d’importations pétrolières, le plus souvent libellées en dollars ; la faiblesse des salaires chinois permet toutefois à la Chine de rester compétitive (mais cela ne peut durer éternellement, voir « Repenser le développement économique à partir de l’exemple chinois », publié précédemment). À l’inverse, les pays de la zone euro sont, pour l’heure, légèrement moins compétitifs à l’exportation, du fait du cours élevé de la monnaie unique. La récente baisse de l’euro (jusqu’à 1,19 euro pour un dollar) est à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle. Une mauvaise nouvelle, car elle correspond à une perte de confiance des investisseurs étrangers dans l’euro : la vente massive de devises provoque la chute du cours ; les investisseurs cherchent à se séparer (avec une rationalité parfois très limitée) d’une monnaie dont la valeur ne semble plus garantie, telle qu’elle a été perçue à partir de la crise de la dette grecque. C’est, en revanche, une relativement bonne nouvelle sur le plan commercial, car un euro plus faible favorise les exportations sans pousser à une trop grande compression salariale (ce qui n’a pas empêché les gouvernants de toute l’Europe de lancer d’impressionnants « plans de rigueur » ou « plans d’austérité », au risque d’affecter la demande intérieure ; nous reviendrons sur ce point dans un prochain article), au prix toutefois d’importations plus coûteuses d’hydrocarbures libellés en dollars. La mesure de l’avantage à l’exportation entraîné par la baisse de l’euro n’est pas l’objet de cet article : contentons-nous de dire que, lorsque l’euro passe de 1,50 à 1,25 dollar, le bien qui coûtait, à la production, 1 dollar, soit 0,75 euro de matières premières importées, coûte 0,80 dollar en matières premières importées, mais, alors que, revendu 1 euro, soit 1,50 dollar, il ne coûte plus à l’importateur que 1,25 dollar, au prix d’une marge réduite pour l’exportateur.
 
On voit bien par là que la variation des taux de change monétaires est un indicateur économique de premier ordre, puisqu’elle reflète à la fois la confiance qu’inspire une monnaie et l’avantage ou le désavantage à l’exportation d’un pays. Tout le problème est de savoir si le taux de change d’une monnaie est calculé librement. La colère américaine contre la Chine tient à l’accusation, lancée par les États-Unis, de sous-évaluation du renminbi par la Chine en vue de maintenir son avantage à l’exportation au détriment des États-Unis.
 
Le taux de change peut alors être lu comme une mesure parcellaire de l’incertitude économique liée à une monnaie particulière. Reste un autre lieu où l’incertitude, la confiance ou la défiance, sont lisibles chaque jour : les places boursières. La Bourse, pour le dire simplement, et sans entrer dans le détail des différents indices boursiers et des différents marchés boursiers (primaires, secondaires), est le lieu où s’échangent des titres boursiers, les actions, dont le cours, calculé automatiquement et en temps réel par de puissants ordinateurs qui appliquent une série de formules strictement rationnelles (ce point est important), reflète la santé financière et économique d’une entreprise, en synthétisant le comportement des acteurs boursiers (qui achètent ou vendent des actions) et les résultats réels de l’entreprise. La première étape est l’introduction en Bourse : l’entreprise crée des actions et détermine leur valeur initiale, et les vend à des investisseurs, qui espèrent être dédommagés de leur investissement si l’entreprise génère des bénéfices. Il s’agit ni plus ni moins de spéculation, mais celle-ci n’est pas nocive dans son essence : il s’agit de prêter de l’argent à une entreprise qui en a besoin, en spéculant sur sa capacité à le rembourser dans le futur, au risque de perdre son investissement initial si l’on a fait un mauvais calcul.
 
Le cours d’une action en Bourse traduit alors la confiance qu’elle inspire autant que les performances réelles de l’entreprise. Les détenteurs d’actions les vendent peu, tablant sur des cours en hausse continue et des dividendes élevés, tandis que les actions mises en vente trouvent preneur rapidement. Une offre faible couplée à une demande élevée pousse les cours vers le haut. À l’inverse, une offre élevée, correspondant à la volonté des détenteurs d’actions de s’en séparer, couplée à une demande faible, correspondant à une faiblesse des achats d’actions, tire les cours vers le bas. Toutefois, ce qui peut sembler très mécanique et très rationnel peut souffrir de la rationalité limitée des acteurs, qui tendent à avoir des comportements procycliques, amplifiant les mouvements initiaux, au risque d’engendrer une bulle ou une crise boursière. Définissons simplement la bulle comme une inflation très forte, et injustifiée au regard des performances réelles de l’entreprise, du cours d’une action, et la crise comme une chute très rapide et très coûteuse pour l’entreprise du cours d’une action. Si les acteurs économiques étaient suffisamment rationnels pour ne pas amplifier de tels mouvements, les cours en Bourse seraient des indicateurs économiques extrêmement fiables. Malheureusement, ni les taux de change monétaire, ni les cours de la Bourse ne suffisent à proposer une lecture pertinente de l’économie.

