Vendredi 17 septembre 2010 à 12:39

Parfois, les gens disent des choses intéressantes. Voici Patrice Cambronne, historien, conférencier, auteur, gentleman ; pour ce monsieur, l'Histoire, en tant que discipline, est la « quête de critères d'intelligibilité dans un réel disloqué1 ». C'est le travail de déchiffrement effectué par l'intellect ; voyez, en sciences naturelles, les constructions des systématiciens.

Un jeu étymologique – monsieur Cambronne adore s'amuser avec les mots – nous donne cette proposition : l'historien est l'être dont le métier est de réduire à l'essence. Et Cambronne de s'échauffer : il s'agit ici de « saisir l'είδος platonicien », le code qui serpente sous le chaos des apparences. Un être humain se doit de se pencher sur les mystères, sur le grouillement des faits qui s'offrent à lui, pour en révéler les dynamiques, et, pourquoi pas, émettre, à la suite de son travail, une proposition, voire une prédiction.

Et pourquoi un être humain le devrait-il ? Ne pourrait-on se contenter de paître ? Car c'est ce que font la majorité de nos congénères : ils paissent, ou sont tellement occupés à survivre qu'ils ne pensent qu'à des moments très précis, et sur des sujets en nombre fort limité.

À cela, on peut répondre que penser, même une fois par jour, c'est déjà discriminer. C'est faire des tas, c'est extraire des tendances, ébaucher une théorie. Que ce soit en fouillant une montagne d'ordures ou une salle d'archives, en préparant une soupe ou en résolvant une colle en Sciences de l'Ingénieur, nous travaillons tous en activant les mêmes familles de processus. Même Depardieu2.

Il n'est pas sans valeur de rappeler que c'est un phonographe, c'est à dire une foutue bête machine à restituer du son et non du sens, qui émet, dans la pièce de Jean Cocteau, cette fameuse idiotie : « puisque ces mystères me dépassent, feignons d'en être l'organisateur » (Les Mariés de la Tour-Eiffel). Tout le monde n'est pas un inculte politicien ou un acteur bouffon ; il y faut une sacrée dose d'avidité, et de l'aveuglement obstiné. Je ne veux pas voir ! Bien entendu, il s'agira ici d'un aveuglement sélectif. Tôt ou tard, pour progresser, un être humain – même un courtisan, surtout un courtisan – a besoin de faire taire les pensées de son personnage (de son masque) pour étudier librement les problèmes qui se posent à lui.

Et l'on voit alors que ce sont les individus qui utilisent les systèmes de lecture les plus tolérants qui vont le plus loin, quoi qu'ils puissent restituer ensuite... Si, pour effectuer votre travail de réflexion, vous commencez par dresser une ossature interprétative trop raidie de dogmes, vous n'irez nulle part, et vos recherches n'aboutiront sur aucune découverte ; tout au plus empilerez-vous textes sur textes, au bout de quoi vous pourriez bien ne jamais avoir fait que de l'exégèse. Voyez, à titre d'exemple, au sujet de la crise de Suez (1956) et du concept de liquidation du colonialisme (cf. A. Protopopov), les interprétations de l'Est et de l'Ouest : pour les Soviétiques, Suez « aurait été une des causes de cette liquidation » tandis que les Américains voulaient y voir une « manifestation de cette liquidation3 ». Où l'on voit que l'idéologie peut colorer absolument n'importe quoi.

Vous êtes face à une porte inconnue, menant à de l'inconnu. Vous pouvez utiliser la clé qu'on vous a donnée, et dont il est dit qu'elle est la seule clé, universelle, qui ouvre toutes les portes ; et si vous n'arrivez pas à ouvrir avec cette clé, c'est que vous êtes coupable – apostat, traître, chien courant de l'ennemi, quelque chose à détruire.

Vous pouvez aussi étudier la serrure, et, à tâtons, concevoir une clé qui finira par ouvrir pour de bon ce qui pour l'instant est clos.
 

Culture identitaire, culture endophasique :

Il en est ainsi pour l'étude de l'Histoire, c'est à dire pour le regard que vous posez sur le passé de votre espèce, ou de votre peuple : si c'est un mythe qui vous domine, si des dogmes vous canalisent (« les politiques, c'est de la merde »), le déni de réalité qui en découle vous précipitera dans des impasses, et dans le ridicule ; l'eschatologie même, éventuellement, vous échappera, tandis que vous vivrez dans le monde idéalisé de votre bulle. Le professeur Yadh ben Achour, de la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis, raccroche un tel cheminement bouclé sur lui-même aux cultures identitaires : ainsi, dit-il, s'invente une nation qui se « fixe des horizons de pensée sur le culte de son identité, rêvée ou réelle ». Bien entendu, c'est valable aussi au niveau des individus.

Très dangereuse pour elle-même et pour les autres (cf. Le terrorisme a-t-il des fondements culturels ? 4, une telle culture se caractérise par une « surévaluation d'un facteur tel que la langue, la religion, l'histoire... », un projet d'envergure mystique ou mythique ; les exemples sont nombreux, dans ce siècle comme dans le précédent : en Israël, en Palestine, en Iran...

Autre type de culture fermée, xénophobe et ne supportant aucune confrontation : « Les circonstances peuvent faire qu'un peuple n'arrive plus à parler aux autres ; il se parle à l'intérieur ». Monsieur ben Achour introduit ici à la notion de culture endophasique : « Certitude d'être dans le droit chemin, celui de la vérité, de détenir cette dernière à titre exclusif. Ensuite, l'exaltation, c'est-à-dire la soumission de la pensée à des modes passionnels de réflexion ». Sacralisation, transcendance, magnification de la communauté5 : l'individu ne compte plus, et le sacrifice pourra être, non pas exigé, mais demandé depuis en-haut, et réclamé, en outre, par de nombreux volontaires d'en-bas6. Voyez les USA, l'URSS, la Flandre, Israël de nouveau, et tous les fanatismes.

