L’agent comme problème
La théorie « standard », telle que nous l’avons présentée jusqu’ici, décrit l’agent comme intéressé et rationnelle. L’introduction de la « contrainte sociale » (qui n’est pas forcément vécue comme une contrainte subjective, mais qu’il nous faut appeler ainsi car elle modifie sensiblement la formation théorique de l’homme économique en le replaçant dans son contexte social) nous permet de montrer les limites de cette approche. Pour notre propos, nous suivrons en particulier Jon Elster, qui s’intéresse dans les deux volumes de son Traité critique de l’homme économique à l’intérêt et à la rationalité, ou au désintéressement et à l’irrationalité. Bien qu’il les traite séparément et dans cet ordre, nous les traiterons ici dans un même ensemble.
 
Comportements et motivations désintéressés
L’approche individualiste développée par Smith et Hayek débouche, chez Rand, sur l’idée d’un « égoïsme rationnel ». Même lorsque l’agent adopte un comportement altruiste, explique Rand, c’est à des fins égoïstes, c’est-à-dire qu’il ne vise pas le bienfait des autres, mais le sien propre :
 
La préoccupation pour le bien-être de ceux que l’on aime est une part de nos intérêts rationnels égoïstes. Si un homme passionnément épris de son épouse dépense une fortune pour la guérir d’une dangereuse maladie, il serait absurde de prétendre qu’il le fait à titre de « sacrifice » pour son bien-être à elle, pas le sien […].1
 
Si Rand admet l’existence de comportements apparemment altruistes, elle réfute l’idée qu’ils seraient sous-tendus par des motivations altruistes (qu’elle qualifie d’« anti-vie »). Les seules motivations valables, selon elle, sont les motivations égoïstes, y compris lorsqu’il s’agit d’aider les autres. Elster propose dans Le désintéressement une analyse plus fine et plus détaillée de ce que Rand regroupe sous le terme d’« égoïsme rationnel », et qu’il regroupe dans la catégorie générique d’« égocentrisme », c’est-à-dire de motivations intéressées, mais qui peuvent s’appuyer sur un désintéressement instrumental, dont le Vicomte de Valmont fournit un exemple particulièrement riche, sur lequel Elster s’appuie largement :
 
Vous vous souvenez [que la Présidente de Tourvel] faisait épier mes démarches. Eh bien ! J’ai voulu que ce moyen scandaleux tournât à l’édification publique, et voici ce que j’ai fait. J’ai chargé mon confident de me trouver […] quelque malheureux qui eût besoin de secours. […] Hier après-midi, il me rendit compte qu’on devait saisir aujourd’hui, dans la matinée, les meubles d’une famille entière qui ne pouvait payer la taille. […]
Cédant à ma généreuse compassion, je paie noblement cinquante-six livres, pour lesquelles on réduisait cinq personnes à la paille et au désespoir. Après cette action si simple, vous n’imaginez pas quel chœur de bénédictions retentit autour de moi de la part des assistants ! […]
Dans cette foule était surtout le fidèle espion. Mon but était rempli : je me dégageai d’eux tous, et regagnai le Château. Tout calculé, je me félicite de mon invention. Cette femme vaut bien sans doute que je me donne tant de soins ; ils seront un jour mes titres auprès d’elle ; et l’ayant, en quelque sorte, ainsi payée d’avance, j’aurai le droit d’en disposer à ma fantaisie, sans avoir de reproche à me faire.2
 
Le désintéressement affiché ici par Valmont n’est pas « altruiste » au sens où il se moque, en vérité, du sort des pauvres qu’il a aidés : il s’agit là de désintéressement instrumental, au sens où sa visée véritable est de séduire la Présidente de Tourvel en lui apparaissant comme un homme généreux et digne d’affection. Le problème ici posé est qu’il n’est guère possible, pour un observateur extérieur, de déterminer les motivations véritables du Vicomte de Valmont ; et, n’était-ce ce qu’il en dit, l’on pourrait croire qu’il agit de la sorte par bonté d’âme, et non pour l’avantage que ce comportement lui confère auprès de la Présidente de Tourvel. Elster distingue ce « souci externe du désintéressement » de « l’intérêt » (l’égoïsme) »3, en ce que le comportement de Valmont n’a pas l’apparence de l’égoïsme, bien qu’il soit fondé sur une motivation intéressée.
Elster propose, partant de là, dans Le désintéressement une typologie de quatre motivations relatives à l’intérêt ou au désintéressement :
 
