La masse des « plans de rigueur » annoncés en France, et plus largement en Europe, ces dernières semaines, m’amène à une brève réflexion sur le sens de cette « rigueur », sur ses implications au-delà du dualisme, au demeurant assez pauvre intellectuellement, entre « relance » et « rigueur », sur lequel nous reviendrons dans notre dossier (vous êtes toujours invités à envoyer votre contribution).
 
Je suis moi-même, à l’heure où j’écris cet article, assez jeune, et je suis toujours dans les études. Je n’ai quitté le lycée qu’il y a quelques années, avec en poche mon bac S et quelques vagues idées sur le monde, avant d’entrer en prépa littéraire, puis à la fac en philosophie. Si je reviens sur ce petit morceau de mon parcours scolaire, c’est que j’y ai appris l’importance de la rigueur intellectuelle, que ce soit dans les disciplines scientifiques (dont j’ai depuis presque tout oublié) ou dans les disciplines littéraires. La rigueur que l’on exige de moi tient à relativement peu de choses : lorsque je me trouve face à un sujet de dissertation, rédiger un brouillon, préparer un plan cohérent, ne pas lancer d’idées sans les appuyer sur des arguments solides, et au besoin sur des références bien maîtrisées ; lorsque je me trouve face à un texte à commenter, analyser sa construction, dégager les concepts développés par l’auteur et la façon dont il les articule entre eux, ne pas bêtement paraphraser le texte. Je ne réussis pas toujours dans cet exercice, mais je ne suis pas ignorant de ce que l’on attend de moi, et je m’efforce de le faire du mieux qu’il m’est possible.
 
Cela ne signifie pas que mes dissertations sont strictement conformes aux idées de mes professeurs. Suivre les règles formelles qui me sont imposées ne me prive pas de toute liberté intellectuelle ; seulement, quelque avis que j’émette sur tel ou tel sujet, je dois le défendre avec rigueur. La chose n’est en soi pas très nouvelle : Socrate en son temps exigeait de ses interlocuteurs qu’ils se montrent rigoureux et développent leurs idées jusqu’à leur terme, et c’est là le fondement de l’ironie socratique, attendu que, dès lors que Socrate invite Calliclès à aller jusqu’au bout de sa pensée dans la dernière partie du Gorgias de Platon, Calliclès se trouve forcé de reconnaître pour vrai le contraire de ce qu’il disait précédemment, ce qui le plonge dans un abîme de perplexité et de colère.
 
Or, dès lors qu’il s’agit de l’économie d’un pays, la « rigueur » provoque des réactions épidermiques, au point que les gouvernants français osent à peine prononcer le mot. La rigueur est pourtant, en la matière, la première des vertus. Nous ne reviendrons pas ici sur le détail des « plans de rigueur » annoncés çà et là en Europe, mais uniquement sur la notion même de rigueur, pour l’éclaircir et la défendre, par le biais d’une analogie à la portée limitée, mais suffisante toutefois pour servir notre propos.
 
Imaginons-nous à la place d’un État. Nous avons un certain nombre de postes de dépense : il nous faut nous habiller, nous nourrir, nous loger, et si nous en avons les moyens, nous offrir quelque loisir (sport, lecture, vacances, etc.). S’il tombe chaque mois dans notre portefeuille un paquet de 100 sous, nous pouvons au choix limiter nos dépenses à cette somme, dépenser seulement 90 sous et épargner les 10 qui restent, ou dépenser plus et faire des dettes. Étudions chacune de ces hypothèses.
 
Commençons par dépenser chaque mois 100 sous. Dans notre monde, 100 sous sont une somme rondelette, mais pas énorme pour autant, et nous vivons dans la modestie, mais pas dans l’indigence, et sans crainte du lendemain. En dépendant chaque mois nos 100 sous, nous faisons circuler la monnaie et tourner l’économie : le boucher, le poissonnier et le marchand de fruits et légumes nous comptent parmi leurs bons clients ; le tailleur vend bien ses costumes, le libraire fait bien tourner sa boutique. Seulement, nous n’avons constitué aucune épargne, et au premier accident, le boucher, le poissonnier, le marchand de fruits, le tailleur et le libraire perdront un client, et pour peu que nombre de leurs clients aient un accident au même moment, ils risquent de fermer boutique. C’est la récession. Dans un monde parfait et inexistant, cela n’arrive jamais, car tout le monde est rationnel, les prix sont stables et la perte d’un client est facilement compensée.
 
Malheureusement, nous avons eu notre accident, et c’est heureux s’il tombe chaque mois 50 sous dans notre portefeuille. À présent, schématisons le choix qui s’offre à nous : soit dépenser moins, au risque de ralentir l’économie et de pousser le boucher à la faillite, soit dépenser autant et faire des dettes qu’il faudra bien rembourser un jour (ce qu’on appelle « vivre au-dessus de ses moyens » et qui est aujourd’hui reproché à la Grèce). Aucune de ces deux options n’est réellement viable, car l’une mène à la récession et l’autre au surendettement, c’est-à-dire, en ce qui nous concerne, à la mendicité. Mais le schéma est très grossier, car récession et surendettement ne sont en réalité pas en opposition radicale. Continuer à dépenser pour faire tourner l’économie, c’est aussi offrir au boucher, au tailleur, au libraire ou à tout autre employeur l’opportunité de m’embaucher selon mes compétences, afin de rembourser ma dette sur mon salaire retrouvé. En toute rigueur, je devrai quand même réduire mes dépenses ordinaires, afin de conserver chaque mois quelques sous qui iront au remboursement de mes dettes : l’économie sera, de fait, ralentie quoi que je fasse, car des 100 sous qui tomberont à nouveau dans mon portefeuille, je n’en dépenserai que 80 ou 90 pour le courant, tandis que les 10 ou 20 restants iront rembourser les dettes contractées durant ma période chômée.
 