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Il faut alors, si l’on veut avoir une vision plus large de l’économie d’un pays, exploiter des indicateurs plus complexes, tels que l’IDH, qui va au-delà de la simple indication économique en intégrant des données qui ne sont elles-mêmes pas stricto sensu des données économiques, à savoir l’espérance de vie et le taux d’alphabétisation et de scolarisation, dont j’ai déjà souligné l’importance dans l’analyse des perspectives internationales, y compris sur le plan économique. Les seuls indices économiques ne sont pas suffisants pour mesurer l’économie, car ils ne permettent pas de l’envisager efficacement dans son rapport avec l’état social et démographique d’un pays. Pour donner une indication économique pertinente, il faut passer par des données a priori déconnectées de l’économie « pure », et qui sont pourtant aussi précieuses pour l’analyste que la mesure du taux de spread sur les obligations allemandes ou grecques.

Illustrations : courbe de Lorenz ; un Big Mac ; carte de l’IDH par pays – Source : Wikimedia Commons

La légende de la carte est disponible sur sa page Wikipédia.

Mardi 29 juin 2010 à 18:15

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Les récentes grèves dans les usines chinoises de Honda et de Toyota, qui ont conduit à une augmentation des salaires des ouvriers, commencent à échauder investisseurs et industriels. Le Vietnam, voisin de la Chine, entend bien, d’après l’article de Mathilde Bonnassieux pour Aujourd’hui la Chine « Le Vietnam, nouveau concurrent de la Chine pour les entreprises japonaises », profiter du moment pour faire valoir son avantage en termes de compétitivité, face à une Chine où le coût du travail, bien que toujours très bas, augmente. Cela appelle quelques précisions, et, in fine, cela appelle à penser de nouveaux modes de développement économique, car à long terme, il se pourrait que plus aucun pays dans le monde ne soit suffisamment compétitif sur le plan salarial pour rendre avantageuses de nouvelles délocalisations.
 
Voilà quelques jours, j’avais souligné, dans « Lire les indices statistiques », la corrélation marquée entre richesse d’un pays et baisse du taux de natalité, et de fait le vieillissement progressif de la population. Le corollaire à cela est une diminution relative de la main-d’œuvre disponible, et par là une moindre concurrence sur le marché du travail, qui limite les possibilités de compression salariale. Corrélé à l’inflation qu’entraîne l’élévation de la richesse d’un pays (l’augmentation de la masse monétaire hors dette), cela génère une exigence d’augmentation globale des salaires, qui diminuent de fait la compétitivité salariale du pays en question, à plus forte raison si, comme c’est le cas en Chine, le niveau de vie très élevé d’une fraction de la population attise l’envie d’amélioration des conditions de travail et de rémunération des travailleurs les moins aisés.
 
Le processus d’ensemble est d’une extrême complexité : la Chine, qui doit son dynamisme économique à son statut de premier pays exportateur (en valeur, et exception faite de l’Union européenne dans son ensemble) dans le monde (voir la page Country Comparison :: Exports du CIA World Factbook), ne peut maintenir des prix bas à l’exportation que sous deux conditions : d’une part, des salaires faibles, et d’autre part, un taux de change avantageux du renminbi (ou yuan) par rapport aux monnaies d’importation (principalement dollar et euro). L’augmentation de la masse salariale comme l’appréciation du renminbi signifient, pour la Chine, soit une baisse des marges à l’exportation, soit une moindre compétitivité internationale. L’ancrage du renminbi au dollar vise à éviter cet écueil, mais les récentes promesses d’appréciation « graduelle » du renminbi remettent progressivement en cause le statut de premier exportateur mondial de la Chine, au profit, entre autres, du Vietnam (la transition, si elle a réellement lieu, n’est pour l’heure qu’à peine entamée).
 