L’intérêt (l’égoïsme)
Le souci désintéressé (l’altruisme, l’utilitarisme, l’équité, l’égalité, le kantisme de tous les jours, et bien d’autres encore)
Le souci externe du désintéressement (le souci d’apparaître aux yeux d’autrui comme étant mû par un souci désintéressé)
Le souci interne du désintéressement (le souci d’apparaître à ses propres yeux comme étant mû par un souci désintéressé)4
 
Le reproche qu’il adresse aux adeptes de la théorie « standard » de l’agent est qu’ils ne conçoivent que des motivations intéressées (intérêt, souci externe du désintéressement), tout en suivant l’idée kantienne qu’il n’est le plus souvent pas possible de déterminer empiriquement quelle est la motivation réelle de l’agent, ce qui engendre l’herméneutique du soupçon, que l’on peut présenter ainsi : comme l’agent pourrait avoir une motivation intéressée, même lorsqu’il adopte un comportement désintéressé, on le traite comme s’il suivait toujours une motivation intéressée. Elster souligne que le modèle « standard » de l’agent intéressé, voire égoïste, ne s’est pas formé « spontanément », mais qu’au contraire, c’est l’incertitude (illustrée par Kant) quant aux motivations réelles de l’agent qui a été transformée, par le biais de l’herméneutique du soupçon, en postulat de l’intérêt égoïste.
Ce n’est, de fait, qu’assez tardivement, au cours du XXe siècle, que la théorie de l’agent intéressé est devenue centrale, ainsi que l’illustrent les écrits d’Ayn Rand (La Vertu d’égoïsme, mais aussi ses romans, tels que La Source vive, dans lequel elle prône un individualisme radical, qu’elle transposera les années suivantes dans les textes qui composent La Vertu d’égoïsme). Le rapport entre intérêt et égoïsme n’en est pas moins complexe : l’architecte Howard Roark, personnage central de La Source vive, est prêt à sacrifier son intérêt par souci d’intégrité, qui est l’une des « vertus égoïstes » défendues par Rand, en refusant que son travail soit retouché et modifié pour coller aux standards esthétiques du moment, ce qui lui vaut d’être rejeté par l’establishment new-yorkais, attaché au classicisme architectural et hostile au style moderne de Roark, qui est, en ce sens, désintéressé tout en étant « égoïste » (selfish) au sens de Rand.
Reste à déterminer si, comme le suggère Rand, cet égoïsme est rationnel. Dans la pensée de Rand, il l’est car il est fondé sur les vertus rationnelles défendues par Rand ; mais il pourrait ne pas l’être, en ce que la rationalité, dans un cadre collectif, suppose de se confronter à la concurrence, ce qui implique de se soumettre à des critères d’évaluation indépendants de la volonté de l’agent, donc à réaliser des bâtiments en se conformant au style architectural en vogue. En ce sens, on peut distinguer l’intérêt et l’égoïsme, en ce que l’égoïsme ne sert pas toujours l’intérêt de l’agent (refuser de faire un travail par souci d’intégrité va contre l’intérêt de l’agent).
 
Rationalité, intérêt et égoïsme
Elster présente, pour détailler la complexité des choix supposés intéressés et rationnels, les résultats observés dans le « jeu du Dictateur » avec punition par un tiers. Ce jeu est assez simple : le « dictateur » dispose d’une allocation initiale de 100 unités, qu’il doit répartir entre lui-même et un receveur à hauteur de 100/0, 90/10, 80/20, 70/30, 60/40 ou 50/50, tout en courant le risque d’être puni par un tiers, initialement doté de 50 unités, qui peut, s’il juge que la somme distribuée est insuffisante, pénaliser le dictateur par tranches de trois unités. La punition a un coût : le tiers doit dépenser une unité pour infliger une perte de trois unités au dictateur. En pratique,
 
