Mercredi 30 juin 2010 à 2:00

Mesurer l’économie n’est pas chose facile. Il existe à cette fin un grand nombre d’indices économiques, plus ou moins pertinents, mais dont aucun ne saurait être utilisé seul. Il en est de même, de fait, de la mesure économique que de la lecture des statistiques : il faut mettre les différents indices en perspective, les corréler pour affiner la mesure. Un indice économique isolé n’a que peu de sens ; il est nécessaire de confronter les indices économiques pour avoir une lecture plus équilibrée de l’économie.
 
Les principaux indices habituellement utilisés sont le produit intérieur brut (PIB, ou en anglais gross domestic product, GDP), et ses dérivés, le PIB en parité de pouvoir d’achat (PPA, ou en anglais purchasing power parity, PPP), et le PIB par habitant et par an, le taux de croissance du PIB, exprimé en pourcentage de glissement annuel pour mesurer la croissance économique, le taux de change monétaire, les indicateurs boursiers (Cac 40 en France, Dow Jones ou Nasdaq aux États-Unis, Nikkei au Japon, Eurostoxx 50 dans l’Union européenne), le déficit public, exprimé en % du PIB, la dette publique, exprimée en % du PIB, le taux d’inflation, exprimé en pourcentage de glissement annuel, le taux de chômage, le revenu médian, le coefficient de Gini, mais aussi des indicateurs plus récents qui combinent plusieurs autres indicateurs, tels que l’indice de développement (IDH), défendu entre autres par l’économiste indien Amartya Sen, ou des indices plus étonnants comme le Big Mac Index proposé par l’hebdomadaire britannique The Economist, destiné à corriger le biais induit par la mesure du PIB en PPA.
 
Chacun de ces indices repose sur un certain nombre de biais épistémologiques, qui limitent leur portée individuelle, et qu’il convient de connaître pour mieux saisir leurs complexes articulations. Planetarium vous offre des pistes de réflexion sur ces biais, sur la portée et la limite de quelques-uns des indicateurs économiques les plus importants. Un certain nombre d’indicateurs économiques seront toutefois laissées de côté, car établir une liste exhaustive des indicateurs économiques utilisés de nos jours et des biais épistémologiques qui les sous-tendent serait un travail titanesque, et mériterait un épais volume plutôt qu’un article de blog long de quelques 12 000 signes. Vos contributions, que ce soit pour corriger ou compléter cet article, ou pour décortiquer les biais d’indicateurs que l’auteur aurait négligés, sont les bienvenues.
 
La première limite de la mesure économique par le PIB tient à la fois à la taille de la population des différents pays du monde et aux variations du coût de la vie d’un pays à l’autre. Le PIB par habitant permet de contrebalancer en partie les effets de la taille des pays sur le PIB – ainsi la Suisse, avec un PIB de 489,8 milliards de dollars US au taux de change du Franc suisse en 2009, a un PIB par habitant supérieur à celui de la France, qui a pourtant un PIB de 2666 milliards de dollars au taux de change de l’euro. Le PIB en PPA, quant à lui, repose sur la comparaison du prix de « paniers » de biens à l’échelle internationale, mais une telle méthode de comparaison est largement biaisée, du fait que la qualité des biens du « panier » peut énormément varier, que la demande des consommateurs varie elle aussi d’un pays à l’autre, et enfin parce que le « panier » n’est pas le même selon la classe sociale – ce qui suppose de mesurer les inégalités sociales, afin d’estimer avec plus de précision la demande globale des consommateurs (de fortes inégalités sociales impliquent une disparité importante de la demande entre les consommateurs aisés et les consommateurs pauvres, qui par définition consomment peu et jouent un faible rôle dans la demande).
 
http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/4/45/GiniLorenzFR.pngAdjoindre à la mesure du PIB le coefficient de Gini, qui mesure les inégalités sociales à partir de la répartition statistiques des richesses, permet de corriger (partiellement) les mesures fondées sur le seul PIB. Le coefficient de Gini correspond à la différence (convertie en pourcentage) entre l’intégrale de la courbe de répartition strictement égale des richesses (tous les citoyens disposent d’un revenu égal, 1 % de la population touche 1 % des richesses) et la courbe réelle de répartition des richesses, la courbe de Lorenz. Un coefficient de Gini élevé correspond à une répartition inégalitaire des richesses, et de fait à une grande disparité de revenu et à des écarts sociaux importants entre les plus riches et les plus pauvres (écarts mesurables aussi par le rapport entre le décile supérieur et le décile inférieur des revenus, ou encore par le rapport entre le décile supérieur et le décile médian, et entre le décile médian et le décile inférieur, ce qui permet de mesurer le poids des classes moyennes dans un pays).
 