Cela implique, pour la Chine, de réorienter progressivement son économie en faveur de la demande intérieure, tout en maintenant une balance commerciale positive ou neutre, condition sine qua non d’enrichissement en termes réels. On en conclut, assez logiquement, que la prévisible perte de compétitivité chinoise profitera à d’autres pays, tels que le Vietnam, mais il faut alors recommencer notre raisonnement. Le Vietnam connaîtra, à son tour, la transition chinoise, et l’on peut aller de pays en pays jusqu’en Afrique, du Botswana et du Zimbabwe au sud, jusqu’à l’Algérie et, un jour où l’autre, à l’Éthiopie au nord. Arrivera, de fait, un moment où plus aucun pays ne pourra mettre en avant sa compétitivité salariale. La capacité à envisager cela, à très long terme (peut-être plusieurs décennies), manque encore cruellement dans les grandes entreprises transnationales, qui continuent de tabler sur la compétitivité actuelle de pays comme la Chine, Taïwan, ou encore sur les opportunités de délocalisations à l’intérieur de l’Union européenne (vers la Roumanie, entre autres), en Amérique du Sud, en Asie du sud-est ou encore en Afrique.
 
Tout le problème se tient dans la corrélation entre augmentation de la richesse nationale, mesurée par la croissance du PIB, hausse du niveau de vie, mesurée par une série d’indicateurs dont le PIB par habitant, le coefficient de Gini, le taux d’alphabétisation, ou encore l’indice de développement humain (IDH), qui synthétise espérance de vie, taux d’alphabétisation et de scolarisation, et PIB par habitant. Cette corrélation rend nécessaire, dans le modèle de développement économique qui domine actuellement, soit une fuite en avant vers les pays les plus compétitifs sur le plan salarial, soit une compression de la masse salariale nationale pour favoriser les exportations, comme c’est le cas en Allemagne de nos jours. Mais la fuite en avant ne peut durer éternellement, et la compression de la masse salariale n’est pas applicable uniformément dans le monde, du simple fait que, si la demande est limitée partout dans le monde, il est difficile pour un pays de s’enrichir par les exportations.
 
De cela découle la nécessité de repenser le développement économique à l’échelle mondiale, le plus tôt possible, car il arrivera inéluctablement un moment où il ne sera plus possible de perpétuer la fuite en avant vers les pays les plus compétitifs, ne fût-ce que parce qu’aucun pays ne présentera plus, à terme, de conditions salariales réellement avantageuses. Les écarts de salaires, à une échelle nationale comme à une échelle internationale, tendent à devenir trop faibles pour autoriser une production de masse par des travailleurs à faibles revenus en même temps qu’une consommation de masse (la contradiction est flagrante). La production de masse, concentrée aujourd’hui en Chine, ne pourra pas se déplacer à l’infini ; la consommation de masse, à laquelle les Chinois commencent à accéder, avec tous ses excès, ne sera pas extensible à l’infini, du simple fait de la hausse du niveau de vie des travailleurs (qui deviennent des consommateurs, ainsi que l’avait parfaitement compris, quoique dans une optique assez paternaliste, Henry Ford en son temps, lorsqu’il avait proposé des salaires horaires très supérieurs aux salaires ordinaires des usines automobiles américaines).
 
C’est à cette tâche, complexe mais nécessaire, que doivent s’atteler dès aujourd’hui les économistes du développement, les ONG de tous horizons (qu’elles s’intéressent aux enjeux écologiques, aux enjeux sociaux, aux enjeux géopolitiques), et tous les citoyens soucieux de leur présent comme de leur avenir.

Illustration : Hong Kong (Chine) de nuit, 2007, par David Iliff – Source : Wikimedia Commons, licence CC - paternité

Mardi 29 juin 2010 à 0:34

La lecture, sur Rue89, des commentaires de l’article de Chloé Leprince « Procès de Villiers-le-Bel : que vaut le témoignage sous X ? », m’a fait voir clairement la nécessité d’une brève mise au point sur la valeur éthique du témoignage anonyme, abstraction faite de la validité d’un tel témoignage sur le plan juridique. Nous tiendrons donc pour acquis, dans la suite de cet article, que les témoins sous X disent la vérité, et que leur anonymat est uniquement destiné à les protéger d’éventuelles représailles.
 
Cela admis, notre malaise face au témoignage anonyme demeure-t-il justifiable ? L’anonymat d’un témoin ne nous permet pas de préjuger de la véracité de ses déclarations, et dès lors que l’on admet que le témoin veuille se couvrir, rien ne justifie notre malaise face au témoignage sous X, pas même, soulignons-le, l’analogie avec le régime de Vichy, qui encourageait la délation entre voisins. Ni encore la contre-utopie radicale proposée par George Orwell dans 1984, où les enfants ne sont plus des scouts, ni des pionniers, ni des éclaireurs, mais des « espions » formés à dénoncer leurs propres parents. Et pourtant, le malaise persiste. Deux options se présentent à nous : premièrement, juger que, notre malaise n’étant pas justifié, il nous faut le négliger. Cette solution, toutefois, est assez paresseuse, car la persistance de notre malaise doit appeler en nous un étonnement particulier. La deuxième option, moins confortable, est d’affronter notre étonnement, et de suivre jusqu’au bout la logique du témoignage sous X.
 