Ces deux états maladifs n'ont pas forcément de rapports avec la teneur des textes fondateurs : le Coran, la Bible, le Capital ou le Contrat social ne sont pas responsables de ce qu'en font ensuite les gens. La religion de paix et d'amour des chrétiens n'a rien à voir avec les phénomènes de l'Inquisition, des croisades, des princes-évêques combattants, des massacres de Cathares ou de Vaudois, des dragonnades, des bûchers, des tortures sans nombre, etc. etc. etc..., toutes horreurs qui furent commises au nom du Christ aimant tel qu'introduit par Paul. C'est pourquoi monsieur Ben Achour insiste : ce sont les circonstances qui précipitent les peuples dans, par exemple, l'endophasie. Nous ne sommes jamais à l'abri.
 

La norme comme seul issue :

Mais ce sont les structures de son gouvernement qui plongent une nation dans le néant. Car l'esprit, pour être fertile, a besoin de se frotter au danger ; danger que, malheureusement, une législation de culture fermée, c'est-à-dire d'abord prescriptive, cherchera à écarter en tout point : interdit d'aller trop vite, trop lentement, trop fort, trop loin ; il est interdit de douter du code, il est interdit de penser hors des rails de sécurité, il est interdit de faire autrement que. Ce danger nous guette, jusqu'en Occident évidemment : nous autres rions ou nous affligeons en regardant comment les gens vivent sous une théocratie, mais le Meilleur des mondes n'est-il pas souvent une aimable maquette de cet univers dans lequel nous, consommateurs plus que citoyens, et surtout en France, nous vivons ? Lisant l'ouvrage d'Aldous Huxley, ou même lisant 1984 de George Orwell, souvent vous vous direz que ces deux romans sont devenus fades, parce qu'ils sont aujourd'hui, assez fréquemment, en-dessous de votre réalité.

Et ceci a des conséquences immédiatement dangereuses : car, si trop de règlements gomment les différences entre les êtres vicieux et les êtres vertueux en lissant les comportements, l'on ne peut alors plus jamais juger du sac, pour reprendre le mot de Naudé, « que sur son étiquette7 » ; qui plus est, sur une étiquette officielle. En outre, voici qu'on enlève au méchant toute sa responsabilité, et au bon son mérite. La loi, ici, s'éloigne de la morale qu'elle est supposée incarner par ses articles ; la loi remplace la conscience, ce qui est injustifiable.

La bonne intégration à la société passe alors par l'application à rester dans la norme  : mieux vaut être normal que bon. Sous le regard attentif des autres, vous agitez vos membres et parlez comme on attend que vous le fassiez, marionnette que surveille en outre la toute puissante police, politique ou religieuse. C'est-à-dire que la morale, qui surplombe toute activité législative, a été évincée. Le Prince s'est mis à sa place, et dirige maintenant les juges. D'où l'intérêt d'avoir, ô démocraties, une bonne constitution, si vous tenez à surnager8.
 

Cultures et architectures :

Je regarde des plans de tombes des premiers dynastes de la terre d'Égypte. Du roi Aha, nous avons un ensemble funéraire « en comète », avec le tombeau du souverain en avant, suivi d'un sillage de plus petits monuments, tombeaux subsidiaires alignés sur deux rangs : ordonnancement parfait pour une tête de dynastie, où l'on en est encore à se tailler un territoire, à se faire un nom... Le Prince ne règne pas encore absolument sur des possessions héritées, il est plutôt chef de troupe.

Et puis voici la tombe de Djer, fils d'Aha : centripète. Vaste chambre funéraire entourée de monuments mineurs qui sont les tombes des courtisans, des ministres, de la famille ; plus de trois-cents sépultures, et l'on parle même de sacrifices. Ce plan ébauche l'organigramme d'un État déjà autocratique.

Dans le premier cas : culture ouverte d'apprentissage, de conquête – Attila ; dans le second : culture fermée d'exploitation, de pérennisation d'un système – Tibère.

Sous-jacents même aux mythes, les espoirs et les monstres. Ce matin, je me suis réveillé avec cette phrase, énoncée d'une voix claire par un enfant qui se tenait dans une fosse : « ce qu'il y a sous l'acropole, sous même les fondations, est de la même famille que ces expériences mortes dont on a orné les tours de la cathédrale de Laon ». J'attire l'attention sur les « expériences mortes » ; les bœufs représentés en taille réelle sur les tours de cet édifice font référence à un petit miracle, c'est-à-dire à une dynamique de création qui n'a pas eu de suite. En effet, le pouvoir du miracle n'a qu'un temps, et la puissance de son évocation se perd comme s'efface le bouillonnement d'un sillage. Partant, il est un peu vain de s'en prévaloir trop longtemps, et l'on ne saurait fonder une domination sur un tel fait sans, le plus rapidement possible, s'attacher à convertir cette énergie en quelque chose de plus durable : murailles, règlements, nominations, dynastie.

Le problème étant que l'utilisation du fait miraculeux encadre toujours le jeu de l'opérateur, et lui donne une coloration dont il ne pourra plus se défaire tout à fait ; le mythe intervient alors comme point de foi, ou d'idéologie, jusque dans les ordonnances rendues par le Sénat. Ainsi a-t-on appelé les premiers dynastes d'Égypte des Horus.