http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/d/db/BigMacCroatia.jpgLe Big Mac Index, ou indice Big Mac, proposé par The Economist permet d’affiner partiellement la mesure économique par le PIB. Attendu que le Bic Mac de McDonald’s est l’un des produits alimentaires les plus répandus dans le monde, et que la cible commerciale de MacDonald’s est à peu près la même dans tous les pays du monde, à savoir les classes moyennes et la frange supérieure des classes modestes, on peut en inférer que le prix d’un Big Mac reflète le pouvoir d’achat de ces classes dans chaque pays étudié. Le prix du Big Mac au cours du dollar permet d’estimer assez grossièrement le pouvoir d’achat des classes moyennes auxquelles il est destiné, tout en permettant une mesure grossière des taux de change par rapport au dollar.
 
Le taux de change des monnaies repose, quant à lui, sur une série de variables complexes. La confiance est au cœur du processus : une monnaie qui inspire la confiance attire les investisseurs, qui vont se constituer des réserves ou acheter des obligations dans cette monnaie, ce qui tend à faire grimper son cours ; à l’inverse, une monnaie jugée peu fiable verra son cours descendre. Le taux de change n’est pas un chiffre anodin : il détermine les prix à l’importation et à l’exportation pour le pays (ou la zone, dans le cas de l’euro) concerné. L’économie chinoise, qui repose encore largement sur les exportations, et peu sur la demande intérieure, profite de la faiblesse du renminbi (ou yuan), qui favorise des prix bas à l’exportation. En revanche, la Chine est désavantagée en matière d’importations pétrolières, le plus souvent libellées en dollars ; la faiblesse des salaires chinois permet toutefois à la Chine de rester compétitive (mais cela ne peut durer éternellement, voir « Repenser le développement économique à partir de l’exemple chinois », publié précédemment). À l’inverse, les pays de la zone euro sont, pour l’heure, légèrement moins compétitifs à l’exportation, du fait du cours élevé de la monnaie unique. La récente baisse de l’euro (jusqu’à 1,19 euro pour un dollar) est à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle. Une mauvaise nouvelle, car elle correspond à une perte de confiance des investisseurs étrangers dans l’euro : la vente massive de devises provoque la chute du cours ; les investisseurs cherchent à se séparer (avec une rationalité parfois très limitée) d’une monnaie dont la valeur ne semble plus garantie, telle qu’elle a été perçue à partir de la crise de la dette grecque. C’est, en revanche, une relativement bonne nouvelle sur le plan commercial, car un euro plus faible favorise les exportations sans pousser à une trop grande compression salariale (ce qui n’a pas empêché les gouvernants de toute l’Europe de lancer d’impressionnants « plans de rigueur » ou « plans d’austérité », au risque d’affecter la demande intérieure ; nous reviendrons sur ce point dans un prochain article), au prix toutefois d’importations plus coûteuses d’hydrocarbures libellés en dollars. La mesure de l’avantage à l’exportation entraîné par la baisse de l’euro n’est pas l’objet de cet article : contentons-nous de dire que, lorsque l’euro passe de 1,50 à 1,25 dollar, le bien qui coûtait, à la production, 1 dollar, soit 0,75 euro de matières premières importées, coûte 0,80 dollar en matières premières importées, mais, alors que, revendu 1 euro, soit 1,50 dollar, il ne coûte plus à l’importateur que 1,25 dollar, au prix d’une marge réduite pour l’exportateur.
 
On voit bien par là que la variation des taux de change monétaires est un indicateur économique de premier ordre, puisqu’elle reflète à la fois la confiance qu’inspire une monnaie et l’avantage ou le désavantage à l’exportation d’un pays. Tout le problème est de savoir si le taux de change d’une monnaie est calculé librement. La colère américaine contre la Chine tient à l’accusation, lancée par les États-Unis, de sous-évaluation du renminbi par la Chine en vue de maintenir son avantage à l’exportation au détriment des États-Unis.
 