Les plus ardents défenseurs du témoignage anonyme diront que c’est à ce prix-là que l’on peut arrêter certains voyous particulièrement dangereux. Faute de pouvoir protéger totalement les témoins, il faudrait leur accorder l’anonymat, un anonymat de protection. L’idée n’est pas idiote, et s’y confronter n’est pas chose facile : qui jugerait qu’il vaut mieux pas de témoin et une crapule en liberté, qu’un témoin anonyme et une crapule sous les verrous ? Posée ainsi, la question induit une réponse a priori évidente. Personne de sensé ne saurait affirmer une telle chose. Si notre malaise persiste, c’est alors sans doute pour un autre motif. Ce motif n’est, selon toute vraisemblance, pas la défense des crapules. Non qu’il faille se débarrasser de l’avocat de la défense, qui demeure indispensable, mais au sens où l’on prônerait l’impunité pour les crapules de toutes sortes, entendu que l’on entend par « crapules » aussi bien de petits délinquants que des criminels de plus grande envergure, sans distinction particulière (qui relèvent d’un débat juridique qui n’a pas sa place ici).
 
La réponse cesse d’être évidente, en réalité, dès lors que l’on renverse la question initiale. Il ne s’agit plus de savoir si une crapule en liberté faute de témoin vaut mieux qu’une crapule envoyée derrière les verrous avec l’aide d’un témoin sous X, mais de savoir s’il vaut mieux préserver son intégrité, et accepter en contrepartie d’être placé sur la scène publique avec les risques que cela comporte, ou choisir de témoigner protégé par son anonymat, méthode crapuleuse s’il en est. À nouveau la réponse semble évidente, pour peu que l’on place son intégrité au-dessus de toute autre chose, y compris sa propre vie. Là encore, il faut remettre cette évidence en question, car il se peut qu’elle ne repose sur rien de solide. Il nous faut accepter une part d’incertitude dans notre jugement. Il pourrait être légitime d’user d’une méthode crapuleuse pour envoyer une crapule derrière les barreaux, si l’on admet que la fin justifie les moyens. Une telle thèse a ses défenseurs, et non des moindres.
 
Elle bute seulement sur l’idée de cohérence. Cette seule objection est toutefois d’une grande force, car il n’y a d’intégrité morale que dans la cohérence ; prétendre s’attaquer aux crapules et user contre elles de méthodes crapuleuses est incohérent. Cela revient à transiger avec l’éthique que l’on prétend défendre, au nom de cette même éthique. C’est la défendre bien piètrement. Une éthique intransigeante suppose d’accepter les conséquences éventuelles de sa propre intégrité. Transiger avec cette éthique par crainte des conséquences, c’est n’avoir au fond aucune estime pour cette éthique. C’est là un des grands dangers des pensées conséquentialistes : arriver à une fin éthique par des moyens aliénés.

Dimanche 27 juin 2010 à 11:00

La pratique de la désobéissance civile trouve son origine dans le refus d'Henry David Thoreau de payer ses impôts, au motif qu'il refusait de financer un État esclavagiste et qui guerroyait (selon lui, illégitimement) contre le Mexique. Thoreau fut emprisonné par suite de ce refus, ce qui causa une émotion considérable (déjà, suivant le mot attribué à de Gaulle, on ne mettait pas Voltaire en prison) et c'est sa tante qui s'acquitta contre la volonté de Thoreau de la dette fiscale de son neveu indigne1.

http://planete.cowblog.fr/images/thoreau1a.jpgSi je résume cet épisode fondateur, c'est qu'il contient à peu près la totalité de ce qui fait de la désobéissance civile un acte politique révolutionnaire. Mais c'est aussi et surtout parce qu'il démontre excellemment à quel point la désobéissance civile est un acte politique exigeant : dans cette affaire, Thoreau a mis sa liberté en jeu sans jamais menacer celle d'autrui. En d'autres termes, Thoreau a endossé l'entièreté de sa responsabilité pour faire valoir son opinion.