Or, voici : le silence solennel des vieilles forêts peut aider à comprendre ce dans quoi baigne la nef de la cathédrale, tandis que les corniches extérieures crépitent de cauchemars finalement inutiles, car menaces incarnées dans de l'inerte, propos absurdes aboyés dans le vide, effets ratés.

Élans dedans, carcans dehors. Une rigidité qui se fait jour sur les parois, tandis qu'à l'intérieur règne encore l'émerveillement primal. Du reste, on a rarement torturé dans une nef, mais sur les parvis presque toujours ; une cathédrale vue de l'extérieur, c'est d'abord un programme de domination.

Nous avons ainsi, saisies dans un même édifice, deux façons de se diriger dans le monde, deux sentiments moteurs ; ce couple s'apparente à ce qui peut être lu dans les ensembles funéraires d'Aha et de Djer. Pour aller vite : le désir d'un côté, l'avarice de l'autre.
 

Désir, avarice :

Désir. Sentant le besoin de s'émanciper, des humains s'assemblent et fondent une abbaye, une bourgade entre sept collines, un territoire libre au fond d'une baie. Pour réaliser leurs souhaits, ils se mettent à l'écoute du monde : nulle pensée ne les effraie, nulle technique n'est interdite en soi. Il ne théorisent pas encore, mais ils se font pragmatiques ; ils bâtissent au service d'une cause générale et collective : Athènes, Rome, Clairvaux.

Cependant, ils articulent parfois leur action autour d'un opportun miracle ou fait légendaire, qui leur donnera force et cohésion mais aussi empoisonnera leur futur d'un mythe omniprésent auquel toutes les pensées seront dès lors assujetties, ce qui ôtera aux héritiers souplesse et liberté. Ces miracles sont des accélérateurs du destin, qui précipitent les puissances qu'ils ont intronisées vers l'âge adulte, mais aussi vers la sénescence. C'est pourquoi je prétends qu'il faut s'en émanciper dès que possible, comme l'ont fait les Montfort de leur oie miraculeuse (qu'ils ont traînée tout de même pendant quelque temps ; voyez ce qu'en dit Naudé9). On parle couramment de blanchiment d'argent ; n'oublions pas le blanchiment de blason.

Vient ensuite la période de la gestion des acquis, ou de celle d'une dynamique (Rome n'a pu s'empêcher de grossir), que l'on assoit sur un corpus législatif reflétant le plus fidèlement possible les aspirations des bâtisseurs (lois de Solon). Les vertus de ce moment-là tiennent un peu à celles du miracle : elles consolident ; partant, elles donnent la direction. On ne peut certes plus divaguer, mais l'on n'explore plus les hasards.

L'institutionnalisation d'une façon d'être, c'est-à-dire la fixation de la forme, entraîne celle des appétits, et des hiérarchies. Un exemple somptueux est celui du Vatican. Ce mode de transmission est favorisé par les premiers cercles du pouvoir ; avec l'habitude se décantera peu à peu une caste de courtisans. Avarice.
 

Stérilisations :

Cette rigidité du système le rend vite impuissant face à une déferlante imprévue, surtout lorsque celle-ci est propulsée par un fameux désir. N'importe qui est capable de comprendre pourquoi il vaut mieux être Attila que Valentinien III.

De même, l'endophasie d'une culture, stade extrême de verrouillage, la fragilise au plus haut point. Son rêve et ses prescriptions la rendent inapte à survivre à un phénomène qui la priverait de ses mythes, de ses slogans, ou de son carburant. Faut-il des exemples ? L'effondrement de l'URSS, la chute de l'empire Austro-Hongrois sont assez récents pour qu'on s'en souvienne encore sans avoir besoin d'ouvrir des livres.

Et ces dangers guettent tout le monde, y compris la très fameuse patrie de la liberté, fondée sur un désir énorme d'émancipation : les États-Unis d'Amérique. Qui oserait rappeler que les textes fondateurs de la nation américaine ne laissent pas grande place à Dieu – tandis qu'il apparaît sur les billets de banque – pourrait bien se faire taxer de communiste, d' « ennemi de la Nation », comme ailleurs on est « ennemi de l'Islam » quand on se permet de remettre au jour quelques vieilles évidences datant du Prophète. La frénésie de verrouillage dont a fait preuve, au début du siècle, la société étasunienne est, à cet égard, exemplaire. L'endophasie vous guette, ô faucons : « Aujourd'hui, nous nous préparons à une attaque potentielle pouvant venir de l'espace comme du cyberespace. Seuls les États-Unis ont la rapidité, le pouvoir et la capacité pour protéger notre nation du siècle à venir »10 (c'est moi qui mets les italiques).

Les actes et les paroles qui découlent de cette façon de voir envisagent non seulement le monde et le cybermonde comme des territoires ennemis, mais aussi le temps. Ce n'est pas forcément faire preuve d'aveuglement, bien entendu, mais c'est, assurément, vouloir mettre un casque et un gilet pare-balles pour traverser la vie ; c'est, déjà, se méfier d'absolument tout le monde. On franchit vite le pas menant au Maccarthysme.

La Cité sur la colline s'est barricadée ; les pentes sont devenues des champs de tir. Les rêveries de Lafayette, les idéaux de Washington, de Franklin, de Jefferson, sont loin, et s'éloignent encore ; on risque bien d'en arriver à ne défendre plus que leurs momies, vieux papiers dans des coffres blindés surveillés par des armées de robots. Imaginez un monde privé de dignité réelle, fonctionnant de manière automatique – algorithmique, pourrait-on dire – entièrement occupé à prendre en charge tous les aspects de la vie des citoyens, à ne leur laisser d'initiative qu'à l'intérieur de champs étroits et sans importance. Cette absence de confiance tend à transformer les cœurs en de grises forteresses, méfiantes, souvent xénophobes.