Lorsque le dictateur transfère la moitié de la somme, on constate qu’il ne reçoit aucune punition. Pour chaque réduction successive de 10 unités de transfert, la tierce personne utilise 2,8 unités pour imposer au dictateur une perte de 8,4 unités. Ainsi les dictateurs qui ne transfèrent rien subissent une perte de 42 unités. Ils profitent de leur égoïsme, mais tout juste.5
 
Bien qu’Elster aborde dans ce passage la question de l’indignation (le tiers, indigné par le comportement du « dictateur », lui inflige une punition, bien qu’il n’y ait aucun intérêt personnel), il permet de mieux comprendre ce qui lie et oppose intérêt et égoïsme. Dans ce jeu, un comportement égoïste (tout garder pour soi) de la part du dictateur joue contre son propre intérêt, car il y perd (statistiquement) presque autant que s’il avait offert un transfert plus généreux, et risque de subir une punition bien supérieure à la fraction de son allocation initiale qu’il tente de conserver (si le tiers utilise toutes ses unités de punition, le dictateur peut même subir des pertes).
Le tiers du jeu du Dictateur peut être assimilé au « spectateur impartial », juge de la justesse d’un comportement dans la Théorie des sentiments moraux de Smith, qui n’est pas impliqué dans l’action, et n’y détient de fait aucun intérêt, ce qui lui permet d’émettre un jugement désintéressé sur ce qu’il observe :
 
Nous admirons ce noble et généreux ressentiment qui gouverne la volonté de châtier les préjudices les plus grands, non pas animé par la rage que ces préjudices sont susceptibles d’animer chez celui qui souffre, mais par l’indignation qu’ils appellent naturellement de la part du spectateur impartial […].6
 
C’est de ce point de vue du « spectateur impartial », qui n’a pas d’intérêt dans l’action observée, que découle l’indignation, qu’Elster, suivant implicitement Smith, distingue de la colère en ce que la première, résultant du spectacle de l’injustice, est désintéressée, tandis que la seconde est le fait de la victime du préjudice, qui est intéressée dans le châtiment. L’indignation n’est, de fait, ni intéressée, ni égoïste, mais il n’est pas possible de juger a priori de sa rationalité, bien que Smith ouvre la voie en ce sens, en soulignant que le « spectateur impartial » émet un jugement proportionné et neutre sur l’action observée. Elster retient toutefois surtout l’apport de Smith à la pensée économique, qui, s’il prône un individualisme éthique (un arrachement de l’individu à la contrainte morale), s’oppose à l’atomisme hobbesien en ce qu’il n’isole pas l’individu de son contexte social, et pose l’échange, plutôt que le contrat et la soumission à une autorité commune, comme facteur d’harmonie entre les hommes (ce qui l’amène à formuler l’hypothèse de la « main invisible »).
Le comportement de l’agent n’est de fait pas réduit à un comportement intéressé et égoïste, même lorsqu’il apparaît comme rationnel. Mais la rationalité trouve elle-même ses limites dès lors que le modèle de l’agent est étendu à une échelle macroéconomique. Plusieurs passages du Désintéressement et de L’irrationalité se rapportent à cette disjonction entre l’analyse microéconomique et l’analyse macroéconomique. On peut la résumer ainsi : alors que chaque agent agit conformément à ce qui est dans son intérêt toutes choses égales par ailleurs, l’agrégat des actes individuels produit des résultats contraires à ceux espérés. C’est ce qui se produit, notamment, lors des « bulles boursières » : la croyance partagée que la valeur d’une action va grimper pousse les agents à acheter de ces actions, ce qui fait effectivement grimper les prix, jusqu’au moment où la « bulle » éclate, et où la crainte d’une chute des prix pousse chaque agent à vendre ses actions, ce qui accélère la chute des prix.
Un autre cas, particulièrement intéressant, est fourni par une expérience qu’Elster expose dans L’irrationalité, et qu’il compare avec l’exemple, proposé par John Maynard Keynes dans sa Théorie générale de l’intérêt, de l’emploi et de la monnaie, d’un concours de sélection des plus jolis visages parmi une centaine de photographies. Elster rend compte ainsi de cette expérience :
 
