Samedi 26 juin 2010 à 17:28

http://planete.cowblog.fr/images/Illustrations/PalaisBourbonJulesArseneGarnier.jpgLa défense de la démocratie ne peut se passer d’une réflexion conceptuelle sur le sens que nous donnons à ce mot. Cette réflexion est rendue nécessaire par le caractère souvent incantatoire de plaidoyers pour la démocratie, dénués de toute profondeur critique et de toute réflexion sur la diversité des régimes démocratiques, le rapport de la démocratie aux libertés civiles et économiques, ou les rapports de pouvoir qui s’établissent entre le peuple et les dirigeants. Une telle approche suppose une définition, non seulement de la démocratie, mais aussi de la liberté, et ne peut être dissociée d’une réflexion sur le libéralisme économique, et sur la nécessaire régulation de l’économie, souvent décriée par les « libéraux », héritiers de Friedrich Hayek, de Milton Friedman ou de Ludwig von Mises.
 
Démocratie et libéralisme
Se déclarer partisan de la démocratie, c’est déjà se déclarer libéral, du simple fait qu’il n’y a de démocratie véritable que la démocratie libérale. La défense des libertés civiles, de la liberté d’opinion, de la liberté de culte, de la liberté de la presse, est une position proprement libérale, et c’est celle de l’auteur. Or, l’histoire du XXe siècle a montré que ces libertés étaient indissociables des libertés économiques. Il y a là matière à réflexion, car la récente crise financière et économique a suffisamment démontré qu’en l’absence de contrôle et de régulation, l’usage immodéré des libertés économiques menait au désastre. La crise des subprimes, et le ralentissement économique, voire la récession, qui ont suivi, aux États-Unis comme en Europe, et partant dans la majeure partie du monde (y compris en Chine, dont la « santé » économique repose largement sur les exportations, et dépend de ce fait de la « santé » économique des importateurs européens et américains), ont montré avec suffisamment de force que le laissez-faire cher aux libéraux n’était pas, et de loin, l’option la plus désirable sur le plan économique. Penser la régulation économique est, plus que jamais, chose urgente et indispensable. Satisfaire aux exigences de liberté économique tout en reconnaissant la nécessité d’une régulation stricte n’est pas aisé ; les « néo-libéraux » affirmant de leur côté que toute forme de régulation exogène constitue une atteinte à la liberté économique, et les « anti-libéraux » les plus sévères estimant que la « liberté » défendue par les premiers n’est autre que la liberté du loup dans la bergerie.
 
Le rapport entre libéralisme économique et libéralisme politique et social – au premier chef la défense des libertés civiles, telles que la liberté de réunion, la liberté d’opinion ou la liberté de culte, qu’on les conçoive comme un ensemble homogène ou comme des entités séparées – est direct. Les deux approches sont indissociables ; il est possible, et nécessaire, de les penser en même temps pour saisir le sens d’une régulation économique juste et non liberticide. Il convient d’abord de rappeler que le libéralisme politique n’implique pas l’absence de lois extérieures à ceux à qui elles s’appliquent – ainsi, il est inscrit dans la loi que le vol est un délit répréhensible, et cette loi n’est pas le fait des voleurs, mais des législateurs, élus par le peuple en tant que ses représentants. Il s’agit, pour le dire grossièrement, de séparer l’interdit du licite, de définir le châtiment qui touche les auteurs d’actes illicites, et de préserver (au moins en théorie) la liberté des citoyens, fût-ce contre une fraction d’entre eux : l’interdit qui touche le meurtre ne constitue ainsi pas une atteinte à une supposée « liberté » des meurtriers, mais est destinée à protéger les citoyens dans leur ensemble contre lesdits meurtriers, admis qu’un citoyen peut devenir un meurtrier (la chose est complexe, et il n’est pas possible de la penser en termes manichéens). La loi civile fonctionne, de fait, comme un ensemble de normes de régulation, et ses exécutants – police, pouvoir judiciaire – comme une série de régulateurs, qui ont obligation de se conformer aux normes, mais qui n’ont pas à édicter eux-mêmes ces normes. Ainsi, il ne revient pas aux policiers d’édicter les lois auxquelles ils se soumettent, car cela risquerait de créer des conflits d’intérêts, dans le cas où un policier se rendrait coupable d’un crime et chercherait à se couvrir en édictant une loi qui l’autorise à être lui-même un criminel.
 