Protéger notre nation du siècle à venir ?! Bon sang, les gars, mais vous ne vous relisez jamais ? Quel enfant d'Occident, avec le monde entier ouvert devant lui tel un beau fruit, pourrait imaginer le siècle à venir d'abord comme une menace ? Le désenchantement des juvéniles est un crime contre l'espèce ; c'est vouloir les transformer en potiches vides, incapables de lancer des mutations, ennemies de ces mêmes mutations – physiques ou culturelles – qui sont pourtant les meilleurs signes de notre vitalité, et les garantes de notre survie.
 

Fertilisations :

Le 9 septembre 1997, eut lieu à Paris, au siège de l'UNESCO, un intéressant échange entre Stephen Jay Gould, naturaliste spécialiste de l'Évolution et des théories qui en découlent, et le philosophe Edgar Morin, sociologue11. Stephen Jay Gould fit remarquer que l'on ne doit pas parler d'évolution culturelle, puisqu'une évolution ne permet pas à plusieurs espèces de se modifier en s'interpénétrant, tandis que des idées d'origines et de cultures très différentes peuvent se mélanger, comme on mélange des bouts de code : « Le changement culturel est Lamarckien, il permet la transmission de caractères acquis » via le mélange des lignées. Gould a un mot : il parle de « fertilisation croisée »... Il finit par qualifier un tel changement non pas d'évolution, au sens Darwinien, mais d'infection.

C'est important, car cette infection renforce les capacités de survie de l'espèce humaine, en lui proposant tout un éventail de comportements qu'une culture fermée tiendrait pour de pure abominations, au sens hébraïque du terme. De tels comportements exotiques ne vont pas forcément de soi, bien entendu, mais, sous certaines conditions, ils peuvent s'avérer bienfaisants.

Il faut le répéter : « Les métissages sont par ailleurs créateurs de diversité, de civilisation, comme on le voit au Brésil » et aussi aux USA, qui sont décidément très paradoxaux mais qui pourraient bien, finalement, confirmer cette déclaration d'Hölderlin, citée par Morin : « Quand le péril croît, croît ce qui sauve »... Respecter et ne point mépriser a priori les cultures étrangères, c'est donner à l'espèce des chances supplémentaires d'évoluer.

« L'espérance mène plus loin que la peur » (Jünger). Pourquoi faut-il que des milliards de gens se replient sur un rêve, et haïssent qui ne rêve pas comme eux ? Voici aussi pourquoi l'art ne saurait être contenu dans le pittoresque. L'art dévoile, il déflore, propulse, débroussaille ; il agrandit le paysage tout autant qu'une découverte scientifique ou philosophique. Hitler n'aima que le pittoresque. Depardieu, quand il pousse ses borborygmes devant Michel Denizot, est pittoresque, et rien de mieux.

Au bout de son allocution, le professeur Yadh ben Achour, issu d'un faisceau de cultures potentiellement endophasiques – ou l'étant déjà –, affirme haut et fort son amour pour les cultures ouvertes, de type déductif. Ce qui ne veut pas dire qu'il s'incline devant l'Occident ! Ce serait oublier l'obscurantisme énorme qui régnait au nord des Pyrénées, à l'époque où le Royaume de Grenade était un des joyaux de l'humanité ; ce serait oublier l'état dans lequel se trouve la pensée politique en France, ou l'inquiétante peste qui se répand en Belgique, et les tares des États-Unis, qu'on espère en convalescence.

Si l'on appelle « Satan » une figure à laquelle je rattache les soumissions à l'avidité, à la peur, au chaos, à l'immaturité, à la faiblesse – toutes soumissions qui sont typiques des milieux à cultures endophasiques ou identitaires (clubs de hooligans, groupuscules terroristes, sectes, théocraties, cour de récréation) – alors on peut dire que si une culture fermée est un revolver chargé, armé, braqué sur l'avenir, une culture ouverte est un revolver chargé, armé, braqué sur la tempe de Satan.

© A.E. Berger
 



 

1 http://www.canal-u.tv/content/view/videos/156646

2 Depardieu G., invité au Grand Journal de Canal + pour la mort de Claude Chabrol : « les politiques, c'est de la merde [...] mais j'aime bien Nicolas Sarkozy, quand même, parce qu'il a osé faire des choses absolument incroyables ». Vous voyez, même lui sait discriminer, c'est bien un signe ! Vous devriez pouvoir y arriver dix fois mieux.

3 cf. Marc Ferro : Suez, naissance d'un tiers-monde, Éd. Complexe, 1982-1987-1995.

4 http://www.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=1328

5 Yadh ben Achour : Islam et mondialisation, Études interculturelles 2.2008, p.19.

6 On peut retrouver, en se battant un peu, une version écrite de l'allocution de monsieur ben Achour sur le site VitamineDz, en passant par le cache de votre moteur de recherche, avec les mots-clés appropriés – mais pour combien de temps ? Sinon, il reste la version audio, subtilement différente, citée en note 2, et que j'utilise pour le présent texte.

7 Gabriel Naudé : Considérations politiques sur les coups d'État, 1639.

8 « Mieux vaut être normal que bon ». Voyez, dans Le Christ recrucifié, de Nikos Kazantzákis , la position des gens du village anatolien de Lykovrissi, et les arguments du pope pour sanctifier cette allégation moisie. Ceux qui marchent sur les traces du Christ sont dénoncés, excommuniés par le représentant de l'Église, et détruits. L'injustice règne, l'ordre inique perdure pour le plus grand bien des notables ; le mensonge se déploie sans contraintes, puisqu'il a la loi avec lui.