On voit bien là les dangers de dépenses trop généreuses : si elles font tourner l’économie tant que « tout va bien », elles font aussi courir le risque d’un ralentissement durable dès lors qu’un accident arrive. Étudions les fondements de la deuxième option, la dépense mesurée et l’épargne. Nous gagnons toujours nos 100 sous mensuels, mais nous n’en dépensons que 90 et mettons le reste en réserve. Au bout d’un an, nous avons 120 sous en réserve, qui peuvent servir à financer une dépense exceptionnelle (achat d’un appartement pour un particulier, grands travaux pour un État) ou s’accumuler en tant qu’épargne en cas de coup dur. Si alors un accident arrive, alors que nous avons, avec le temps, accumulé 500 sous, il nous est possible de les dépenser avec raison pour retourner la situation ; un État pourra ainsi, dans une perspective keynésienne, lancer de grands travaux pour favoriser l’emploi, et par là même la demande intérieure (gonflée par le pouvoir d’achat retrouvé des travailleurs-consommateurs) jusqu’à la stabilisation (temporaire) de l’économie. C’est la première vertu de la rigueur quand la situation économique est bonne : elle permet d’épargner en vue d’un possible accident (et, au vu du caractère cyclique de l’économie, entre expansion et récession, l’épargne en période d’expansion est une bonne chose), afin de financer des politiques contracycliques propres à relancer l’économie.
 
Le problème est que les gouvernements successifs, en Europe et aux États-Unis, n’ont pas opté, en période d’expansion, pour des politiques d’épargne et de rigueur ; au contraire, ils ont, par excès de confiance, suivi une ligne économique procyclique qui a encouragé le gonflement d’une série de bulles spéculatives et économiques qui s’avèrent d’autant plus néfastes qu’à présent les gouvernants entendent suivre une politique procyclique propre à accentuer les effets de la crise. Pour reprendre notre analogie, après avoir dépensé nos 100 sous mensuels, nous choisirions, dès la survenue de notre accident, de couper massivement dans nos dépenses, au risque de transférer le risque sur tous ceux qui dépendent de nous (le boucher, le marchand de fruits, etc.). Une politique contracyclique n’est toutefois pas plus aisée à lancer : du fait de notre manque d’épargne, nous sommes forcés de contracter des dettes importantes, qui risquent à leur tour de freiner l’économie, et de nous interdire d’épargner au moment de notre propre « relance », et de pérenniser le risque que nous voudrions réduire. Notons, à ce propos, que les économistes aujourd’hui qualifiés de « néolibéraux », au premier rang desquels les dignes héritiers de M. Hayek, ont bien conscience de l’importance de l’épargne, bien que nombre de leurs orientations théoriques soient par ailleurs extrêmement dangereuses (notamment la pondération excessive qu’ils donnent à l’aléa moral, et qui leur fait dire que les chômeurs sont au chômage parce que leurs indemnités les poussent à refuser de travailler, où leur définition erronée de la liberté, qui finit par être la « liberté du renard dans le poulailler » si on ne l’encadre pas par la loi, ainsi que je le soulignais dans « Penser l’économie en démocratie »).
 
Il existe toutefois, à l’échelle des États, plusieurs possibilités pour limiter le risque qui pèse sur les travailleurs sans peser excessivement sur la « santé » économique des entreprises et plus largement du pays. La première est de garantir un revenu minimum à tout actif, par le biais des indemnités sociales (RSA ou indemnités chômage en France), afin de contrer les effets de la perte ou de l’absence de salaire (ce qui revient à soutenir la demande intérieure, et donc l’économie de production-distribution dans son ensemble). Si, en perdant nos 100 sous mensuels, nous continuons de toucher un revenu minimum de 60 sous, tout en possédant une petite épargne, nous pouvons tenir le temps de retrouver un emploi qui fera à nouveau tomber 100 sous mensuels dans notre portefeuille. À l’inverse, si la perte de notre salaire signifie l’absence complète de revenus, nous deviendrons un élément de risque pour tous les acteurs économiques qui dépendent de nous (en plus de ne pas manger à notre faim et de nous vêtir de haillons, ce qui est déjà assez embêtant). Or, dès lors que la récession est engagée, le chômage tend à augmenter, et ce processus fonctionne en spirale : le chômage appelle le chômage (d’abord le nôtre, puis celui du boucher, du marchand de fruits, etc.), et le mouvement s’amplifie si on ne lance pas une politique contracyclique de soutien à la consommation et à l’emploi. Politique qui n’est envisageable que si l’on a, en tant qu’État, suffisamment d’épargne pour la financer et pour inspirer, le cas échéant, la confiance aux prêteurs (qui deviennent alors nos créanciers).
 
Un excès de rigueur, même en période d’expansion, représente toutefois un risque à l’échelle des États. Dès lors qu’un État comme l’Allemagne fait le choix de la compression salariale et de la limitation de la demande intérieure pour favoriser les exportations et l’excédent commercial (ce qui lui permet d’épargner et de financer ses grands travaux), d’autres États se trouvent dans la situation inverse, important plus qu’ils n’exportent, et générant par là un déficit qui peut mener au désastre (c’est schématiquement ce qui est arrivé à la Grèce). Les États amenés à la dépense excessive en période d’expansion (quand il semble acquis que l’expansion continue leur permettra de rembourser les dettes qu’ils contractent) sont les plus pénalisés en période de crise, car ils n’ont ni épargne, ni dynamisme économique à même de financer le remboursement de leurs dettes. Et les « plans de rigueur » mal calculés risquent d’accroître encore leur fragilité économique, ce qui n’est, in fine, pas très rigoureux.