Il ressort de cela que la loi à laquelle se soumettent les citoyens est, par nécessité, une loi exogène, rédigée et votée par les représentants élus du peuple. Cette loi civile n’implique pas, en démocratie, que les actes des citoyens soient ordonnés par une instance supérieure ; en ce sens, les citoyens ne perdent pas leur autonomie en se soumettant à la loi (la perte de l’autonomie du citoyen est le propre des régimes dictatoriaux, qui ordonnent à chacun ce qu’il doit faire et ne lui accordent aucune liberté, ou si peu). On peut, de là, caractériser la démocratie, pour ce qui est du citoyen, par l’association complexe entre l’hétéronomie, la loi extérieure, et l’autonomie que suppose l’idée de liberté. La soumission du citoyen à la loi ne signifie pas que le citoyen cesse d’être libre, car la loi a pour objectif de garantir, précisément, la liberté et l’autonomie du citoyen dans un cadre qui le protège des abus et protège les autres citoyens de ses propres abus éventuels. Cet équilibre, difficile à trouver, est nécessaire dans toute démocratie – et c’est précisément quand il menace d’être rompu, ou quand il l’est effectivement, que se mobilisent les défenseurs des libertés civiles (Amnesty International, Ligue des Droits de l’Homme). En retour, le législateur est, lui aussi, soumis à une association entre autonomie et hétéronomie. L’élection des députés au suffrage universel, telle que pratiquée en France, donne toute latitude au législateur pour rédiger, amender et voter les lois, dans le cadre de la Constitution (garante des libertés civiles), pendant cinq ans ; il se soumet en revanche à la double hétéronomie du respect de la Constitution, qui définit la légalité de la loi, et du suffrage universel, qui peut renverser la majorité d’une Assemblée si elle a voté des lois impopulaires.
 
La tyrannie de la majorité ?
Le risque inhérent à la démocratie, déjà relevé par Platon, notamment dans le Gorgias, est de la voir devenir une « tyrannie de la majorité », au risque de défendre collectivement une position qui, bien que majoritaire, est irrationnelle ou fondée sur des idées fausses. Ce risque n’est pas négligeable, à plus forte raison dans une démocratie directe (ainsi, les Suisses ont pu voter oui à la proposition de loi « anti-minarets, pourtant complètement irrationnelle), mais il est contrebalancé, dans une démocratie représentative telle que la France, par deux éléments de première importance. En premier lieu, la représentation populaire est constituée, au moins en théorie, de personnes rationnelles, sensées, et peu enclines à des mouvements d’humeur irrationnels et massifs – là encore, au moins en théorie : on sait que les députés peuvent voter des lois injustes ou irrationnelles, voire stupides (la loi Hadopi est à ce titre un bon exemple). Ensuite, l’une des idées fondatrices de la démocratie, c’est que la majorité n’a pas forcément raison, et que de fait une minorité de personnes peut avoir raison contre la majorité, et bénéficie de la pleine liberté d’exprimer et de défendre ses idées. Même si elle n’est pas suivie, cette minorité conserve, en démocratie, toute sa liberté d’opinion et d’expression, et c’est là l’un des éléments centraux de toute démocratie.
 
À ces deux faits s’ajoute que les régimes démocratiques sont des régimes complexes, au sein desquels plusieurs lieux de pouvoir et de décision s’affrontent, ce qui limite la portée d’une décision irrationnelle de la part d’un représentant du peuple. L’Assemblée nationale, par exemple, ne peut voter de lois contraires à la Constitution, et doit confronter sa décision à celle du Sénat ; le législateur, qui plus est, n’est pas lui-même juge, et les décisions judiciaires sont rendues par des tribunaux censément indépendants du pouvoir législatif (c’est le principe de la séparation des pouvoirs). Les abus de chacun ne demeurent, en théorie, pas impunis : outre les tribunaux, il existe plusieurs « médiateurs » – Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde), entre autres – dont on attend qu’ils fassent preuve d’indépendance face aux pouvoirs exécutif et législatif (l’intégration de la Halde au « défenseur des droits » a ainsi soulevé l’indignation de nombreuses personnes, qui redoutaient un affaiblissement de la Halde et sa soumission à l’exécutif1). C’est ainsi la recherche de l’équilibre qui guide l’idée de démocratie, en vue de préserver la liberté des citoyens à la fois contre l’arbitraire de l’État et contre les abus dont ils pourraient être victimes, mais aussi en vue d’éviter l’enfoncement du pays dans la tyrannie d’une majorité irrationnelle. La loi joue dans toute démocratie un rôle central, indispensable, en ce qu’elle définit le cadre de ce qui est licite ou non, et sert à protéger les citoyens sans atteindre leurs libertés.
 