9 cf. note 7.

10 Déclaration d'intention de l'AFCYBER (2008), qui œuvra pour assurer et renforcer la dominance de l'USAF dans le cyberespace, tenu pour un nouveau théâtre de conflits. Le terme dominance doit être lu comme une capacité ; en l'occurrence, celle de mener une guerre la plus asymétrique possible (domination totale de l'un des acteurs).

11 Extraits publiés par Le Monde du 16 septembre 1997.

Lundi 23 août 2010 à 23:15

En ces jours de polémique médiatique autour des derniers propos de MM. Sarkozy, Besson et Hortefeux sur les Roms, la délinquance, la déchéance de nationalité, le « présumé coupable » Liès Hebbadj, sur fond de derniers feux de l’« affaire Woerth » (juillet et août ont été denses en la matière), il nous paraît nécessaire de défendre une position, difficile à tenir, d’entre-deux intellectuel et politique, contre la dichotomie grossière, proposée par M. Hortefeux, entre gens honnêtes et « crapules », et contre l’idée que la « réalité » est saisissable immédiatement, et qu’il n’est nul besoin d’être savant pour s’y affronter (c’est à ce titre que M. Hortefeux fustige les « philosophes coupés de la réalité », ce qui indique qu’il n’y a de « réalité » que nue, et que l’action est, de même, arrachée à la réflexion : on entrevoit déjà ce qu’une telle idée à de dangereux).
 
Il ne s’agit pas, précisons-le, de nier la délinquance, ni la criminalité, ni de blanchir les délinquants de leurs actes, comme le prétend M. Hortefeux dans son entretien au Monde daté du dimanche 22 – lundi 23 août. Toutefois, nous nous efforcerons de bien distinguer délinquance (entendue au sens large) et insécurité, qui, bien que renvoyant toutes deux à la même réalité, sont deux choses très différentes. La première est factuelle, la deuxième relève de la perception. Plus précisément, la délinquance est mesurable, enregistrable, localisable ; on la mesure par le nombre de faits signalés, le nombre de plaintes déposées ou le nombre de condamnations judiciaires, on l’enregistre dans des banques de données statistiques, on la localise sur une carte des « points chauds », des « cités sensibles ». La délinquance relève des faits, et non du ressenti : une agression est un fait, la crainte d’être agressé relève de la perception. C’est précisément là que se situe l’insécurité (qui, par nature, est un sentiment), que l’on définira, à la suite de Spinoza1, comme l’incertitude quant à sa propre sécurité (c’est à dire comme un risque ressenti, mais pas forcément réel, et qui ne se réalisera pas forcément en acte délictueux). Or, notre ressenti est influencé par les informations apportées de l’extérieur, par notre propre expérience, ou encore par nos préjugés. Il est tout à fait possible de se sentir en insécurité sans avoir jamais subi d’agression et en habitant un quartier particulièrement tranquille, pour peu que notre perception soit biaisée par des discours politiques ou médiatiques. La surexposition des faits divers sordides dans certains journaux et magazines a cet effet : bien que la France soit, dans l’ensemble, un pays très sûr, 65 personnes en moyenne sont victimes de violences sexuelles chaque jour (voir le tableau « Faits constatés » de la section « Justice » de l’INSEE), soit en réalité 0,0375 % de la population française totale. Les violences sexuelles n’en sont pas plus acceptables, et il est nécessaire de traduire leurs auteurs en justice, mais le pourcentage est infime, et permet de mettre en perspective le chiffre de 24 000 viols constatés en 2008.
 
Il est facile, on le voit, de transformer des faits statistiquement résiduels en problème majeur, et de promettre, partant de là, une fermeté sans faille à l’encontre des délinquants, voire de prôner la déchéance de nationalité pour les « Français de fraîche date » (avec tout le flou qui entoure une telle dénomination), au risque de rompre le principe constitutionnel d’égalité de tous les Français devant la loi (à acte identique, condamnation identique). Que, parmi les dizaines de milliers de « gens du voyage » (et sans nous attarder sur les distinctions entre Roms, Tziganes et Manouches, qui ne sont pas l’objet de cet article) qui vivent en France, se trouvent un certain nombre de délinquants n’a rien d’étonnant sur un plan strictement statistique (encore moins sur le plan sociologique, au vu de la condition qui est faite à ces « gens du voyage » dans notre pays). En faire le motif d’une rhétorique de rejet a, en revanche, de quoi nous étonner, car l’on passe alors de la condamnation de la délinquance, quels qu’en soient les auteurs, à une condamnation qui ne se fonde plus que sur la volonté d’afficher sa fermeté face à un électorat sensible aux questions d’insécurité (entendre : au sujet duquel on fait l’hypothèse qu’il votera pour le candidat défendant la position la plus stricte et la plus aveugle sur ces questions), et sur un amalgame, déjà maintes fois réfuté, entre immigration et délinquance (amalgame qui constitue cependant une puissante prophétie auto-réalisatrice dès lors que l’on passe de la parole aux actes : traitez les Roms a priori comme des criminels, et ils finiront immanquablement par se comporter comme tels, attendu que c’est la seule perspective qui leur est réellement offerte). Une telle démarche est particulièrement primaire, car elle repose sur une association directe entre des faits qui ne sont, le plus souvent, que faiblement corrélés, et ce au moyen de biais tels que la représentation sociale que l’on se fait de telle ou telle population (c’est-à-dire une corrélation indirecte, et non un lien de causalité directe : il y a un fossé de l’une à l’autre).
 
