La défense de la démocratie ne peut se passer d’une réflexion conceptuelle sur le sens que nous donnons à ce mot. Cette réflexion est rendue nécessaire par le caractère souvent incantatoire de plaidoyers pour la démocratie, dénués de toute profondeur critique et de toute réflexion sur la diversité des régimes démocratiques, le rapport de la démocratie aux libertés civiles et économiques, ou les rapports de pouvoir qui s’établissent entre le peuple et les dirigeants. Une telle approche suppose une définition, non seulement de la démocratie, mais aussi de la liberté, et ne peut être dissociée d’une réflexion sur le libéralisme économique, et sur la nécessaire régulation de l’économie, souvent décriée par les « libéraux », héritiers de Friedrich Hayek, de Milton Friedman ou de Ludwig von Mises.
Démocratie et libéralisme
Se déclarer partisan de la démocratie, c’est déjà se déclarer libéral, du simple fait qu’il n’y a de démocratie véritable que la démocratie libérale. La défense des libertés civiles, de la liberté d’opinion, de la liberté de culte, de la liberté de la presse, est une position proprement libérale, et c’est celle de l’auteur. Or, l’histoire du XXe siècle a montré que ces libertés étaient indissociables des libertés économiques. Il y a là matière à réflexion, car la récente crise financière et économique a suffisamment démontré qu’en l’absence de contrôle et de régulation, l’usage immodéré des libertés économiques menait au désastre. La crise des subprimes, et le ralentissement économique, voire la récession, qui ont suivi, aux États-Unis comme en Europe, et partant dans la majeure partie du monde (y compris en Chine, dont la « santé » économique repose largement sur les exportations, et dépend de ce fait de la « santé » économique des importateurs européens et américains), ont montré avec suffisamment de force que le laissez-faire cher aux libéraux n’était pas, et de loin, l’option la plus désirable sur le plan économique. Penser la régulation économique est, plus que jamais, chose urgente et indispensable. Satisfaire aux exigences de liberté économique tout en reconnaissant la nécessité d’une régulation stricte n’est pas aisé ; les « néo-libéraux » affirmant de leur côté que toute forme de régulation exogène constitue une atteinte à la liberté économique, et les « anti-libéraux » les plus sévères estimant que la « liberté » défendue par les premiers n’est autre que la liberté du loup dans la bergerie.
Le rapport entre libéralisme économique et libéralisme politique et social – au premier chef la défense des libertés civiles, telles que la liberté de réunion, la liberté d’opinion ou la liberté de culte, qu’on les conçoive comme un ensemble homogène ou comme des entités séparées – est direct. Les deux approches sont indissociables ; il est possible, et nécessaire, de les penser en même temps pour saisir le sens d’une régulation économique juste et non liberticide. Il convient d’abord de rappeler que le libéralisme politique n’implique pas l’absence de lois extérieures à ceux à qui elles s’appliquent – ainsi, il est inscrit dans la loi que le vol est un délit répréhensible, et cette loi n’est pas le fait des voleurs, mais des législateurs, élus par le peuple en tant que ses représentants. Il s’agit, pour le dire grossièrement, de séparer l’interdit du licite, de définir le châtiment qui touche les auteurs d’actes illicites, et de préserver (au moins en théorie) la liberté des citoyens, fût-ce contre une fraction d’entre eux : l’interdit qui touche le meurtre ne constitue ainsi pas une atteinte à une supposée « liberté » des meurtriers, mais est destinée à protéger les citoyens dans leur ensemble contre lesdits meurtriers, admis qu’un citoyen peut devenir un meurtrier (la chose est complexe, et il n’est pas possible de la penser en termes manichéens). La loi civile fonctionne, de fait, comme un ensemble de normes de régulation, et ses exécutants – police, pouvoir judiciaire – comme une série de régulateurs, qui ont obligation de se conformer aux normes, mais qui n’ont pas à édicter eux-mêmes ces normes. Ainsi, il ne revient pas aux policiers d’édicter les lois auxquelles ils se soumettent, car cela risquerait de créer des conflits d’intérêts, dans le cas où un policier se rendrait coupable d’un crime et chercherait à se couvrir en édictant une loi qui l’autorise à être lui-même un criminel.
Il ressort de cela que la loi à laquelle se soumettent les citoyens est, par nécessité, une loi exogène, rédigée et votée par les représentants élus du peuple. Cette loi civile n’implique pas, en démocratie, que les actes des citoyens soient ordonnés par une instance supérieure ; en ce sens, les citoyens ne perdent pas leur autonomie en se soumettant à la loi (la perte de l’autonomie du citoyen est le propre des régimes dictatoriaux, qui ordonnent à chacun ce qu’il doit faire et ne lui accordent aucune liberté, ou si peu). On peut, de là, caractériser la démocratie, pour ce qui est du citoyen, par l’association complexe entre l’hétéronomie, la loi extérieure, et l’autonomie que suppose l’idée de liberté. La soumission du citoyen à la loi ne signifie pas que le citoyen cesse d’être libre, car la loi a pour objectif de garantir, précisément, la liberté et l’autonomie du citoyen dans un cadre qui le protège des abus et protège les autres citoyens de ses propres abus éventuels. Cet équilibre, difficile à trouver, est nécessaire dans toute démocratie – et c’est précisément quand il menace d’être rompu, ou quand il l’est effectivement, que se mobilisent les défenseurs des libertés civiles (Amnesty International, Ligue des Droits de l’Homme). En retour, le législateur est, lui aussi, soumis à une association entre autonomie et hétéronomie. L’élection des députés au suffrage universel, telle que pratiquée en France, donne toute latitude au législateur pour rédiger, amender et voter les lois, dans le cadre de la Constitution (garante des libertés civiles), pendant cinq ans ; il se soumet en revanche à la double hétéronomie du respect de la Constitution, qui définit la légalité de la loi, et du suffrage universel, qui peut renverser la majorité d’une Assemblée si elle a voté des lois impopulaires.