Pour une économie régulée
L’un des lieux communs les plus répandus, et les plus défendus par les libéraux, en matière économique, est que l’économie serait en mesure de se réguler elle-même, comme naturellement, et que toute régulation extérieure serait par essence nocive. Les « lois du marché » seraient presque des faits de nature, et il faudrait s’y soumettre, plutôt que de soumettre « les marchés » à des lois extérieures. On voit bien là ce qu’il peut y avoir d’antagonismes latents entre la démocratie et la vie économique, si les acteurs économiques ne sont pas soumis, comme les citoyens d’une démocratie, à une loi exogène, et exigent une autonomie totale au nom de la liberté économique, au prétexte que toute régulation extérieure serait une atteinte à cette « liberté ».
 
Or, ainsi qu’on l’a vu, la régulation extérieure par la loi civile ne vise pas à limiter la liberté des citoyens, mais à la garantir en même temps que leur sécurité, aussi bien face aux criminels que face à l’arbitraire étatique. Mais, en matière économique, nombreux sont les « libéraux » qui tiennent pour acquis que les lois économiques sont quasiment des faits de nature, des lois scientifiques contre lesquelles il n’y a rien à faire (Alain Minc a ainsi pu déclarer qu’il n’était pas plus facile de s’affranchir des lois du marché que des lois de la pesanteur2). C’est contre ces deux lieux communs, l’idée selon laquelle toute régulation serait nocive par nature et l’idée selon laquelle l’économie serait dotée de lois « scientifiques » qui lui sont propres, qu’il est nécessaire de formuler une pensée économique renouvelée, dans laquelle serait reconnu que la régulation exogène, loin d’être une atteinte à la liberté des acteurs économiques, est au contraire, pour peu qu’elle soit équilibrée et juste, la garante de cette liberté et le point d’ancrage nécessaire des acteurs économiques dans la démocratie.
 

1 - Voir notamment, dans Le Monde du 3 juin 2010, « Intense bataille sur la création du défenseur des droits », par Frank Johannès ; « Jeannette Bougrab : “Je ne comprends pas qu’on remette en question la Halde, une institution qui fonctionne” », propos recueillis par Alain Salles et Élise Vincent ; « La Halde cannibalisée », par Bariza Khiari et Alain Anziani.
2 - Cité par Pascal Riché dans « Rigueur ou “programme ouzo”? L’économie selon Alain Minc », Eco89, 8 mai 2010.

Illustration : Le Libérateur du Territoire, scène de l’Assemblée nationale, par Jules-Arsène Garnier, 1877 – Source : Wikimedia Commons

Vendredi 25 juin 2010 à 23:50

http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/6/63/Colourful_Chart.pngLes mesures statistiques sont aujourd’hui au cœur des études sur l’économie, la démographie et les sociétés. L’INSEE ou l’INED en France sont parmi les premiers fournisseurs de chiffres, ces chiffres auxquels « on fait dire ce qu’on veut ». Mais, contrairement à l’idée reçue, la lecture des statistiques est un travail méthodique, complexe, d’interprétation, d’analyse et de corrélation qui permettent d’y voir plus clair, et de compléter l’analyse politique.
 
Planetarium vous fournit aujourd’hui quelques pistes de lecture statistique — l’auteur en est friand : les indices statistiques sont d’une grande utilité pour mesurer les inégalités sociales, comprendre la réforme des retraites, et même pour envisager l’avenir d’un pays. Les principales sources en la matière sont l’OCDE, l’INSEE, l’INED, mais aussi le CIA World Factbook et Le Monde en chiffres, publication annuelle de The Economist, l’hebdomadaire britannique d’analyse politique et économique, véritable bible statistique à l’échelle mondiale.
 