L’entre-deux consiste alors à condamner les saillies rhétoriques de nos gouvernants, sans pour autant faire preuve, comme M. Hortefeux se le figure, d’une quelconque indulgence envers les malfrats. Nos ministres, qui semblent imaginer que tout débat ne connaît que deux pôles, fermeté ou indulgence, nous et eux, action ou pensée, en sont fort éloignés. Cet entre-deux devient, dès lors, une position éminemment politique, et il nous paraît souhaitable de voir hommes et femmes politiques la défendre.
 

1. Voir Spinoza, Éthique, III, Définition XIV

Mardi 29 juin 2010 à 0:34

La lecture, sur Rue89, des commentaires de l’article de Chloé Leprince « Procès de Villiers-le-Bel : que vaut le témoignage sous X ? », m’a fait voir clairement la nécessité d’une brève mise au point sur la valeur éthique du témoignage anonyme, abstraction faite de la validité d’un tel témoignage sur le plan juridique. Nous tiendrons donc pour acquis, dans la suite de cet article, que les témoins sous X disent la vérité, et que leur anonymat est uniquement destiné à les protéger d’éventuelles représailles.
 
Cela admis, notre malaise face au témoignage anonyme demeure-t-il justifiable ? L’anonymat d’un témoin ne nous permet pas de préjuger de la véracité de ses déclarations, et dès lors que l’on admet que le témoin veuille se couvrir, rien ne justifie notre malaise face au témoignage sous X, pas même, soulignons-le, l’analogie avec le régime de Vichy, qui encourageait la délation entre voisins. Ni encore la contre-utopie radicale proposée par George Orwell dans 1984, où les enfants ne sont plus des scouts, ni des pionniers, ni des éclaireurs, mais des « espions » formés à dénoncer leurs propres parents. Et pourtant, le malaise persiste. Deux options se présentent à nous : premièrement, juger que, notre malaise n’étant pas justifié, il nous faut le négliger. Cette solution, toutefois, est assez paresseuse, car la persistance de notre malaise doit appeler en nous un étonnement particulier. La deuxième option, moins confortable, est d’affronter notre étonnement, et de suivre jusqu’au bout la logique du témoignage sous X.
 
Les plus ardents défenseurs du témoignage anonyme diront que c’est à ce prix-là que l’on peut arrêter certains voyous particulièrement dangereux. Faute de pouvoir protéger totalement les témoins, il faudrait leur accorder l’anonymat, un anonymat de protection. L’idée n’est pas idiote, et s’y confronter n’est pas chose facile : qui jugerait qu’il vaut mieux pas de témoin et une crapule en liberté, qu’un témoin anonyme et une crapule sous les verrous ? Posée ainsi, la question induit une réponse a priori évidente. Personne de sensé ne saurait affirmer une telle chose. Si notre malaise persiste, c’est alors sans doute pour un autre motif. Ce motif n’est, selon toute vraisemblance, pas la défense des crapules. Non qu’il faille se débarrasser de l’avocat de la défense, qui demeure indispensable, mais au sens où l’on prônerait l’impunité pour les crapules de toutes sortes, entendu que l’on entend par « crapules » aussi bien de petits délinquants que des criminels de plus grande envergure, sans distinction particulière (qui relèvent d’un débat juridique qui n’a pas sa place ici).
 
La réponse cesse d’être évidente, en réalité, dès lors que l’on renverse la question initiale. Il ne s’agit plus de savoir si une crapule en liberté faute de témoin vaut mieux qu’une crapule envoyée derrière les verrous avec l’aide d’un témoin sous X, mais de savoir s’il vaut mieux préserver son intégrité, et accepter en contrepartie d’être placé sur la scène publique avec les risques que cela comporte, ou choisir de témoigner protégé par son anonymat, méthode crapuleuse s’il en est. À nouveau la réponse semble évidente, pour peu que l’on place son intégrité au-dessus de toute autre chose, y compris sa propre vie. Là encore, il faut remettre cette évidence en question, car il se peut qu’elle ne repose sur rien de solide. Il nous faut accepter une part d’incertitude dans notre jugement. Il pourrait être légitime d’user d’une méthode crapuleuse pour envoyer une crapule derrière les barreaux, si l’on admet que la fin justifie les moyens. Une telle thèse a ses défenseurs, et non des moindres.
 
Elle bute seulement sur l’idée de cohérence. Cette seule objection est toutefois d’une grande force, car il n’y a d’intégrité morale que dans la cohérence ; prétendre s’attaquer aux crapules et user contre elles de méthodes crapuleuses est incohérent. Cela revient à transiger avec l’éthique que l’on prétend défendre, au nom de cette même éthique. C’est la défendre bien piètrement. Une éthique intransigeante suppose d’accepter les conséquences éventuelles de sa propre intégrité. Transiger avec cette éthique par crainte des conséquences, c’est n’avoir au fond aucune estime pour cette éthique. C’est là un des grands dangers des pensées conséquentialistes : arriver à une fin éthique par des moyens aliénés.