Le taux de change peut alors être lu comme une mesure parcellaire de l’incertitude économique liée à une monnaie particulière. Reste un autre lieu où l’incertitude, la confiance ou la défiance, sont lisibles chaque jour : les places boursières. La Bourse, pour le dire simplement, et sans entrer dans le détail des différents indices boursiers et des différents marchés boursiers (primaires, secondaires), est le lieu où s’échangent des titres boursiers, les actions, dont le cours, calculé automatiquement et en temps réel par de puissants ordinateurs qui appliquent une série de formules strictement rationnelles (ce point est important), reflète la santé financière et économique d’une entreprise, en synthétisant le comportement des acteurs boursiers (qui achètent ou vendent des actions) et les résultats réels de l’entreprise. La première étape est l’introduction en Bourse : l’entreprise crée des actions et détermine leur valeur initiale, et les vend à des investisseurs, qui espèrent être dédommagés de leur investissement si l’entreprise génère des bénéfices. Il s’agit ni plus ni moins de spéculation, mais celle-ci n’est pas nocive dans son essence : il s’agit de prêter de l’argent à une entreprise qui en a besoin, en spéculant sur sa capacité à le rembourser dans le futur, au risque de perdre son investissement initial si l’on a fait un mauvais calcul.
 
Le cours d’une action en Bourse traduit alors la confiance qu’elle inspire autant que les performances réelles de l’entreprise. Les détenteurs d’actions les vendent peu, tablant sur des cours en hausse continue et des dividendes élevés, tandis que les actions mises en vente trouvent preneur rapidement. Une offre faible couplée à une demande élevée pousse les cours vers le haut. À l’inverse, une offre élevée, correspondant à la volonté des détenteurs d’actions de s’en séparer, couplée à une demande faible, correspondant à une faiblesse des achats d’actions, tire les cours vers le bas. Toutefois, ce qui peut sembler très mécanique et très rationnel peut souffrir de la rationalité limitée des acteurs, qui tendent à avoir des comportements procycliques, amplifiant les mouvements initiaux, au risque d’engendrer une bulle ou une crise boursière. Définissons simplement la bulle comme une inflation très forte, et injustifiée au regard des performances réelles de l’entreprise, du cours d’une action, et la crise comme une chute très rapide et très coûteuse pour l’entreprise du cours d’une action. Si les acteurs économiques étaient suffisamment rationnels pour ne pas amplifier de tels mouvements, les cours en Bourse seraient des indicateurs économiques extrêmement fiables. Malheureusement, ni les taux de change monétaire, ni les cours de la Bourse ne suffisent à proposer une lecture pertinente de l’économie.

http://planete.cowblog.fr/images/Illustrations/carteIDH.png
Il faut alors, si l’on veut avoir une vision plus large de l’économie d’un pays, exploiter des indicateurs plus complexes, tels que l’IDH, qui va au-delà de la simple indication économique en intégrant des données qui ne sont elles-mêmes pas stricto sensu des données économiques, à savoir l’espérance de vie et le taux d’alphabétisation et de scolarisation, dont j’ai déjà souligné l’importance dans l’analyse des perspectives internationales, y compris sur le plan économique. Les seuls indices économiques ne sont pas suffisants pour mesurer l’économie, car ils ne permettent pas de l’envisager efficacement dans son rapport avec l’état social et démographique d’un pays. Pour donner une indication économique pertinente, il faut passer par des données a priori déconnectées de l’économie « pure », et qui sont pourtant aussi précieuses pour l’analyste que la mesure du taux de spread sur les obligations allemandes ou grecques.

Illustrations : courbe de Lorenz ; un Big Mac ; carte de l’IDH par pays – Source : Wikimedia Commons

La légende de la carte est disponible sur sa page Wikipédia.