La corrélation entre natalité, alphabétisation et richesse
Le taux de natalité d’un pays est calculé en rapportant le nombre d’enfants dans un pays au nombre de femmes fécondes, entre 15 et 50 ans. Sa mesure permet de prévoir les grandes lignes de l’évolution d’une population : un taux de natalité bas, inférieur à 2,05 enfants par femme, entraîne un double processus de vieillissement global de la population, et de diminution à long terme de cette population. À titre indicatif, le taux de natalité en France en 2009 était de 1,97 enfants par femme, d’après le CIA World Factbook.
 
Loin d’être un chiffre absurde, le taux de natalité reflète la politique familiale et le niveau d’instruction et d’activité des femmes dans un pays. Une natalité élevée (supérieure à 3 enfants par femme) signale une politique familiale faible, l’absence ou le faible usage de moyens contraceptifs, et un faible niveau d’instruction des femmes. L’exemple le plus criant de cette corrélation est le Burkina Faso (Afrique de l’ouest), l’un des pays les plus pauvres du monde, avec un taux de natalité de 6,21 enfants par femme, et une « espérance de vie scolaire » (school life expectancy) – durée des études, du primaire à la fin de la scolarité – estimée à 4 ans pour les femmes, doublée d’un taux d’alphabétisation extrêmement bas de 21,8 %, à quoi il faut ajouter une espérance de vie réduite, 53 ans, et une mortalité infantile (enfants morts avant l’âge de 5 ans) très élevée, à 82,98 ‰.
 
À cela s’ajoute une structure économique archaïque, du fait d’une agriculture peu productive et non mécanisée, qui requiert un grand nombre d’ouvriers agricoles au revenu très faible et irrégulier. D’après le CIA World Factbook, 90 % de la population burkinabée vit d’une agriculture de subsistance, et l’agriculture compte pour 29,4% dans le PIB du Burkina Faso (compte non tenu de l’économie « informelle »). De fait, le taux de pauvreté atteint 46,4 %, avec un taux de chômage de 77 % (hors emploi « informel » non pris en compte dans les statistiques), et un PIB par personne et par an (exprimé en parité de pouvoir d’achat, PPA) estimé à 1200 $, ce qui est d’autant plus faible que les 10 % les plus aisés de la population captent 32,2 % des richesses, tandis que les 10 % les plus pauvres en captent seulement 2,8 %.
 
À l’inverse, dans les pays « riches » à fort taux d’alphabétisation, le taux de natalité est faible (moins de 2,5 enfants par femme) du fait d’un meilleur accès aux méthodes contraceptives, ce qui permet aux femmes de suivre des études plus longues (16 ans d’espérance de vie scolaire en France) et d’obtenir un emploi – malgré d’importantes disparités internationales, et un taux d’emploi féminin en équivalent temps complet souvent inférieur au taux d’emploi des hommes, avec qui plus est un salaire moindre à poste égal, ainsi que c’est le cas en France. La mécanisation de l’agriculture joue aussi un rôle central dans les mutations sociales et économiques qui affectent un pays, car elle libère un grand nombre de personnes des travaux agricoles et est suivie d’un « exode rural » qui augmente le taux d’urbains. Ainsi, alors qu’au XIXe siècle la France était un pays largement rural, l’introduction du tracteur dans le courant du XXe siècle a poussé la population vers les villes, et l’on atteint aujourd’hui un taux d’urbains de 77 % (en comptant comme « ruraux » des personnes qui ne travaillent pas dans l’agriculture, mais habitent dans des villages ou des villes rurales ; en réalité seuls 3,8 % de la population française travaillent dans l’agriculture, industrie agro-alimentaire non comprise), alors que le taux d’urbains au Burkina Faso ne dépasse pas 20 %.
 