Dans l’expérience, on demande à un groupe de sujets de choisir un nombre entre 0 et 100, en les informant que celui qui choisit le plus proche des deux tiers de la moyenne des réponses gagnera un prix monétaire fixe. Un agent rationnel sachant qu’il a affaire à d’autres agents rationnels fera alors un raisonnement par itérations : puisque la moyenne est forcément égale ou inférieure à 100, les deux tiers de cette moyenne sont forcément inférieurs à 67. Donc personne ne choisira un nombre supérieur à 67. Or, quand les nombres sont contraints à être inférieurs à 67, les deux tiers de la moyenne des nombres sont contraints à être inférieurs à 44, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’on arrive à zéro, qui est l’équilibre unique du jeu.
Dans les expériences, très peu de sujets font pourtant le choix de zéro, le nombre moyen se situant le plus souvent aux alentours de 35. […] Chaque individu pourrait en effet faire le raisonnement suivant : « Les autres vont sans doute faire leur choix plus ou moins au hasard, ce qui donne une moyenne autour de 50. En optant pour les deux tiers de cette moyenne, j’ai de bonnes chances de gagner le prix. » Même s’il ne conçoit pas les autres sujets comme des automates, l’individu est irrationnel en ne leur reconnaissant pas la même capacité à faire des choix rationnels qu’il s’accorde à lui-même.7
 
Plutôt que d’irrationalité, il faudrait parler de rationalité limitée. Chacun se trouve dans l’ignorance de ce que pense l’autre, mais se projette en même temps et cherche à deviner ce que va faire l’autre, sans toutefois faire suffisamment d’itérations pour parvenir au « bon » résultat. Le gagnant de ce jeu n’est pas alors celui qui choisit zéro (équilibre unique), mais celui qui, seul, fait une itération de plus que les autres. Mais cela engendre facilement une structure régressive : si celui-là qui fait une itération de plus se dit que les autres joueurs vont le faire aussi, il va répéter l’opération jusqu’à choisir zéro. Or, souligne Elster, ce n’est pas ce qui se passe. D’où l’on peut déduire, non forcément que les sujets sont irrationnels (leur choix est rationnellement motivé), mais que chacun, pris individuellement, ne sachant pas quel sera le choix des autres, s’arrêtera à la première itération, tout en cherchant à poursuivre son intérêt égoïste (gagner le jeu et la somme monétaire associée à cette victoire).
 