Malgré tout, on peut se dire que toute cette histoire est relativement connue. Pourquoi donc revenir dessus dans ces conditions ? Eh bien c'est la faute à Stéphane Guillon ! Ce n'est rien de dire que toute cette écume autour du licenciement de Guillon m'énerve à tous points de vue : le caporalisme qui semble prévaloir à Radio France aujourd'hui, mais également les pleurnicheries de Guillon s'efforçant de revêtir le costume de martyr de la liberté d'expression. Alors que l'uniforme sied à merveille au tandem Hees-Val, autant dire d'emblée que le costume me paraît taillé beaucoup trop large pour les frêles épaules de l'humoriste. J'ai déjà eu l'occasion de dire ailleurs2 tout le mal que je pense de la défense produite par Guillon au cours de sa dernière chronique et, pourtant, je me sens assez d'humeur d'en remettre une couche : l'esprit d'escalier, sans doute.

Depuis quelques temps, il semble que Guillon s'adonne au plaisir très compréhensible d'asticoter son employeur : ça, je peux comprendre. Les relations très élyséennes du duopole de France Inter, le soupçon d'indépendance très relative qui pèse sur eux, les conditions mêmes de leurs nominations respectives, tout cela (et le reste) donne largement de quoi aller leur chercher des poux dans la tête. De même Guillon semble-t-il s'être fait une spécialité de réserver un accueil revêche aux éminences ministérielles passées, présentes et à venir qui défilent dans les studios de France Inter, et là non plus je ne trouve pas grand chose à redire (sinon du point de vue du bon goût, mais c'est encore un autre débat).

On ne me fera pas croire que Guillon ignorait qu'il jouait sciemment avec le feu, c'était même pour ainsi dire son créneau commercial : fort bien. Mais enfin, comme le ressasse la sagesse populaire, à jouer avec le feu on se brûle, et je trouve fort désastreux qu'il vienne se plaindre à présent. Dans cette circonstance, Guillon me rappelle d'illustres précédents : Polac et ses dessinateurs insultant (à très bon droit, selon moi) la distinguée maison Bouygues sur le plateau de Droit de réponse, Bové détruisant un MacDonald's ou les faucheurs volontaires d'OGM.

C'est là que je reviens à Thoreau : je suis excédé par ces tout petits résistants de la vingt-cinquième heure qui se plaignent de se faire taper sur les doigts. Déjà, j'aimerais être sûr que Guillon ne saisit pas le ridicule qu'il y a à comparer la France de Sarkozy à une quelconque tyrannie (tyrannie au sens propre, hein, il ne s'agit pas de métaphore ou d'hyperbole). Mais, à supposer que Polac, Bové ou Guillon aient bel et bien remplacé Jean Moulin dans notre panthéon, il est peut-être opportun de rappeler que nos actes entraînent des conséquences et qu'il nous revient de les assumer. Bové effondré à l'idée d'aller en prison ou Guillon consterné d'être viré, je veux bien les comprendre... mais il fallait y penser avant puisque ce risque faisait partie intégrante de l'acte. D'une certaine manière, on pourrait même soutenir que la destruction du restaurant ou l'insolence (réelle ou supposée) de Guillon ne prennent pleinement leur sens qu'à condition que la sanction tombe effectivement.

Mais voilà : ni Bové naguère, ni Guillon aujourd'hui n'ont la carrure du désobéissant. Quand j'entends maintenant Guillon se retrancher derrière la sacro-sainte liberté de l'humoriste, j'ai un peu l'impression qu'on me refait le coup de l'irresponsabilité de l'artiste. L'argument n'est pas nouveau, c'est déjà celui qui a servi à la défense de Brasillach. Attention, je ne prétends pas que Guillon soit un nouveau Brasillach : il n'a jamais appelé au meurtre, et d'ailleurs il n'est pas non plus question de le fusiller. Je note seulement que cette défense a un corollaire qu'il faudrait peut-être relever, c'est qu'elle suppose que les mots écrits ou prononcés n'ont pas d'importance. Singulière manière d'en dévaluer l'auteur, au passage...

Je veux simplement dire que ce qu'on écrit, ce qu'on dit, ce qu'on fait n'est pas innocent. Je veux dire qu'il y a lieu d'espérer qu'on soit responsable de ses choix, y compris en endossant les conséquences de ces choix. Un peu d'exigence, ce serait trop demander ?
 

1 - La Désobéissance civile existe dans de nombreuses éditions : la plus économique est celle des éditions Mille et une nuits.
2 - Voir Augustin Scalbert, « Sarkozy, DSK, Aubry : ceux que Guillon n’allumera plus sur Inter », Rue89, 23 juin 2010

Illustration : portait d’Henry David Thoreau

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