Dimanche 27 juin 2010 à 11:00

La pratique de la désobéissance civile trouve son origine dans le refus d'Henry David Thoreau de payer ses impôts, au motif qu'il refusait de financer un État esclavagiste et qui guerroyait (selon lui, illégitimement) contre le Mexique. Thoreau fut emprisonné par suite de ce refus, ce qui causa une émotion considérable (déjà, suivant le mot attribué à de Gaulle, on ne mettait pas Voltaire en prison) et c'est sa tante qui s'acquitta contre la volonté de Thoreau de la dette fiscale de son neveu indigne1.

http://planete.cowblog.fr/images/thoreau1a.jpgSi je résume cet épisode fondateur, c'est qu'il contient à peu près la totalité de ce qui fait de la désobéissance civile un acte politique révolutionnaire. Mais c'est aussi et surtout parce qu'il démontre excellemment à quel point la désobéissance civile est un acte politique exigeant : dans cette affaire, Thoreau a mis sa liberté en jeu sans jamais menacer celle d'autrui. En d'autres termes, Thoreau a endossé l'entièreté de sa responsabilité pour faire valoir son opinion.

Malgré tout, on peut se dire que toute cette histoire est relativement connue. Pourquoi donc revenir dessus dans ces conditions ? Eh bien c'est la faute à Stéphane Guillon ! Ce n'est rien de dire que toute cette écume autour du licenciement de Guillon m'énerve à tous points de vue : le caporalisme qui semble prévaloir à Radio France aujourd'hui, mais également les pleurnicheries de Guillon s'efforçant de revêtir le costume de martyr de la liberté d'expression. Alors que l'uniforme sied à merveille au tandem Hees-Val, autant dire d'emblée que le costume me paraît taillé beaucoup trop large pour les frêles épaules de l'humoriste. J'ai déjà eu l'occasion de dire ailleurs2 tout le mal que je pense de la défense produite par Guillon au cours de sa dernière chronique et, pourtant, je me sens assez d'humeur d'en remettre une couche : l'esprit d'escalier, sans doute.

Depuis quelques temps, il semble que Guillon s'adonne au plaisir très compréhensible d'asticoter son employeur : ça, je peux comprendre. Les relations très élyséennes du duopole de France Inter, le soupçon d'indépendance très relative qui pèse sur eux, les conditions mêmes de leurs nominations respectives, tout cela (et le reste) donne largement de quoi aller leur chercher des poux dans la tête. De même Guillon semble-t-il s'être fait une spécialité de réserver un accueil revêche aux éminences ministérielles passées, présentes et à venir qui défilent dans les studios de France Inter, et là non plus je ne trouve pas grand chose à redire (sinon du point de vue du bon goût, mais c'est encore un autre débat).

On ne me fera pas croire que Guillon ignorait qu'il jouait sciemment avec le feu, c'était même pour ainsi dire son créneau commercial : fort bien. Mais enfin, comme le ressasse la sagesse populaire, à jouer avec le feu on se brûle, et je trouve fort désastreux qu'il vienne se plaindre à présent. Dans cette circonstance, Guillon me rappelle d'illustres précédents : Polac et ses dessinateurs insultant (à très bon droit, selon moi) la distinguée maison Bouygues sur le plateau de Droit de réponse, Bové détruisant un MacDonald's ou les faucheurs volontaires d'OGM.

C'est là que je reviens à Thoreau : je suis excédé par ces tout petits résistants de la vingt-cinquième heure qui se plaignent de se faire taper sur les doigts. Déjà, j'aimerais être sûr que Guillon ne saisit pas le ridicule qu'il y a à comparer la France de Sarkozy à une quelconque tyrannie (tyrannie au sens propre, hein, il ne s'agit pas de métaphore ou d'hyperbole). Mais, à supposer que Polac, Bové ou Guillon aient bel et bien remplacé Jean Moulin dans notre panthéon, il est peut-être opportun de rappeler que nos actes entraînent des conséquences et qu'il nous revient de les assumer. Bové effondré à l'idée d'aller en prison ou Guillon consterné d'être viré, je veux bien les comprendre... mais il fallait y penser avant puisque ce risque faisait partie intégrante de l'acte. D'une certaine manière, on pourrait même soutenir que la destruction du restaurant ou l'insolence (réelle ou supposée) de Guillon ne prennent pleinement leur sens qu'à condition que la sanction tombe effectivement.