Les limites de la concurrence en situation de rationalité et d’information limitées
Cela se traduit, en termes macroéconomiques, par une situation sous-optimale : la concurrence entre les joueurs les pousse certes à faire le choix qu’ils pensent être le plus conforme à leur intérêt, mais les limites de leurs connaissances les conduisent à faire un choix qui n’est pas optimal (le nombre 35 dans ce jeu, rapporte Elster) du fait de leurs croyances erronées, c’est-à-dire du défaut de l’information dont ils disposent, et qui n’est en l’occurrence pas synthétisée, comme le pose Hayek, par les signaux de prix. La connaissance limitée des faits extérieurs à l’agent induit un biais dans son comportement, qui, sans forcément être irrationnel, n’est pas optimal, même sous la condition de rationalité énoncée par Hayek. Ainsi, l’agent est amené, dans la plupart des cas, à se conformer non à son intérêt bien entendu, qui suppose une analyse exhaustive des faits et données nécessaires à la formation de ses décisions, telle qu’en serait capable le « spectateur impartial » de Smith si on le suppose aussi omniscient, mais à son intérêt brut, tel qu’il le perçoit d’après l’information souvent parcellaire dont il dispose. Elster opère une distinction entre trois formes d’intérêt : « l’intérêt brut de l’agent tel qu’il le perçoit, l’intérêt élargi qui est fondé sur un traitement optimal et une collecte optimale de l’information, et l’intérêt bien entendu tel que le définit un observateur extérieur en termes de croyances vraies – et pas simplement rationnelles – et d’un horizon temporel étendu8 ».
Peut alors survenir une disjonction entre l’intérêt subjectif de l’agent et son intérêt objectif, ce qui induit que, même lorsqu’il adopte un comportement intéressé, l’agent n’agit pas forcément dans son intérêt objectif. Cela pose le problème de la collecte et du traitement de l’information nécessaire à la formation de la décision : si l’homme économique de la microéconomie néoclassique est capable de collecter et de traiter toute l’information disponible, ce n’est pas le cas de l’homme réel, qui, pour diverses raisons, peut à la fois ne pas collecter toute l’information nécessaire et ne pas la traiter de façon optimale, du fait en particulier de ses croyances et du coût d’acquisition de l’information. D’une part, l’agent peut croire quelque chose, et ne pas faire l’effort de confronter cette croyance à l’information disponible, ou la collecter mais la négliger car elle contredit ses croyances ; d’autre part, en l’absence d’information sur l’information à acquérir, l’agent ne sait pas à l’avance ni quelle quantité d’information il devra effectivement acquérir, ni évidemment leur teneur, ni quels seront les coûts d’acquisition de cette information, que ce soit en termes de coûts temporels (le temps nécessaire pour collecter l’information), de coûts de mobilité (les déplacements à effectuer pour acquérir l’information), ou de coûts financiers (l’investissement à faire pour acquérir l’information, par exemple en achetant un journal). Lorsque l’agent a acquis l’information qui lui paraît suffisante, il arrête sa recherche et forme sa décision ; autrement dit, la collecte de l’information est doublement biaisée par les croyances de l’agent et par les coûts d’acquisition, ce qui la rend souvent sous-optimale (d’autant plus que, dans le temps consacré à la collecte de l’information, la teneur de celle-ci peut subir de profonds changements).
Ces difficultés d’acquisition et de traitement de l’information sont élégamment synthétisées par la « parabole des îles » d’Edmund Phelps, qu’il applique au marché du travail, et que Valérie Mignon présente ainsi dans sa synthèse La macroéconomie après Keynes :
 
Deuxième auteur à l’origine de la NEC nouvelle économie classique, Phelps met l’accent sur la notion fondamentale de chômage de recherche en insistant […] sur les problèmes d’imperfection – et donc de coût – de l’information. […]
Le cadre d’analyse retenu par Phelps est le suivant. L’économie est représentée comme un ensemble d’îles entre lesquelles les échanges d’information sont coûteux : chaque marché se situe sur une île, c’est ce que l’on nomme la « parabole des îles ». Ainsi, « pour connaître le salaire payé sur une île voisine, le travailleur doit passer une journée en voyage pour atteindre cette île et estimer le salaire au lieu de passer cette journée à travailler ». Ce temps passé à se rendre sur une autre île correspond à une période de chômage de recherche. […] Considérons une baisse de la demande de travail, de Ld à L'd. Mécaniquement, cette diminution entraîne une baisse du salaire réel [dans le cadre d’une analyse néoclassique avec ajustement automatique par les salaires, ce qui n’est pas le cas en réalité, les salaires ne subissant guère d’ajustements à la baisse à court terme]. Mais les salariés ne vont pas accepter la baisse du salaire réel dans la mesure où ils ne savent pas si la réduction de la demande de travail est locale (propre à leur île) ou ou générale (commune à toutes les îles).9
 