http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/8/8d/Francois_Rabelais_-_Portrait.jpgNatalité, pyramide des âges et ratio actifs/retraités
L’enrichissement d’un pays entraîne une baisse de la natalité, ainsi qu’on l’a vu – encore que la France ait connu son baby-boom dans une période de forte croissance économique, mais cela est corrélé à une politique familiale volontariste impliquant des allocations familiales qui encouragent la procréation –, et ce phénomène a pour conséquence principale, à long terme (quelques décennies), un vieillissement progressif de la population, d’autant plus prononcé que l’espérance de vie s’allonge (un meilleur système sanitaire, impliquant de bons hôpitaux, fait à la fois baisser la mortalité infantile et reculer l’âge du décès). L’observation de la pyramide des âges de la France, fournie par l’INED, est révélatrice : les générations nées après 1974 sont moins nombreuses que les générations nées entre 1945 et 1974. Alors qu’au cours des décennies précédentes, la baisse de la natalité due à la Seconde Guerre mondiale et la mort (ou l’émigration) de nombreux actifs entre 1939 et 1945 avaient permis d’obtenir un ratio actifs/retraités élevé, ce ratio baisse, et pourrait atteindre 1,1 actif pour un retraité dans les prochaines décennies, si l’âge de départ en retraite est maintenu à 60 ans.
 
On voit bien là que les mesures statistiques sont nécessaires pour définir les mesures à prendre dans la nécessaire réforme des retraites. Mais, à trop s’accrocher aux statistiques, on risque aussi de produire une réforme technocratique, déséquilibrée, et injuste, d’autant plus que le ratio actifs/retraités n’est pas, loin s’en faut, le seul indicateur statistique à prendre en compte, et a fortiori parce qu’au-delà des mesures statistiques, il est indispensable de formuler une approche éthique, qu’aucune statistique ne saurait fabriquer ex nihilo. Car, s’il est nécessaire de savoir lire et interpréter des données statistiques, se passer de réflexion sur la justice ou le bien-être, c’est appliquer la maxime de Rabelais, « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ».

Illustrations : un diagramme circulaire quelconque ; portrait de François Rabelais – source : Wikimedia Commons

Jeudi 24 juin 2010 à 22:53

http://farm3.static.flickr.com/2482/3967666220_76c252da3e.jpgEn juin 2009, les Iraniens votaient pour leur « nouveau » président. L’élection, dont on peut à bon droit soupçonner qu’elle fut largement entachée de fraudes, fut suivie de manifestations massives, menées et soutenues, entre autres, par le « mouvement vert », et par des personnalités telles que MM. Moussavi, Karoubi, Khatami, ou Mme Ebadi, avocate et prix Nobel de la paix, qui plaident, à des degrés divers, pour une plus grande ouverture démocratique et sociale de l’Iran. La répression sanglante qui s’en est suivie – emprisonnements arbitraires, tortures, musèlement de la presse, censure de réseaux sociaux tels que Twitter, blocage des communications – a soulevé une légitime indignation dans le monde entier.

Toutefois, les défenseurs de la démocratie et des libertés civiles ne doivent pas perdre espoir. Plusieurs signes importants montrent que, quoi que fassent les dirigeants iraniens, et quelques brutalités qu’ils commettent à l’encontre du peuple iranien, les jours de la dictature sont comptés. Plus précisément : les conditions de maintien à moyen terme de la dictature ne sont plus réunies, et les conditions de l’établissement d’une véritable démocratie s’accumulent. Cela ne rend pas moins inacceptables les violations répétées des droits humains, les procès montés de toutes pièces, la répression meurtrière des manifestations ou les probables fraudes électorales, mais ces atrocités ne doivent pas nous interdire de garder la tête froide.

Je me fonderai largement, dans cette analyse, sur les données fournies par le CIA World Factbook, en particulier la page consacrée à l’Iran.