Samedi 26 juin 2010 à 17:28

http://planete.cowblog.fr/images/Illustrations/PalaisBourbonJulesArseneGarnier.jpgLa défense de la démocratie ne peut se passer d’une réflexion conceptuelle sur le sens que nous donnons à ce mot. Cette réflexion est rendue nécessaire par le caractère souvent incantatoire de plaidoyers pour la démocratie, dénués de toute profondeur critique et de toute réflexion sur la diversité des régimes démocratiques, le rapport de la démocratie aux libertés civiles et économiques, ou les rapports de pouvoir qui s’établissent entre le peuple et les dirigeants. Une telle approche suppose une définition, non seulement de la démocratie, mais aussi de la liberté, et ne peut être dissociée d’une réflexion sur le libéralisme économique, et sur la nécessaire régulation de l’économie, souvent décriée par les « libéraux », héritiers de Friedrich Hayek, de Milton Friedman ou de Ludwig von Mises.
 
Démocratie et libéralisme
Se déclarer partisan de la démocratie, c’est déjà se déclarer libéral, du simple fait qu’il n’y a de démocratie véritable que la démocratie libérale. La défense des libertés civiles, de la liberté d’opinion, de la liberté de culte, de la liberté de la presse, est une position proprement libérale, et c’est celle de l’auteur. Or, l’histoire du XXe siècle a montré que ces libertés étaient indissociables des libertés économiques. Il y a là matière à réflexion, car la récente crise financière et économique a suffisamment démontré qu’en l’absence de contrôle et de régulation, l’usage immodéré des libertés économiques menait au désastre. La crise des subprimes, et le ralentissement économique, voire la récession, qui ont suivi, aux États-Unis comme en Europe, et partant dans la majeure partie du monde (y compris en Chine, dont la « santé » économique repose largement sur les exportations, et dépend de ce fait de la « santé » économique des importateurs européens et américains), ont montré avec suffisamment de force que le laissez-faire cher aux libéraux n’était pas, et de loin, l’option la plus désirable sur le plan économique. Penser la régulation économique est, plus que jamais, chose urgente et indispensable. Satisfaire aux exigences de liberté économique tout en reconnaissant la nécessité d’une régulation stricte n’est pas aisé ; les « néo-libéraux » affirmant de leur côté que toute forme de régulation exogène constitue une atteinte à la liberté économique, et les « anti-libéraux » les plus sévères estimant que la « liberté » défendue par les premiers n’est autre que la liberté du loup dans la bergerie.
 
Le rapport entre libéralisme économique et libéralisme politique et social – au premier chef la défense des libertés civiles, telles que la liberté de réunion, la liberté d’opinion ou la liberté de culte, qu’on les conçoive comme un ensemble homogène ou comme des entités séparées – est direct. Les deux approches sont indissociables ; il est possible, et nécessaire, de les penser en même temps pour saisir le sens d’une régulation économique juste et non liberticide. Il convient d’abord de rappeler que le libéralisme politique n’implique pas l’absence de lois extérieures à ceux à qui elles s’appliquent – ainsi, il est inscrit dans la loi que le vol est un délit répréhensible, et cette loi n’est pas le fait des voleurs, mais des législateurs, élus par le peuple en tant que ses représentants. Il s’agit, pour le dire grossièrement, de séparer l’interdit du licite, de définir le châtiment qui touche les auteurs d’actes illicites, et de préserver (au moins en théorie) la liberté des citoyens, fût-ce contre une fraction d’entre eux : l’interdit qui touche le meurtre ne constitue ainsi pas une atteinte à une supposée « liberté » des meurtriers, mais est destinée à protéger les citoyens dans leur ensemble contre lesdits meurtriers, admis qu’un citoyen peut devenir un meurtrier (la chose est complexe, et il n’est pas possible de la penser en termes manichéens). La loi civile fonctionne, de fait, comme un ensemble de normes de régulation, et ses exécutants – police, pouvoir judiciaire – comme une série de régulateurs, qui ont obligation de se conformer aux normes, mais qui n’ont pas à édicter eux-mêmes ces normes. Ainsi, il ne revient pas aux policiers d’édicter les lois auxquelles ils se soumettent, car cela risquerait de créer des conflits d’intérêts, dans le cas où un policier se rendrait coupable d’un crime et chercherait à se couvrir en édictant une loi qui l’autorise à être lui-même un criminel.
 
Il ressort de cela que la loi à laquelle se soumettent les citoyens est, par nécessité, une loi exogène, rédigée et votée par les représentants élus du peuple. Cette loi civile n’implique pas, en démocratie, que les actes des citoyens soient ordonnés par une instance supérieure ; en ce sens, les citoyens ne perdent pas leur autonomie en se soumettant à la loi (la perte de l’autonomie du citoyen est le propre des régimes dictatoriaux, qui ordonnent à chacun ce qu’il doit faire et ne lui accordent aucune liberté, ou si peu). On peut, de là, caractériser la démocratie, pour ce qui est du citoyen, par l’association complexe entre l’hétéronomie, la loi extérieure, et l’autonomie que suppose l’idée de liberté. La soumission du citoyen à la loi ne signifie pas que le citoyen cesse d’être libre, car la loi a pour objectif de garantir, précisément, la liberté et l’autonomie du citoyen dans un cadre qui le protège des abus et protège les autres citoyens de ses propres abus éventuels. Cet équilibre, difficile à trouver, est nécessaire dans toute démocratie – et c’est précisément quand il menace d’être rompu, ou quand il l’est effectivement, que se mobilisent les défenseurs des libertés civiles (Amnesty International, Ligue des Droits de l’Homme). En retour, le législateur est, lui aussi, soumis à une association entre autonomie et hétéronomie. L’élection des députés au suffrage universel, telle que pratiquée en France, donne toute latitude au législateur pour rédiger, amender et voter les lois, dans le cadre de la Constitution (garante des libertés civiles), pendant cinq ans ; il se soumet en revanche à la double hétéronomie du respect de la Constitution, qui définit la légalité de la loi, et du suffrage universel, qui peut renverser la majorité d’une Assemblée si elle a voté des lois impopulaires.
 