La tyrannie de la majorité ?
Le risque inhérent à la démocratie, déjà relevé par Platon, notamment dans le Gorgias, est de la voir devenir une « tyrannie de la majorité », au risque de défendre collectivement une position qui, bien que majoritaire, est irrationnelle ou fondée sur des idées fausses. Ce risque n’est pas négligeable, à plus forte raison dans une démocratie directe (ainsi, les Suisses ont pu voter oui à la proposition de loi « anti-minarets, pourtant complètement irrationnelle), mais il est contrebalancé, dans une démocratie représentative telle que la France, par deux éléments de première importance. En premier lieu, la représentation populaire est constituée, au moins en théorie, de personnes rationnelles, sensées, et peu enclines à des mouvements d’humeur irrationnels et massifs – là encore, au moins en théorie : on sait que les députés peuvent voter des lois injustes ou irrationnelles, voire stupides (la loi Hadopi est à ce titre un bon exemple). Ensuite, l’une des idées fondatrices de la démocratie, c’est que la majorité n’a pas forcément raison, et que de fait une minorité de personnes peut avoir raison contre la majorité, et bénéficie de la pleine liberté d’exprimer et de défendre ses idées. Même si elle n’est pas suivie, cette minorité conserve, en démocratie, toute sa liberté d’opinion et d’expression, et c’est là l’un des éléments centraux de toute démocratie.
À ces deux faits s’ajoute que les régimes démocratiques sont des régimes complexes, au sein desquels plusieurs lieux de pouvoir et de décision s’affrontent, ce qui limite la portée d’une décision irrationnelle de la part d’un représentant du peuple. L’Assemblée nationale, par exemple, ne peut voter de lois contraires à la Constitution, et doit confronter sa décision à celle du Sénat ; le législateur, qui plus est, n’est pas lui-même juge, et les décisions judiciaires sont rendues par des tribunaux censément indépendants du pouvoir législatif (c’est le principe de la séparation des pouvoirs). Les abus de chacun ne demeurent, en théorie, pas impunis : outre les tribunaux, il existe plusieurs « médiateurs » – Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde), entre autres – dont on attend qu’ils fassent preuve d’indépendance face aux pouvoirs exécutif et législatif (l’intégration de la Halde au « défenseur des droits » a ainsi soulevé l’indignation de nombreuses personnes, qui redoutaient un affaiblissement de la Halde et sa soumission à l’exécutif1). C’est ainsi la recherche de l’équilibre qui guide l’idée de démocratie, en vue de préserver la liberté des citoyens à la fois contre l’arbitraire de l’État et contre les abus dont ils pourraient être victimes, mais aussi en vue d’éviter l’enfoncement du pays dans la tyrannie d’une majorité irrationnelle. La loi joue dans toute démocratie un rôle central, indispensable, en ce qu’elle définit le cadre de ce qui est licite ou non, et sert à protéger les citoyens sans atteindre leurs libertés.
Pour une économie régulée
L’un des lieux communs les plus répandus, et les plus défendus par les libéraux, en matière économique, est que l’économie serait en mesure de se réguler elle-même, comme naturellement, et que toute régulation extérieure serait par essence nocive. Les « lois du marché » seraient presque des faits de nature, et il faudrait s’y soumettre, plutôt que de soumettre « les marchés » à des lois extérieures. On voit bien là ce qu’il peut y avoir d’antagonismes latents entre la démocratie et la vie économique, si les acteurs économiques ne sont pas soumis, comme les citoyens d’une démocratie, à une loi exogène, et exigent une autonomie totale au nom de la liberté économique, au prétexte que toute régulation extérieure serait une atteinte à cette « liberté ».
Or, ainsi qu’on l’a vu, la régulation extérieure par la loi civile ne vise pas à limiter la liberté des citoyens, mais à la garantir en même temps que leur sécurité, aussi bien face aux criminels que face à l’arbitraire étatique. Mais, en matière économique, nombreux sont les « libéraux » qui tiennent pour acquis que les lois économiques sont quasiment des faits de nature, des lois scientifiques contre lesquelles il n’y a rien à faire (Alain Minc a ainsi pu déclarer qu’il n’était pas plus facile de s’affranchir des lois du marché que des lois de la pesanteur2). C’est contre ces deux lieux communs, l’idée selon laquelle toute régulation serait nocive par nature et l’idée selon laquelle l’économie serait dotée de lois « scientifiques » qui lui sont propres, qu’il est nécessaire de formuler une pensée économique renouvelée, dans laquelle serait reconnu que la régulation exogène, loin d’être une atteinte à la liberté des acteurs économiques, est au contraire, pour peu qu’elle soit équilibrée et juste, la garante de cette liberté et le point d’ancrage nécessaire des acteurs économiques dans la démocratie.
1 - Voir notamment, dans Le Monde du 3 juin 2010, « Intense bataille sur la création du défenseur des droits », par Frank Johannès ; « Jeannette Bougrab : “Je ne comprends pas qu’on remette en question la Halde, une institution qui fonctionne” », propos recueillis par Alain Salles et Élise Vincent ; « La Halde cannibalisée », par Bariza Khiari et Alain Anziani.
2 - Cité par Pascal Riché dans « Rigueur ou “programme ouzo”? L’économie selon Alain Minc », Eco89, 8 mai 2010.
Illustration : Le Libérateur du Territoire, scène de l’Assemblée nationale, par Jules-Arsène Garnier, 1877 – Source : Wikimedia Commons