La limite émotionnelle de la rationalité
Les imperfections de l’information contredisent le modèle de la théorie du choix rationnel, très présent dans la littérature économique au XXe siècle, et qui repose sur une actions des préférences sur l’action et sur la recherche d’information, et une interaction entre croyances et collecte d’information qui débouche sur l’action. Elster oppose à ce modèle simple le modèle du choix adaptatif, qui inclut une interaction entre préférences et croyances (une tendance à modifier ses croyances en fonction de ses préférences, ou encore à croire que ce que l’on préfère est vrai, et inversement à modifier ses préférences en fonction de ses croyances, qui interagissent avec l’information collectée) et du choix émotionnel, qui ajoute les émotions (localisées dans le temps, et susceptibles, comme la colère, de décroître dans le temps), qui modifient à la fois les préférences et les croyances et poussent à l’action.10 L’exemple le plus criant de ce dernier modèle est la volonté de châtier un criminel dont l’acte nous touche personnellement (ce qui induit de la colère) : l’émotion modifie nos préférences (désir de châtier durement le criminel) en même temps que nos croyances (nous pouvons croire qu’un châtiment plus sévère aura un effet plus marqué, pour conformer nos croyances à notre émotion présente) et nos actions (nous pouvons être tentés de « faire justice » nous-mêmes). Ce modèle permet de comprendre, affirme Elster, la volonté des législateurs de prendre leurs décisions « à froid », et non sous le coup de l’émotion, qui a une « demi-vie brève11 », et qui risque de mener à des décisions ou des actions que l’on regretterait plus tard, « à froid », au moment où l’on ne subira plus l’influence de l’émotion, que ce soit la colère, l’enthousiasme, l’élan de patriotisme, le désespoir suicidaire, ou toute autre émotion vive et précisément localisée dans le temps.
Or ce type de réaction, sous l’emprise de l’émotion, ne joue pas forcément dans l’intérêt de l’agent, qui peut être « aveuglé » par son émotion, et faire des choix parfois irréversibles, ainsi que le souligne Elster ; à l’inverse, l’agent peut préférer consciemment prendre une décision sous le coup de l’émotion, sachant que, plus tard, il ne prendra pas la même décision, et qu’il préfère la prendre au moment où elle sera la plus « forte ». Mais, même dans ce cas, il est difficile de déterminer si cette décision sera réellement dans l’intérêt de l’agent, d’autant plus qu’elle paraît assez irrationnelle, car elle ne résulte pas d’un processus rationnel lent (collecte et traitement de l’information, modification et adaptation des croyances et des préférences d’après l’information collectée), mais d’une émotion vive qui modifie pour une courte période les préférences et les croyances de l’agent, dans une mesure qu’il risque de regretter après que son émotion se sera estompée (après que ce sera écoulée la « demi-vie brève » de l’émotion).
Enfin, le modèle du choix rationnel n’explique pas, selon Elster, l’acte du vote, part ni du côté de l’intérêt qu’il y a à voter, ni du côté de la rationalité de l’acte de voter. Nous examinerons brièvement ce dernier point avant de conclure.
 
« Le paradoxe du vote » (Elster)
La procédure de vote, bien qu’elle repose sur un agrégat de choix individuels, est collective en ce que le nombre de votants est élevé. Le vote pose un problème à l’échelle de l’individu, car, souligne Elster, « la chance qu’un votant quelconque puisse avoir une influence décisive sur le résultat d’une élection est inférieure au risque qu’il trouve la mort dans un accident de voiture en se rendant aux urnes12 ». Plus précisément, l’influence de chaque votant, dans un grand État, est extrêmement faible : si cent mille personnes participent à un vote, chaque voix exprimée compte pour 0,001 %. En France, 36 719 396 suffrages furent exprimés au premier tour des élections présidentielles de 2007, ce qui donne à chaque suffrage un poids de 0,000 000 028 % à chaque suffrage, une influence qui peut paraître nulle à l’échelle de l’individu.
Partant de là, chacun pourrait se dire que, vu sa faible influence personnelle sur le résultat d’ensemble (son utilité marginale quasi-nulle), il pourrait aussi bien ne pas voter sans que le résultat soit modifié. Mais, si chacun faisait ce raisonnement, la participation au vote serait beaucoup plus faible, et l’influence individuelle sur le résultat d’ensemble bien plus élevée, ce qui engendrerait une structure régressive, puisqu’alors le nombre de suffrages exprimés devrait augmenter à nouveau, jusqu’à atteindre un équilibre probablement assez bas. Un tel processus serait impossible, car chaque votant ignore la décision de vote ou de non-vote de la majorité des autres votants, et qu’une fois la décision de voter prise et l’acte de voter effectué, il est impossible de l’annuler (la participation à une élection ne peut pas diminuer au cours de la journée de vote). Mais, dès lors que le taux de participation à la moitié du temps imparti pour voter (souvent la journée) est connu, chaque votant potentiel pourrait évaluer son utilité marginale et fonder sa décision de voter ou de ne pas voter là-dessus : là encore, ce n’est pas ce phénomène qui est observé, car le taux de participation continue d’augmenter durant l’après-midi.
Si les électeurs peuvent avoir un intérêt à voir tel ou tel candidat élu (par exemple, des électeurs fortunés peuvent penser qu’il est dans leur intérêt que soit élu un candidat qui promet de baisser les impôts), l’acte lui-même semble plus désintéressé, en ce que l’influence de chaque suffrage pris isolément est trop faible (le poids d’un suffrage dans une élection à n votants vaut 1/n) pour refléter une motivation intéressée dans l’acte, car, note Elster, la probabilité qu’un votant soit un « tie-breaker » ou un « tie-maker » (que son vote soit décisif pour le résultat final) est quasi-nulle. Si le choix du candidat, ou de l’option pour un référendum, peut être intéressé, l’acte de voter ne peut s’expliquer d’après le seul modèle de l’homme économique, rationnel et intéressé.
 