Une natalité faible
Le nombre d’enfants par femme est un signe important des mutations qui frappent une société. Une forte natalité est la marque d’un contrôle faible, voire inexistant, des naissances (principalement par l’absence de contraception), et est systématiquement corrélée à un niveau d’éducation réduit, à l’ignorance des méthodes contraceptives, et à un taux d’activité des femmes lui aussi réduit, du simple fait qu’une femme qui fait beaucoup d’enfants ne peut d’ordinaire pas être « active » en même temps. Une forte natalité est aussi corrélée à un taux de mortalité infantile élevé, qui limite la croissance de la population au regard du nombre de naissances. À titre d’exemple, la natalité au Burkina Faso (Afrique occidentale), l’un des pays les plus pauvres de la planète, est de 6,21 enfants par femme, tandis que l’« espérance de vie scolaire » (school life expectancy), le temps passé sur les bancs de l’école, jusqu’à l’enseignement supérieur (voir plus bas), est de 5 ans, le taux d’alphabétisation de 21,8%, et que la mortalité infantile atteint 82,98 ‰ (3,31 ‰ en France : la différence est colossale) – les données sont tirées de la page Burkina Faso du CIA World Factbook ainsi que de la comparaison internationale du taux de mortalité infantile (Country comparison :: Infant mortality rate).

À l’inverse, la natalité en Iran est faible, à 1,7 enfants par femme, en-dessous du seuil de renouvellement des générations, proche de 2,05 enfants par femme (du fait du ratio garçons/filles à la naissance, 1,05 garçons pour une fille), tandis que la mortalité infantile demeure relativement élevée, à 34,66 ‰, signe que les hôpitaux et maternités iraniens sont d’une qualité insuffisante et pas suffisamment nombreux au regard de la population. Le niveau d’éducation, ainsi que l’on va le voir dans la suite, est en revanche relativement élevé, et la population iranienne est de plus en plus largement alphabétisée, avant tout les jeunes iraniens, plus largement alphabétisés que les générations précédentes, et qui seront dans quelques années les « forces vives » de la nation iranienne.

Une population jeune et de plus en plus éduquée
L’âge médian des Iraniens est de 27,6 ans : cela signifie que 50% des Iraniens, en 2010, ont moins de 28 ans. Dans le même temps, 73,2% de la population a entre 15 et 64 ans. Ces données n’ont rien d’anecdotique, puisqu’elles mettent en lumière la jeunesse de la population iranienne, et un ratio actifs/retraités qui va aller croissant au bénéfice des actifs durant les prochaines décennies. Qui plus est, l’« espérance de vie scolaire » est relativement élevée, 13 ans. À titre de comparaison (les données sont tirées du Field listing :: School life expectancy du CIA World Factbook), l’« espérance de vie scolaire » est de 15 ans en Israël, 16 ans en Belgique, en France, en Italie, 17 ans au Canada. Or il existe une forte corrélation entre le niveau d’éducation d’une population et sa volonté d’avancement démocratique et de respect des libertés civiles – ces libertés régulièrement bafouées par le régime iranien actuel.

De fait, la population iranienne réclame, depuis plusieurs années, une ouverture démocratique qui lui est toujours refusée par le régime de MM. Khamenei et Ahmadinejad, qui se trouvent forcés, pour maintenir leur emprise sur le pays, d’user de méthodes particulièrement violentes, injustes et révoltantes. Mais ces méthodes, on le sait, ont déjà été mises en échec durant le XXe siècle, notamment en URSS – la répression sanglante du « Printemps de Prague », l’enfermement de l’Allemagne de l’est derrière le « rideau de fer » et le mur de Berlin n’ont pas empêché les anciens satellites soviétiques d’accéder, entre 1989 et 1991, à la liberté et à la démocratie (à quel prix, me direz-vous : la libéralisation « sauvage » de l’économie russe fit, il est vrai, d’affreux dégâts, mais enfin la Russie est aujourd’hui, indéniablement, un pays plus libre que sous Staline ou Brejnev). L’orientation répressive et violente du régime iranien est, de fait, vouée à l’échec à plus ou moins court terme – peut-être pas plus d’une décennie : c’est long, certes, mais très clairement inéluctable.

Une économie en pleine croissance mais des inégalités persistantes
Au-delà de l’approche proprement sociétale de l’Iran, il serait nuisible de négliger une approche économique. De fait, il existe une corrélation entre le niveau d’ouverture économique d’un pays et son niveau d’ouverture sociale et démocratique. Une telle corrélation doit toutefois être pondérée par les inégalités sociales, qui réduisent clairement l’ouverture de la société – plus la société est inégalitaire, et plus les relations sociales sont tendues, ce qui nuit, dans l’ensemble, à la paix civile et à la démocratie, mais peut aussi pousser la population à exiger à la fois plus d’égalité (économique, mais aussi judiciaire) et plus de liberté (qu’il s’agisse de liberté d’opinion, de liberté de la presse, ou de liberté d’entreprise, qui sont corrélées, dans leur négation comme dans leur affirmation).

