Mardi 29 juin 2010 à 0:34

La lecture, sur Rue89, des commentaires de l’article de Chloé Leprince « Procès de Villiers-le-Bel : que vaut le témoignage sous X ? », m’a fait voir clairement la nécessité d’une brève mise au point sur la valeur éthique du témoignage anonyme, abstraction faite de la validité d’un tel témoignage sur le plan juridique. Nous tiendrons donc pour acquis, dans la suite de cet article, que les témoins sous X disent la vérité, et que leur anonymat est uniquement destiné à les protéger d’éventuelles représailles.
 
Cela admis, notre malaise face au témoignage anonyme demeure-t-il justifiable ? L’anonymat d’un témoin ne nous permet pas de préjuger de la véracité de ses déclarations, et dès lors que l’on admet que le témoin veuille se couvrir, rien ne justifie notre malaise face au témoignage sous X, pas même, soulignons-le, l’analogie avec le régime de Vichy, qui encourageait la délation entre voisins. Ni encore la contre-utopie radicale proposée par George Orwell dans 1984, où les enfants ne sont plus des scouts, ni des pionniers, ni des éclaireurs, mais des « espions » formés à dénoncer leurs propres parents. Et pourtant, le malaise persiste. Deux options se présentent à nous : premièrement, juger que, notre malaise n’étant pas justifié, il nous faut le négliger. Cette solution, toutefois, est assez paresseuse, car la persistance de notre malaise doit appeler en nous un étonnement particulier. La deuxième option, moins confortable, est d’affronter notre étonnement, et de suivre jusqu’au bout la logique du témoignage sous X.
 
Les plus ardents défenseurs du témoignage anonyme diront que c’est à ce prix-là que l’on peut arrêter certains voyous particulièrement dangereux. Faute de pouvoir protéger totalement les témoins, il faudrait leur accorder l’anonymat, un anonymat de protection. L’idée n’est pas idiote, et s’y confronter n’est pas chose facile : qui jugerait qu’il vaut mieux pas de témoin et une crapule en liberté, qu’un témoin anonyme et une crapule sous les verrous ? Posée ainsi, la question induit une réponse a priori évidente. Personne de sensé ne saurait affirmer une telle chose. Si notre malaise persiste, c’est alors sans doute pour un autre motif. Ce motif n’est, selon toute vraisemblance, pas la défense des crapules. Non qu’il faille se débarrasser de l’avocat de la défense, qui demeure indispensable, mais au sens où l’on prônerait l’impunité pour les crapules de toutes sortes, entendu que l’on entend par « crapules » aussi bien de petits délinquants que des criminels de plus grande envergure, sans distinction particulière (qui relèvent d’un débat juridique qui n’a pas sa place ici).
 
La réponse cesse d’être évidente, en réalité, dès lors que l’on renverse la question initiale. Il ne s’agit plus de savoir si une crapule en liberté faute de témoin vaut mieux qu’une crapule envoyée derrière les verrous avec l’aide d’un témoin sous X, mais de savoir s’il vaut mieux préserver son intégrité, et accepter en contrepartie d’être placé sur la scène publique avec les risques que cela comporte, ou choisir de témoigner protégé par son anonymat, méthode crapuleuse s’il en est. À nouveau la réponse semble évidente, pour peu que l’on place son intégrité au-dessus de toute autre chose, y compris sa propre vie. Là encore, il faut remettre cette évidence en question, car il se peut qu’elle ne repose sur rien de solide. Il nous faut accepter une part d’incertitude dans notre jugement. Il pourrait être légitime d’user d’une méthode crapuleuse pour envoyer une crapule derrière les barreaux, si l’on admet que la fin justifie les moyens. Une telle thèse a ses défenseurs, et non des moindres.
 
Elle bute seulement sur l’idée de cohérence. Cette seule objection est toutefois d’une grande force, car il n’y a d’intégrité morale que dans la cohérence ; prétendre s’attaquer aux crapules et user contre elles de méthodes crapuleuses est incohérent. Cela revient à transiger avec l’éthique que l’on prétend défendre, au nom de cette même éthique. C’est la défendre bien piètrement. Une éthique intransigeante suppose d’accepter les conséquences éventuelles de sa propre intégrité. Transiger avec cette éthique par crainte des conséquences, c’est n’avoir au fond aucune estime pour cette éthique. C’est là un des grands dangers des pensées conséquentialistes : arriver à une fin éthique par des moyens aliénés.
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