Conclusion
Le modèle classique de l’homme économique, s’il a le mérite de proposer une vision simplifiée relativement efficace à l’échelle microéconomique, trouve ses limites dans les défauts de rationalité (information imparfaite, rationalité limitée, émotions, croyances, préférences) et la difficulté de mesurer ce qui relève de motivations proprement intéressées ou égoïstes dans le comportement des agents, et dans la disjonction qui apparaît entre le comportement microéconomique des agents et sa résultante macroéconomique. La théorie « standard » de l’homme économique, qui trouve sa source, suivant Elster, dans l’herméneutique du soupçon, est séduisante car elle est simple et semble constituer un outil d’analyse puissant et adapté aux cas les plus divers, mais les fondements empiriques sur lesquels elle repose sont faibles, non seulement car l’agent ne se comporte pas toujours en homme économique, mais aussi car, même quand il adopte ce comportement, les limites de ce qu’il peut connaître, les coûts d’acquisition de l’information nécessaire à ses prises de décisions, les effets contrastés de ses croyances, de ses préférences et de ses émotions, et la difficulté à former des anticipations à la fois justes et assez originales pour ne pas créer d’effets pervers (bulle financière, entre autres), limitent la portée à la fois théorique et empirique du modèle standard de l’agent comme homme économique rationnel et intéressé. Bien que Hayek conserve la condition de rationalité et le postulat de l’homme intéressé, il observe avec justesse que les imperfections de l’information limitent la capacité de l’agent à adopter un comportement rationnel optimal, tout en s’efforçant de pallier cette faiblesse en donnant une grande importance aux signaux de prix, dont il pose qu’ils constituent une synthèse pertinente de l’information nécessaire à la formation de décisions rationnelles. À cela, Elster répond en examinant dans le détail les deux notions d’intérêt et de rationalité, et en montrant de quelle façon le désintéressement aussi bien que l’irrationalité s’enchevêtrent à l’intérêt et à la rationalité, sans les détruire, mais en réduisant leur portée et en les remettant adroitement en perspective.

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Notes
1 Rand, « L’éthique des urgences » in La Vertu d’égoïsme.
2 Laclos, Les Liaisons dangereuses, lettre XXI.
3 Elster, Le désintéressement, Conclusion.
4 Ibid.
5 Elster, Le désintéressement, II, 5.
6 Smith, Théorie des sentiments moraux, I, I, V.
7 Elster, L’irrationalité, II, 8.
8 Elster, Le désintéressement, I, 2.
9 Mignon, La macroéconomie après Keynes, I, 2, section « Phelps et l’imperfection de l’information ». J’ajoute le passage entre crochets.
10 Elster, L’irrationalité, Introduction : présentation synthétique des trois modèles.
11 Elster, L’irrationalité, II, 6.
12 Elster, Le désintéressement, II, 8.