Mais voilà : ni Bové naguère, ni Guillon aujourd'hui n'ont la carrure du désobéissant. Quand j'entends maintenant Guillon se retrancher derrière la sacro-sainte liberté de l'humoriste, j'ai un peu l'impression qu'on me refait le coup de l'irresponsabilité de l'artiste. L'argument n'est pas nouveau, c'est déjà celui qui a servi à la défense de Brasillach. Attention, je ne prétends pas que Guillon soit un nouveau Brasillach : il n'a jamais appelé au meurtre, et d'ailleurs il n'est pas non plus question de le fusiller. Je note seulement que cette défense a un corollaire qu'il faudrait peut-être relever, c'est qu'elle suppose que les mots écrits ou prononcés n'ont pas d'importance. Singulière manière d'en dévaluer l'auteur, au passage...

Je veux simplement dire que ce qu'on écrit, ce qu'on dit, ce qu'on fait n'est pas innocent. Je veux dire qu'il y a lieu d'espérer qu'on soit responsable de ses choix, y compris en endossant les conséquences de ces choix. Un peu d'exigence, ce serait trop demander ?
 

1 - La Désobéissance civile existe dans de nombreuses éditions : la plus économique est celle des éditions Mille et une nuits.
2 - Voir Augustin Scalbert, « Sarkozy, DSK, Aubry : ceux que Guillon n’allumera plus sur Inter », Rue89, 23 juin 2010

Illustration : portait d’Henry David Thoreau

Vendredi 25 juin 2010 à 23:50

http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/6/63/Colourful_Chart.pngLes mesures statistiques sont aujourd’hui au cœur des études sur l’économie, la démographie et les sociétés. L’INSEE ou l’INED en France sont parmi les premiers fournisseurs de chiffres, ces chiffres auxquels « on fait dire ce qu’on veut ». Mais, contrairement à l’idée reçue, la lecture des statistiques est un travail méthodique, complexe, d’interprétation, d’analyse et de corrélation qui permettent d’y voir plus clair, et de compléter l’analyse politique.
 
Planetarium vous fournit aujourd’hui quelques pistes de lecture statistique — l’auteur en est friand : les indices statistiques sont d’une grande utilité pour mesurer les inégalités sociales, comprendre la réforme des retraites, et même pour envisager l’avenir d’un pays. Les principales sources en la matière sont l’OCDE, l’INSEE, l’INED, mais aussi le CIA World Factbook et Le Monde en chiffres, publication annuelle de The Economist, l’hebdomadaire britannique d’analyse politique et économique, véritable bible statistique à l’échelle mondiale.
 
La corrélation entre natalité, alphabétisation et richesse
Le taux de natalité d’un pays est calculé en rapportant le nombre d’enfants dans un pays au nombre de femmes fécondes, entre 15 et 50 ans. Sa mesure permet de prévoir les grandes lignes de l’évolution d’une population : un taux de natalité bas, inférieur à 2,05 enfants par femme, entraîne un double processus de vieillissement global de la population, et de diminution à long terme de cette population. À titre indicatif, le taux de natalité en France en 2009 était de 1,97 enfants par femme, d’après le CIA World Factbook.
 
Loin d’être un chiffre absurde, le taux de natalité reflète la politique familiale et le niveau d’instruction et d’activité des femmes dans un pays. Une natalité élevée (supérieure à 3 enfants par femme) signale une politique familiale faible, l’absence ou le faible usage de moyens contraceptifs, et un faible niveau d’instruction des femmes. L’exemple le plus criant de cette corrélation est le Burkina Faso (Afrique de l’ouest), l’un des pays les plus pauvres du monde, avec un taux de natalité de 6,21 enfants par femme, et une « espérance de vie scolaire » (school life expectancy) – durée des études, du primaire à la fin de la scolarité – estimée à 4 ans pour les femmes, doublée d’un taux d’alphabétisation extrêmement bas de 21,8 %, à quoi il faut ajouter une espérance de vie réduite, 53 ans, et une mortalité infantile (enfants morts avant l’âge de 5 ans) très élevée, à 82,98 ‰.
 