Toujours en exploitant les données sur l’Iran fournies par le CIA World Factbook, voici ce que l’on peut dire, sans entrer dans le détail, de l’économie iranienne et de sa corrélation avec l’ouverture démocratique à venir de l’Iran. En premier lieu, il convient de remarquer que l’Iran, du fait notamment de ses exportations pétrolières, s’enrichit : les exportations sont largement supérieures en valeur aux importations, ce qui génère une balance commerciale positive pour l’Iran. Cela n’est pas anecdotique : les sociétés les plus ouvertes sont les sociétés les plus riches – ainsi la France, malgré une balance commerciale déficitaire, ou les États-Unis. Dès lors que l’Iran s’enrichit, la population iranienne, qui s’enrichit à son tour, et bénéficie de fait de meilleures conditions économiques – ce qui, au passage, permet un allongement de l’« espérance de vie scolaire » que nous évoquions plus haut, du fait que les citoyens ont alors les moyens d’envoyer leurs enfants à l’école, puis, pour une part de plus en plus large (bien que toujours minoritaire) de la population, dans l’enseignement supérieur –, la population iranienne, donc, réclame une plus grande ouverture sur le monde, ce qui implique une avancée des libertés civiles et une ouverture démocratique.

Ce signe d’espoir est toutefois à relativiser : le niveau d’inégalité sociale demeure élevé en Iran, avec un coefficient de Gini (qui mesure le niveau d’inégalité par une différence d’intégrales convertie en pourcentage à partir de la courbe de Lorenz, voir la définition dans le dictionnaire d’Alternatives Économiques) de 0,445 – à titre de comparaison, le coefficient de Gini pour la France en 2008 était de 0,327 selon le CIA World Factbook, et aux États-Unis, société hautement inégalitaire, il atteignait 0,45.

Il n’empêche : nous avons, dans l’ensemble, de bonnes raisons de penser que l’Iran, dans les années qui viennent, va connaître d’importantes mutations ; et les Iraniens ont, eux aussi, de bonnes raisons de le penser, et de travailler dans ce sens, en vue de mettre fin au régime autoritaire, si ce n’est dictatorial, qui les broie depuis de trop nombreuses années. Le désespoir n’est plus de mise : la répression policière et militaire massive est aussi le signe d’un régime sur la défensive, qui n’a plus d’autres moyens de se préserver que de tirer sur son propre peuple et de jouer les matamores nucléaro-militaristes. Ces moyens courent vers l’épuisement ; il nous reste à espérer que le peuple iranien ne remplacera pas une dictature par une autre. Faisons confiance aux Iraniens, et souhaitons-leur qu’aucun tyran en herbe ne s’empare du pouvoir après MM. Khamenei et Ahmadinejad.

Photo : « Iran’s Green Hope » par
sam_alcaphone ~V~, Flickr

Jeudi 24 juin 2010 à 22:20

Et voilà, Planetarium est crée, il ne reste plus qu’à l’alimenter. Cela va venir vite, avec très bientôt un article de mon cru sur l’avenir de l’Iran passé au crible des statistiques démographiques et économiques. Je n’entends toutefois pas être le seul auteur de ce blog, c’est pourquoi je lance dès maintenant un appel à collaborations. Si vous êtes intéressé-e, envoyez-moi votre candidature par le formulaire de contact, avec vos motivations et un ou deux articles originaux sur un sujet qui vous intéresse et dont vous pensez qu’il peut intéresser du monde. Toutes les candidatures sont bienvenues ; les critères de choix seront avant tout la pertinence du propos, la maîtrise de la langue, la clarté du texte. Toute personne prête à traduire des billets de blogs étrangers, avec l’accord de leur auteur, est bienvenue.

La ligne éditoriale du blog est plutôt centre-gauche, avec une sensibilité écologiste, un attachement profond à la justice sociale et économique, à la défense de la démocratie et des libertés civiles et politiques.

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