La tyrannie de la majorité ?
Le risque inhérent à la démocratie, déjà relevé par Platon, notamment dans le Gorgias, est de la voir devenir une « tyrannie de la majorité », au risque de défendre collectivement une position qui, bien que majoritaire, est irrationnelle ou fondée sur des idées fausses. Ce risque n’est pas négligeable, à plus forte raison dans une démocratie directe (ainsi, les Suisses ont pu voter oui à la proposition de loi « anti-minarets, pourtant complètement irrationnelle), mais il est contrebalancé, dans une démocratie représentative telle que la France, par deux éléments de première importance. En premier lieu, la représentation populaire est constituée, au moins en théorie, de personnes rationnelles, sensées, et peu enclines à des mouvements d’humeur irrationnels et massifs – là encore, au moins en théorie : on sait que les députés peuvent voter des lois injustes ou irrationnelles, voire stupides (la loi Hadopi est à ce titre un bon exemple). Ensuite, l’une des idées fondatrices de la démocratie, c’est que la majorité n’a pas forcément raison, et que de fait une minorité de personnes peut avoir raison contre la majorité, et bénéficie de la pleine liberté d’exprimer et de défendre ses idées. Même si elle n’est pas suivie, cette minorité conserve, en démocratie, toute sa liberté d’opinion et d’expression, et c’est là l’un des éléments centraux de toute démocratie.
 
À ces deux faits s’ajoute que les régimes démocratiques sont des régimes complexes, au sein desquels plusieurs lieux de pouvoir et de décision s’affrontent, ce qui limite la portée d’une décision irrationnelle de la part d’un représentant du peuple. L’Assemblée nationale, par exemple, ne peut voter de lois contraires à la Constitution, et doit confronter sa décision à celle du Sénat ; le législateur, qui plus est, n’est pas lui-même juge, et les décisions judiciaires sont rendues par des tribunaux censément indépendants du pouvoir législatif (c’est le principe de la séparation des pouvoirs). Les abus de chacun ne demeurent, en théorie, pas impunis : outre les tribunaux, il existe plusieurs « médiateurs » – Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde), entre autres – dont on attend qu’ils fassent preuve d’indépendance face aux pouvoirs exécutif et législatif (l’intégration de la Halde au « défenseur des droits » a ainsi soulevé l’indignation de nombreuses personnes, qui redoutaient un affaiblissement de la Halde et sa soumission à l’exécutif1). C’est ainsi la recherche de l’équilibre qui guide l’idée de démocratie, en vue de préserver la liberté des citoyens à la fois contre l’arbitraire de l’État et contre les abus dont ils pourraient être victimes, mais aussi en vue d’éviter l’enfoncement du pays dans la tyrannie d’une majorité irrationnelle. La loi joue dans toute démocratie un rôle central, indispensable, en ce qu’elle définit le cadre de ce qui est licite ou non, et sert à protéger les citoyens sans atteindre leurs libertés.
 
Pour une économie régulée
L’un des lieux communs les plus répandus, et les plus défendus par les libéraux, en matière économique, est que l’économie serait en mesure de se réguler elle-même, comme naturellement, et que toute régulation extérieure serait par essence nocive. Les « lois du marché » seraient presque des faits de nature, et il faudrait s’y soumettre, plutôt que de soumettre « les marchés » à des lois extérieures. On voit bien là ce qu’il peut y avoir d’antagonismes latents entre la démocratie et la vie économique, si les acteurs économiques ne sont pas soumis, comme les citoyens d’une démocratie, à une loi exogène, et exigent une autonomie totale au nom de la liberté économique, au prétexte que toute régulation extérieure serait une atteinte à cette « liberté ».
 
Or, ainsi qu’on l’a vu, la régulation extérieure par la loi civile ne vise pas à limiter la liberté des citoyens, mais à la garantir en même temps que leur sécurité, aussi bien face aux criminels que face à l’arbitraire étatique. Mais, en matière économique, nombreux sont les « libéraux » qui tiennent pour acquis que les lois économiques sont quasiment des faits de nature, des lois scientifiques contre lesquelles il n’y a rien à faire (Alain Minc a ainsi pu déclarer qu’il n’était pas plus facile de s’affranchir des lois du marché que des lois de la pesanteur2). C’est contre ces deux lieux communs, l’idée selon laquelle toute régulation serait nocive par nature et l’idée selon laquelle l’économie serait dotée de lois « scientifiques » qui lui sont propres, qu’il est nécessaire de formuler une pensée économique renouvelée, dans laquelle serait reconnu que la régulation exogène, loin d’être une atteinte à la liberté des acteurs économiques, est au contraire, pour peu qu’elle soit équilibrée et juste, la garante de cette liberté et le point d’ancrage nécessaire des acteurs économiques dans la démocratie.
 

1 - Voir notamment, dans Le Monde du 3 juin 2010, « Intense bataille sur la création du défenseur des droits », par Frank Johannès ; « Jeannette Bougrab : “Je ne comprends pas qu’on remette en question la Halde, une institution qui fonctionne” », propos recueillis par Alain Salles et Élise Vincent ; « La Halde cannibalisée », par Bariza Khiari et Alain Anziani.
2 - Cité par Pascal Riché dans « Rigueur ou “programme ouzo”? L’économie selon Alain Minc », Eco89, 8 mai 2010.

Illustration : Le Libérateur du Territoire, scène de l’Assemblée nationale, par Jules-Arsène Garnier, 1877 – Source : Wikimedia Commons

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