À cela s’ajoute une structure économique archaïque, du fait d’une agriculture peu productive et non mécanisée, qui requiert un grand nombre d’ouvriers agricoles au revenu très faible et irrégulier. D’après le CIA World Factbook, 90 % de la population burkinabée vit d’une agriculture de subsistance, et l’agriculture compte pour 29,4% dans le PIB du Burkina Faso (compte non tenu de l’économie « informelle »). De fait, le taux de pauvreté atteint 46,4 %, avec un taux de chômage de 77 % (hors emploi « informel » non pris en compte dans les statistiques), et un PIB par personne et par an (exprimé en parité de pouvoir d’achat, PPA) estimé à 1200 $, ce qui est d’autant plus faible que les 10 % les plus aisés de la population captent 32,2 % des richesses, tandis que les 10 % les plus pauvres en captent seulement 2,8 %.
 
À l’inverse, dans les pays « riches » à fort taux d’alphabétisation, le taux de natalité est faible (moins de 2,5 enfants par femme) du fait d’un meilleur accès aux méthodes contraceptives, ce qui permet aux femmes de suivre des études plus longues (16 ans d’espérance de vie scolaire en France) et d’obtenir un emploi – malgré d’importantes disparités internationales, et un taux d’emploi féminin en équivalent temps complet souvent inférieur au taux d’emploi des hommes, avec qui plus est un salaire moindre à poste égal, ainsi que c’est le cas en France. La mécanisation de l’agriculture joue aussi un rôle central dans les mutations sociales et économiques qui affectent un pays, car elle libère un grand nombre de personnes des travaux agricoles et est suivie d’un « exode rural » qui augmente le taux d’urbains. Ainsi, alors qu’au XIXe siècle la France était un pays largement rural, l’introduction du tracteur dans le courant du XXe siècle a poussé la population vers les villes, et l’on atteint aujourd’hui un taux d’urbains de 77 % (en comptant comme « ruraux » des personnes qui ne travaillent pas dans l’agriculture, mais habitent dans des villages ou des villes rurales ; en réalité seuls 3,8 % de la population française travaillent dans l’agriculture, industrie agro-alimentaire non comprise), alors que le taux d’urbains au Burkina Faso ne dépasse pas 20 %.
 
http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/8/8d/Francois_Rabelais_-_Portrait.jpgNatalité, pyramide des âges et ratio actifs/retraités
L’enrichissement d’un pays entraîne une baisse de la natalité, ainsi qu’on l’a vu – encore que la France ait connu son baby-boom dans une période de forte croissance économique, mais cela est corrélé à une politique familiale volontariste impliquant des allocations familiales qui encouragent la procréation –, et ce phénomène a pour conséquence principale, à long terme (quelques décennies), un vieillissement progressif de la population, d’autant plus prononcé que l’espérance de vie s’allonge (un meilleur système sanitaire, impliquant de bons hôpitaux, fait à la fois baisser la mortalité infantile et reculer l’âge du décès). L’observation de la pyramide des âges de la France, fournie par l’INED, est révélatrice : les générations nées après 1974 sont moins nombreuses que les générations nées entre 1945 et 1974. Alors qu’au cours des décennies précédentes, la baisse de la natalité due à la Seconde Guerre mondiale et la mort (ou l’émigration) de nombreux actifs entre 1939 et 1945 avaient permis d’obtenir un ratio actifs/retraités élevé, ce ratio baisse, et pourrait atteindre 1,1 actif pour un retraité dans les prochaines décennies, si l’âge de départ en retraite est maintenu à 60 ans.
 
On voit bien là que les mesures statistiques sont nécessaires pour définir les mesures à prendre dans la nécessaire réforme des retraites. Mais, à trop s’accrocher aux statistiques, on risque aussi de produire une réforme technocratique, déséquilibrée, et injuste, d’autant plus que le ratio actifs/retraités n’est pas, loin s’en faut, le seul indicateur statistique à prendre en compte, et a fortiori parce qu’au-delà des mesures statistiques, il est indispensable de formuler une approche éthique, qu’aucune statistique ne saurait fabriquer ex nihilo. Car, s’il est nécessaire de savoir lire et interpréter des données statistiques, se passer de réflexion sur la justice ou le bien-être, c’est appliquer la maxime de Rabelais, « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ».

Illustrations : un diagramme circulaire quelconque ; portrait de François Rabelais – source : Wikimedia Commons

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